Thème du tiers inclus: Dans cet extrait de Guerre et paix, Tolstoï rétablit le continuum de l’histoire. Si le découpage par périodes facilite la compréhension, les polarités ainsi retenues ( et absolutisées selon le terme Lupascien) s’inscrivent dans une logique binaire de tiers exclus. La dynamique de l’histoire émane d’un tiers inclus infini-factoriel entre le passé et le futur non encore inscrit
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« La continuité absolue du mouvement est incompréhensible pour l’esprit humain. L’homme ne comprend les lois de n’importe quel mouvement que lorsqu’il examine des unités données de ce mouvement. Mais c’est précisément de ce fonctionnement arbitraire du mouvement continu en unités discontinues que découlent la plupart des erreurs humaines.
On connait le sophisme des anciens selon lequel Achille ne rattrapera jamais la tortue qui va devant lui ; bien que son allure soit dix fois plus rapide : dès qu’Achille aura parcouru ce dixième, la tortue aura fait encore un centième et ainsi de suite, à l’infini. Ce problème paraissait insoluble aux anciens. L’absurdité de la solution (qu’Achille ne rattrapera jamais la tortue) ne découlait que du fractionnement du mouvement en unités discontinues alors que le mouvement d’Achille et celui de la tortue sont continus. [1]
En prenant des unités de mouvement de plus en plus petites, nous ne faisons qu’approcher de la solution du problème sans jamais l’atteindre.
Cette erreur est inévitable lorsque l’esprit humain examine des unités de mouvement isolées au lieu du mouvement continu.
Il en est de même pour la recherche des lois du mouvement de l’histoire.
Le mouvement de l’humanité, résultante d’un nombre incalculable de volontés individuelles, est continu.
La connaissance des lois de ce mouvement constitue l’objet de l’histoire. Mais afin de saisir les lois du mouvement continu de la somme de toutes les volontés individuelles, l’esprit humain admet des unités arbitraires, dis-continues. La première méthode de l’histoire consiste, en prenant arbitrairement une série d’évènements continus, à les considérer en dehors d’autres, alors qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir de commencement d’aucun évènement et qu’un évènement découle toujours et sans dis-continuité d’un autre. La seconde méthode consiste à examiner les actes d’un seul homme, roi, chef d’armée, comme la somme des volontés des hommes, alors que cette somme ne s’exprime jamais par l’activité d’un seul personnage historique.
La science historique, dans son évolution, poursuit Tolstoï, prend pour son étude des unités de plus en plus petites et, par ce moyen, s’efforce de se rapprocher de la vérité. Mais si petites que soient les unités qu’elle admet, nous sentons qu’admettre des unités séparées les unes des autres, admettre un COMMENCEMENT à un phénomène et admettre que les volontés de tous les hommes s’expriment par les actes d’un seul personnage historique, nous sentons que cela est faux en soi.
Toute déduction historique sans aucun effort de la critique tombe en poussière sans rien laisser après elle, simplement parce que la critique choisit pour objet de son examen une unité discontinue plus ou moins grande, ce qui est toujours son droit car l’unité historique est toujours arbitraire.
C’est seulement en prenant pour objet d’observation une unité infiniment petite – la différentielle de l’histoire- (au sens mathématique), c’est-à-dire les aspirations communes des hommes, et en apprenant l’art de l’intégrer (taire la somme de ces infinitésimaux) que nous pouvons espérer saisir les lois de l’histoire »
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Cette analogie se retrouve dans la distinction établie par François Jullien dans son ouvrage « Les transformations silencieuses» : D’un côté : l’Action, locale, momentanée, saillante, démarquée du cours des choses, remarquée, telle l’épopée, de l’autre, une transformation plus globale, progressive, corrélative, transformable, ne se démarquant pas suffisamment pour être perceptible.
D’un côté, le sujet Agent de nature Aristotélicienne, la Phusis, qui veut, qui vise, qui entreprend, est ingénieuse, et se fixe des buts, de l’autre, le sage ou le stratège chinois, transformant silencieusement à son profit, dans la durée, sans donner de leçon, sans imposer ses ordres, de façon insigne, sans frapper l’attention, influé par incidence, par imprégnation au fil des jours, discrète influence distillée quotidiennement. [2] »
D’un côté, une approche historique classique, telle qu’elle est enseignée, prétendument plus pédagogique, par étapes successives, (consulat, 1er empire, restauration, 2ème république, Second empire, 3ème, 4ème république …) vision historique binaire d’un long processus ininterrompu stigmatisant les à-coups, de l’autre une analyse en profondeur d’une éternelle dynamique; tiers inclus dynamique intégré issu (et non pas résultante) d’un contexte multi-factoriel ou infini-factoriel.
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Nāgārjuma développe trois arguments contre la réalité du temps et du mouvement [3] :
- L’impossibilité de détacher le temps et le mouvement de leurs sujets.
