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Georges Courteline Une lettre chargée Entre identité existentielle et identité légale

By | 2024-04-16T20:26:11+02:00 16 avril 2024|Art, Littérature|0 Comments

Thème du tiers inclus :  L’identité

Antagonismes en interaction : Le réel et son double, entre personne humaine et personne morale, entre identité existentielle et identité légale

 

*

 

Un employé des postes a reconnu dans un client venu chercher une lettre recommandée une de ses vieilles connaissances : la conversation s’engage, on se rappelle mutuellement des souvenirs communs ; après quoi le client réclame sa lettre. Mais l’employé se rebiffe : pour emporter sa lettre, il faut que le client justifie son identité.

Absurde dévotion au règlement, remarque le client ; mais l’employé rétorque : «Je vous ai reconnu en tant qu’homme du monde ; mais j’ignore qui vous êtes, en tant que fonctionnaire. »

Le client exhibe alors différents documents dont l’authenticité est reconnue par l’employé : cependant un petit détail fait que chaque fois, le papier présenté laisse place à un doute possible et s’avère impuissant à faire la décision, en sorte que la lettre restera finalement aux mains de l’employé, jusqu’au jour où son ami lui aura démontré, de manière irréfragable, qu’il est décidément bien lui-même et non un autre.

 

 

 

UNE LETTRE CHARGÉE

de

Georges COURTELINE

 

 

 

Saynète représentée pour la première fois, sur la scène du Carillon,

le 10 juin 1897.

La scène se passe à la Poste

 

 


LES DEUX PERSONNAGES

LA BRIGE

L’EMPLOYÉ

 

***

 

 

LA BRIGE, Le nez à un guichet

Monsieur, un de mes amis qui me devait cent francs vient de me renvoyer cette somme. Il me l’a expédiée par lettre chargée, à mon nom bien entendu, mais adressée au ministère de l’Intérieur où je suis comme principal.

Le facteur chargé de me la remettre s’est présenté à mon bureau avant que j’y fusse arrivé…

 

L’EMPLOYÉ

…et il l’a remportée, comme c’était son devoir

 

LA BRIGE

Vous l’avez dit. Elle a donc fait retour à la poste

 

L’EMPLOYÉ

…et, à cette heure, c’est moi qui l’ai

 

LA BRIGE

Ah ! Voulez-vous me la donner, s’il vous plaît ? Je suis monsieur…

 

L’EMPLOYÉ

… monsieur La Brige

 

 

LA BRIGE, un peu étonné

Il est vrai. Mais comment…

 

L’EMPLOYÉ

Vous ne me remettez pas ?

 

LA BRIGE

Mon Dieu …

 

L’EMPLOYÉ

J’ai eu l’avantage, autrefois, de me trouver souvent avec vous aux vendredis des Crottemouillaud

 

LA BRIGE

Chez les Crottemouillaud ?

 

L’EMPLOYÉ

Oui

 

LA BRIGE, le fixant
Eh mais… (Frappé d’une idée.)  Est-ce que je ne vous dois pas cent sous ?

 

 

L’EMPLOYÉ, souriant

C’est possible.

 

 

LA BRIGE

C’est même certain ! Je me souviens parfaitement.

C’était un soir qu’il pleuvait

j’étais sorti sans argent

je vous ai emprunté cinq francs pour prendre un fiacre

Excusez-moi d’être encore votre débiteur

 

L’EMPLOYÉ

Mon Dieu ; ce n’est rien.

 

LA BRIGE

Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ?

On se rencontre ; on s’emprunte cent sous un jour qu’il pleut

après quoi on se perd de vue

les années passent…

 

L’EMPLOYÉ

Mais oui, mais oui.

 

LA BRIGE

Rappelez-moi donc votre nom …

Ratbouilli, je crois

Ratcrevé ?

 

L’EMPLOYÉ

Ratcuit.

 

LA BRIGE

C’est ce que je voulais dire.

Vous avez une sœur ?

 

L’EMPLOYÉ

Oui, monsieur.

 

LA BRIGE

Fort blonde ?

 

L’EMPLOYÉ

Fort blonde.

 

LA BRIGE

C’est bien ça. La délicieuse jeune fille !…

Je la fis valser bien des fois !

Je vous prie de m’excuser si je ne vous ai pas reconnu :

je ne m’attendais pas au plaisir de vous voir, puis vous êtes à contre- jour.

Enchanté de vous retrouver en bonne santé.

Votre sœur va bien ?

 

L’EMPLOYÉ

À merveille.

