Thème du tiers inclus : L’immortalité.
Antagonismes en interaction : Jalousie ~ Grandeur, Ingratitude ~ Reconnaissance, Frustration ~ Admiration, Duperie ~ Dignité, Imposture ~ Elévation, Hypocrisie ~ Noblesse, Ombre ~ Lumière, Respect ~ Blasphème.
La lâche et sournoise vengeance des faibles et des frustrés à l’égard des grands hommes
***
Trois occurrences
1. de Gaulle
Au lendemain de la mort du général de Gaulle en novembre 1970, André Malraux publie un ouvrage retraçant ses conversations avec l’ancien chef de l’État. Son titre, « Les Chênes qu’on abat » est un fragment du poème de Victor Hugo consacré à la mort de Théophile Gautier.
« Les Chênes qu’on abat » : Allégorie du brutal écroulement de la force sous les coups de cognée des bûcherons méconnaissants. Image cruelle, symbolique de la fin de la toute puissance, anéantie par l’ignorance ou la méconnaissance de ceux que la grandeur de cet homme a pourtant sauvés.
Vivant reclus depuis quelques mois dans sa retraite volontaire à Colombey-les-Deux-Églises, de Gaulle n’a pas survécu à la révolte étudiante qui a enflammé la France en Mai 68, atteint et touché par le désamour qui semble s’être installé entre lui et les Français … Malgré l’aura de son image historique, deux fois sauveur de la Nation, convaincu de sa prédestination à conduire la France vers les sommets, il se retrouve coupé de tous, quasi seul à l’Élysée à quelques centaines de mètres des bruits des émeutes successives… Ingratitude d’un peuple auquel il s’est totalement dévoué.
L’homme providentiel de Juin 1940 est désormais un vieillard conspué. Une tragédie se joue à l’Élysée… Tel le roi Lear, tragique héros de Shakespeare, la voix du grand homme ne porte plus.
Le chêne est définitivement abattu … lorsque la vie suspend son cours le 09 novembre 1970.
Le dessinateur Jacques Faizant adresse à André Malraux
son célèbre dessin « chêne abattu » ( 10 novembre 1970)
en hommage à Charles de Gaulle
2. Théophile Gautier
- La souffrance que subissent les personnages talentueux, victimes de la mesquinerie et de la frustration des médiocres et des jaloux, peut conduire à leur destruction: À la mort de Théophile Gautier, Victor Hugo publiera » Poème à Théophile Gautier, dans lequel il écrit ce passage :
» Quel farouche bruit font dans le crépuscule les Chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule »
- Dans une lettre à Jules Simon (alors Ministre de l’Instruction publique) du 24 juin 1872, Hugo avait plaidé pour son ami très malade et en proie à des difficultés financières :
« Théophile Gautier est un des hommes qui honorent notre pays et notre temps ; il est au premier rang comme poète, comme critique, comme écrivain. Sa renommée fait partie de la gloire française. Eh bien, à cette heure, Théophile Gautier lutte à la fois contre la maladie et contre la détresse. (…) Je vous demande, au nom de l’honneur littéraire de notre pays, de lui venir en aide avec cette promptitude qui double le bien qu’on fait, et d’attribuer à Théophile Gautier la plus forte indemnité annuelle dont vous puissiez disposer. »
3. Héraclès ( Hercule)
Après avoir triomphé de tous les périls au cours des douze travaux, Hercule quitte le monde humain, celui de la bassesse, de la duperie et de l’hypocrisie. Vaincu par la jalousie et l’imposture, il accède néanmoins à l’immortalité.
» Hercule escalada le mont Etna où il construisit son propre bûcher funéraire dans une clairière, distribua ses biens, puis s’allongea, la tête reposant sur sa massue, enveloppé dans la peau du lion de Némée ; ensuite, on alluma les torches et le bûcher s’enflamma … «
***
Quel farouche bruit
font dans le crépuscule
les Chênes qu’on abat
pour le bûcher d’Hercule
*
L’homme libre n’est point envieux;
il admet volontiers ce qui est grand,
et se réjouit que cela puisse exister
Hegel
Victor Hugo
Poème
à
Théophile Gautier
Le tombeau de Théophile Gautier, 1873 ( extrait )
Ami, poète, esprit, tu fuis notre nuit noire.
Tu sors de nos rumeurs pour entrer dans la gloire;
Et désormais ton nom rayonne aux purs sommets.