Le mouvement, le trajet et le mobile sont inséparables. Un mobile ne peut être qualifié comme tel sans le mouvement, le mouvement ne peut se concevoir sans le mobile. Ils sont indifférenciés sans pour autant être identiques.
La pensée mégarique considère le mobile inséparable de son mouvement en cours d’accomplissement : poser un mobile privé de mouvement n’a pas de sens.
Aristote quant à lui, établit une distinction formelle entre le sujet « Mobile » et le prédicat « Mouvement » . Ce prédicat « Mouvement » attribué au sujet, peut alors être soit « en acte » s’il est en mouvement, soit « en puissance » s’il est immobile. Mais ceci suppose de poser l’acte cognitif de concept de substance d’un ceci immobile, à un cela qui se meut. Autrement dit, il existe une entité sous jacente aux phases cinétiques. Nāgārjuma réfute cette identité sous jacente ( en dehors du langage et du sens commun, ce qui permettait à Aristote, avocat de ce compromis d’entrevoir et favoriser l’essor des sciences de la nature) . Selon Nāgārjuma, le besoin de comprendre et d’explorer la richesse de la condition existentielle nécessite d’aller au delà des simples et triviaux besoins pratiques.
- L’indéfinition du temps et du mouvement en chaque point-instant singularisé.
Trouver un point de l’espace où le mouvement commence, et même où il se produit est impossible. Pour Nāgārjuma, situer la naissance d’un mouvement [4] est inconcevable. Idem pour définir un commencement qui doit lui même avoir un commencement, et ainsi de suite sans point d’arrêt assignable.[5]
3.L’inconsistance des projections temporelles allant au-delà d’un présent vécu.
Nāgārjuma s’attaque précisément à ces phases que sont le présent et le futur dans la réalité du temps et du mouvement, dans la constitution de la série chronologique et dans la définition du changement.
La marche Nāgārjunienne tend vers la mise à plat des usages des conventions chronologiques. Cette rupture est compatible avec le formalisme quantique[8] :
Les relata n’ont ni existence, ni identité absolue, le schème de la causalité s’efface sous celui de la corrélativité, les corrélations sont relatives à un acte d’aperception, de conceptualisation ou de mesure présent, , la chronologie se résorbe au profit d’une corelativité au point d’en rendre la succession purement relative à l’expérience présente.
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Selon Zénon d’Élée, pour parcourir un trajet, il faut en parcourir la moitié, puis la moitié de la distance restante, et ce jusqu’à l’infini. Nāgārjuma y fait écho en conceptualisant un espace et un temps continu, sans point d’origine ou de point d’arrivée, le mouvement n’est pas compatible avec un espace temps discontinu, constitué de points et d’instants où un mobile pourrait être situé car alors le mobile ne serait plus dynamique.
L’impossibilité de trouver le mouvement ou l’origine du mouvement en un point s’est particulièrement révélée à travers la difficulté de définir la vitesse en un point. Celle-ci est calculée par les différences de position consécutives d’un mobile entre deux points. La question n’a été résolue que superficiellement par le passage à la limité infiniment petite de la distance entre deux points ( elle a resurgi dans les travaux éclairant l’origine des relations d’incertitude dans les théories quantiques.[6]
Whitehead, souligne l’incongruité d’un état de changement situé en un point sans dimension et en un instant sans durée : « Le changement consiste essentiellement en une importation du passé et du futur, dans le fait immédiat qu’incarne l’instant présent sans durée [7] »
Bitbol nous rappelle que forger un concept du changement suppose d’articuler des occurrences passées et /ou futures à l’immédiateté d’un présent ponctuel.
Saint Augustin, dans les confessions, rappelait l’inexistence du temps car le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, et le présent, instable et sans étendue, n’a d’autre consistance que celle d’une séparation entre le passé et le futur.
[1] Paul Valéry partage cet avis dans Regards sur le monde actuel et autres essais, Ed Folio Essais, p 15. : « L’histoire semble ne tenir aucun compte de l’échelle des phénomènes qu’elle représente. Elle omet de signaler les relations qui doivent nécessairement exister entre la figure et la grandeur des événements ou des situations qu’elle rapporte… »
[2] François Jullien, Les transformations silencieuses, chantiers, I, Le Livre de poche , p 16
[3] M.Bitbol, De l’intérieur du monde, Bibliothèque des savoirs, Flammarion. P.516-510
[4] Nāgārjuma, Stances du milieu par excellence, II, 14-15, op.cit.
[5] Nāgārjuma, Stances du milieu par excellence, VII, 13, 17-20, op.cit.
[6] G. Garen, « Can classical description of physical reality be considered complete ? », in M.Bitbol, P.Kerszberg, J.Petitot, Constituting Objectivity, Transcendental Perspectives on Modern Physics, Springer, 2009
[7] A.N. Whitehead, An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge, op.cit., p.2.
[8] M.Bitbol, De l’intérieur du monde, Bibliothèque des savoirs, Flammarion. P.529-530
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