 

LA BRIGE

Veuillez me rappeler à son souvenir et lui faire tous mes compliments.

 

L’EMPLOYÉ

Je n’y manquerai pas.

 

LA BRIGE

Mille grâces.
Donc, vous avez une lettre pour moi, une lettre chargée contenant cent francs ?

 

L’EMPLOYÉ

La voici.

Il la lui fait voir.

 

 

LA BRIGE

Bon !

Il avance la main par l’ouverture du guichet.

 

L’EMPLOYÉ, qui recule la sienne.

Pardon.

 

LA BRIGE

Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ?

Vous ne voulez pas me donner ma lettre ?

 

L’EMPLOYÉ

Je veux bien vous donner votre lettre, mais il vous faut, au préalable, justifier de votre identité.

 

LA BRIGE

À qui ?

 

L’EMPLOYÉ

À moi.

 

LA BRIGE

À vous ?

 

L’EMPLOYÉ

Sans doute

 

Un temps…

 

LA BRIGE, stupéfait.

Elle est bien bonne !…

Il faut que je vous établisse comme quoi je suis M. La Brige,

alors que vous avez été le premier à me reconnaître,

pour m’avoir vu vingt fois, naguère, chez nos amis les Crottemouillaud ?

 

 

L’EMPLOYÉ

Je vous ai reconnu en tant qu’homme du monde

mais j’ignore qui vous êtes

en tant que fonctionnaire

 

LA BRIGE

Certes, j’avais entendu parler des chinoiseries administratives

mais celle-ci …

 

L’EMPLOYÉ

Je suis employé de l’État

les règlements sont les règlements

et je ne saurais les enfreindre sans risque

 

La Brige veut parler

 

L’EMPLOYÉ

Eh ! monsieur, il y va de ma responsabilité.

Supposez que vous ne soyez pas le destinataire de cette lettre et que je vous la remette cependant.

Qu’arriverait-il ?

Il arriverait :

primo, que je serais engueulé comme du poisson pourri ;

secundo, que j’aurais à rembourser de ma poche les cent francs, valeur déclarée, accusés à sa souscription.

 

LA BRIGE

Que diable allez-vous chercher là !

Suis-je, oui ou non, M. La Brige ?

De votre propre aveu, le suis-je ?

 

L’EMPLOYÉ

Vous êtes M. La Brige, c’est vrai

 

LA BRIGE

Eh bien, alors ?

 

L’EMPLOYÉ

Eh bien, justifiez, preuves en main, que vous êtes bien cette personne, et je vous remettrai ce qui est à vous

 

LA BRIGE, les yeux au ciel.
La fooorme !… Enfin ! (Il tire son portefeuille.)

Voici des enveloppes de lettres.

 

L’EMPLOYÉ

Ça ne suffit pas. Avez-vous votre carte d’électeur ?

 

LA BRIGE

Non, mais je peux vous montrer ma quittance de loyer et mon contrat d’assurance

 

L’EMPLOYÉ

Je m’en contenterai

 

LA BRIGE

C’est heureux. Voici ces deux pièces.

 

L’EMPLOYÉ, qui les prend.

 

Merci

 

Long silence…

L’employé examine les papiers de tout près.

De l’autre côté du grillage auquel il repose son front,

La Brige attend une décision en grinçant des maxillaires. À la fin :

 

L’EMPLOYÉ

Je reconnais l’authenticité de ces documents

Seulement, ils ne prouvent rien

 

LA BRIGE

Pourquoi ?

 

L’EMPLOYÉ

Parce qu’ils concernent un nommé Jean-Philippe La Brige, domicilié 41 bis, rue de Douai,

alors que la lettre chargée, objet de votre démarche, intéresse un nommé La Brige,

prénommé aussi Jean-Philippe,

mais domicilié place Beauveau, au ministère de l’Intérieur

 

LA BRIGE

Si bien que voilà le ministre obligé de me louer un bureau ou de m’assurer contre le feu,

faute de quoi ce sera comme des pommes pour rentrer dans mes cent francs

 

L’EMPLOYÉ

Rassurez-vous. La lettre vous sera représentée

 

LA BRIGE

Quand ?

 

L’EMPLOYÉ

Demain matin, à huit heures

 

LA BRIGE

Bon ! les bureaux n’ouvrent qu’à dix

 

L’EMPLOYÉ

Puis à midi

 

LA BRIGE

De mieux en mieux.