Moi qui t’ai connu jeune et beau, moi qui t’aimais,
Moi qui, plus d’une fois, dans nos altiers coups d’aile,
Éperdu, m’appuyais sur ton âme fidèle,
Moi, blanchi par les jours sur ma tête neigeant,
Je me souviens des temps écoulés, et songeant
A ce jeune passé qui vit nos deux aurores,
A la lutte, à l’orage, aux arènes sonores,
A l’art nouveau qui s’offre, au peuple criant oui,
J’écoute ce grand vent sublime évanoui.
Fils de la Grèce antique et de la jeune France,
Ton fier respect des morts fut rempli d’espérance;
Jamais tu ne fermas les yeux à l’avenir.
Mage à Thèbes, druide au pied du noir menhir,
Flamine aux bords du Tibre et brahme aux bords du Gange,
Mettant sur l’arc du dieu la flèche de l’archange,
D’Achille et de Roland hantant les deux chevets,
Forgeur mystérieux et puissant, tu savais
Tordre tous les rayons dans une seule flamme;
Le couchant rencontrait l’aurore dans ton âme;
Hier croisait demain dans ton fécond cerveau;
Tu sacrais le vieil art aïeul de l’art nouveau;
Tu comprenais qu’il faut, lorsqu’une âme inconnue
Parle au peuple, envolée en éclairs dans la nue,
L’écouter, l’accepter; l’aimer, ouvrir les cœurs;
Calme, tu dédaignais l’effort vil des moqueurs
Écumant sur Eschyle et bavant sur Shakspeare *
Tu savais que ce siècle a son air qu’il respire,
Et que, l’art ne marchant qu’en se transfigurant,
C’est embellir le beau que d’y joindre le grand.
Et l’on t’a vu pousser d’illustres cris de joie
Quand le Drame a saisi Paris comme une proie,
Quand l’antique hiver fut chassé par Floréal,
Quand l’astre inattendu du moderne idéal
Est venu tout à coup, dans le ciel qui s’embrase
Luire, et quand l’Hippogriffe a relayé Pégase !
Je te salue au seuil sévère du tombeau.
Va chercher le vrai, toi qui sus trouver le beau.
Monte l’âpre escalier. Du haut des sombres marches,
Du noir pont de l’abîme on entrevoit les arches;
Va ! meurs ! La dernière heure est le dernier degré.
Pars, aigle, tu vas voir des gouffres à ton gré;
Tu vas voir l’absolu, le réel, le sublime.
Tu vas sentir le vent sinistre de la cime
Et l’éblouissement du prodige éternel.
Ton olympe, tu vas le voir du haut du ciel,
Tu vas du haut du vrai voir l’humaine chimère,
Même celle de Job, même celle d’Homère,
Âme, et du haut de Dieu tu vas voir Jéhovah.
Monte, esprit ! Grandis, plane, ouvre tes ailes, va !
Lorsqu’un vivant nous quitte, ému, je le contemple;
Car entrer dans la mort, c’est entrer dans le temple
Et quand un homme meurt, je vois distinctement
Dans son ascension mon propre avènement.
Ami, je sens du sort la sombre plénitude;
J’ai commencé la mort par de la solitude,
Je vois mon profond soir vaguement s’étoiler;
Voici l’heure où je vais, aussi moi, m’en aller.
Mon fil trop long frissonne et touche presque au glaive;
Le vent qui t’emporta doucement me soulève,
Et je vais suivre ceux qui m’aimaient, moi, banni.
Leur oeil fixe m’attire au fond de l’infini.
J’y cours. Ne fermez pas la porte funéraire.
Passons; car c’est la loi; nul ne peut s’y soustraire;
Tout penche; et ce grand siècle avec tous ses rayons
Entre en cette ombre immense où pâles nous fuyons.
Oh! quel farouche bruit font dans le crépuscule
les Chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !
Les chevaux de la mort se mettent à hennir,
Et sont joyeux, car l’âge éclatant va finir;
Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire,
Expire ô Gautier ! toi, leur égal et leur frère,
Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset.
L’onde antique est tarie où l’on rajeunissait;
Comme il n’est plus de Styx il n’est plus de Jouvence.
Le dur faucheur avec sa large lame avance
Pensif et pas à pas vers le reste du blé;
C’est mon tour; et la nuit emplit mon oeil troublé
Qui, devinant, hélas, l’avenir des colombes,
Pleure sur des berceaux et sourit à des tombes.
…
Victor Hugo,
Le tombeau de Théophile Gautier, 1873
Hauteville-house,
Novembre 1872, Jour des Morts.
* Shakspeare : Chateaubriand écrit dans ses Mémoires que Victor Hugo raille Shakespeare en écorchant volontairement son nom
Leave A Comment