C’est le moment où je pars déjeuner

 

L’EMPLOYÉ

Puis à six heures

 

LA BRIGE

Du soir ?… Parfait ! Les ministères ferment à cinq

 

L’EMPLOYÉ

Monsieur, j’en suis désolé ;

mais avec la meilleure volonté du monde,

il n’est pas possible à la poste de modifier les heures du courrier

à seule fin de les faire concorder avec vos heures de présence au ministère de l’Intérieur.

 

LA BRIGE

Alors ?

 

L’EMPLOYÉ

Alors…

Geste vague…

 

LA BRIGE

Alors, c’est bien ce que je pensais ;

nous passerons, le facteur et moi, la moitié de notre existence à tenter de nous rencontrer,

et l’autre moitié à flétrir la fatalité exécrable qui nous isolera,

moi et lui, trois fois chaque jour, à heures fixes,

sur des points différents du globe.

Cependant sciemment et de sang froid,

vous persisterez à détenir entre vos mains une somme d’argent dont j’ai besoin

et que vous savez être à moi au point de n’en pouvoir douter ?

 

L’EMPLOYÉ

Monsieur…

 

LA BRIGE

Monsieur, cela est trop absurde.

Si je connais bien le règlement,

le destinataire d’une lettre chargée entre en possession de son dû

moyennant décharge au facteur par lui donnée sur un petit livre à cet effet ?

 

L’EMPLOYÉ

Oui

 

LA BRIGE

Ceci sans le concours d’aucun contrat d’assurance,

d’aucune quittance de loyer,

en un mot, d’aucune sorte de papier authentique répondant de l’identité du signataire ?

 

L’EMPLOYÉ

Non

 

LA BRIGE

C’est tout ce que je voulais savoir, vous trouverez donc bon, monsieur,

que je donne la somme de vingt sous au concierge de mon ministère afin qu’il réponde :

« C’est moi » quand le facteur, ma lettre à la main, viendra lui demander : « M. La Brige ? »

 

L’EMPLOYÉ

Je n’y vois pas d’inconvénient

 

LA BRIGE

Vous voudrez bien tenir pour excellente la griffe : « Jean Philippe La Brige »

qu’apposera sur registre officiel ce personnage appelé Pépin ?

 

L’EMPLOYÉ

Pourquoi pas ?

 

LA BRIGE

Ce sera un faux

 

L’EMPLOYÉ

Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

 

LA BRIGE

Rien du tout. Nous voici d’accord et vous m’en voyez plein de joie.

Monsieur, à l’honneur de vous revoir ! Mes amitiés à votre sœur.

 

L’EMPLOYÉ

Serviteur de tout mon cœur !

Quant aux cent sous, ça ne presse pas.

 

LA BRIGE (Tirant les cinq francs de sa poche.)

Où avais-je la tête ?

Les voici

 

L’EMPLOYÉ

Merci mille fois

 

LA BRIGE, retirant sa main.

Pardon !

 

L’EMPLOYÉ

Quoi ?

 

LA BRIGE

Un instant…

Vous êtes bien monsieur Ratbouilli ?

 

L’EMPLOYÉ

Ratcuit

 

LA BRIGE

Ratcuit, je veux dire

 

L’EMPLOYÉ

Parbleu !

 

LA BRIGE

Bon !… Vous pouvez me l’établir ?

 

L’EMPLOYÉ

Établir quoi ?

 

LA BRIGE

Que vous êtes bien cette personne

 

L’EMPLOYÉ

Moi ?

 

LA BRIGE

Vous avez des parchemins ?

 

L’EMPLOYÉ

Monsieur…

 

LA BRIGE

Des lettres de noblesse ?

 

L’EMPLOYÉ

Ah ça…

 

LA BRIGE

Vous êtes au Gotha, j’imagine ?

 

L’EMPLOYÉ

Mais…

 

LA BRIGE

À l’annuaire des châteaux ?

 

L’EMPLOYÉ

Non !

 

LA BRIGE

Non ? Eh bien, mon cher monsieur, allez vous y faire inscrire.

Il remet son argent dans sa poche

 

L’EMPLOYÉ

Dites donc, vous vous fichez de moi

 

LA BRIGE

J’en suis tout à fait incapable.

Seulement, vous savez le proverbe : les bons comptes font les bons amis.

 

J’ai emprunté cent sous à un homme du monde ;

je n’ai aucune espèce de raison pour les rendre à un rond-de-cuir.

Au revoir, monsieur Ratbouilli.

 

L’EMPLOYÉ, exaspéré.

Ratcuit !

 

 

Rideau

 

FIN

                                               …

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