//Marguerite Duras, Hiroshima mon amour – L’été 80 – L’amant.

Marguerite Duras, Hiroshima mon amour – L’été 80 – L’amant.

By | 2018-01-15T21:04:31+01:00 3 décembre 2017|Littérature|0 Comments

Thème du tiers inclus: Le tiers inclus traduit ici l’indicible représenté par la tension entre la mémoire et l’oubli. L’apaisement vainement tenté par l’inatteignable oubli est combattu par l’irrépressible volonté de préservation de la souffrance liée à la mémoire.

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« L’infigurable» selon l’expression de Dominique Noguez.[1] Par exemple, dans Hiroshima mon amour, l’hyperbole participe de ce double mouvement que nous avons essayé de mettre en relief entre « une présence que l’on fuit et une absence que l’on 
trouve [2] », entre une envie de dire et une impossibilité à dire la passion :

Ci dessous est reproduit le dialogue d’ Hiroschima mon amour :

ELLE

– J’ai vu les actualités. Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales
 précises ont ressurgi des profondeurs de la terre et des cendres. Des chiens ont été photographiés. Pour toujours. Je les ai vus. J’ai vu les actualités. Je les ai vues. Du premier jour. Du deuxième jour. Du troisième jour.

LUI (il lui coupe la parole).

– Tu n’as rien vu. Rien. Chien amputé. Gens, enfants. Plaies. Enfants brulés hurlant.

ELLE

– … du quinzième jour aussi. Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles
d’un jour qui renaissaient des cendres avec une extraordinaire vigueur, inconnue jusque-là chez les fleurs.

ELLE

– Je n’ai rien inventé.

LUI

– Tu as tout inventé.

ELLE

– Rien. De même que dans l’amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier, de même j’ai eu l’illusion devant Hiroshima que jamais je n’oublierai. De même que dans l’amour. Des pinces chirurgicales s’approchent d’un œil pour
l’extraire. Les actualités continuent.

ELLE

– J’ai vu aussi les rescapés et ceux qui étaient dans les ventres des femmes de Hiroshima. Un bel enfant se tourne vers nous. Alors nous voyons qu’il est borgne. Une jeune fille brûlée se regarde dans un miroir. Une autre jeune fille aveugle aux mains tordues joue de la cithare. Une femme prie auprès de ses enfants qui meurent. Un homme se meurt de ne plus dormir depuis des années. (Une fois par semaine, on lui amène ses enfants.)

ELLE

– J’ai vu la patience, l’innocence, la douceur apparente avec lesquelles les survivants provisoires de Hiroshima s’accommodaient d’un sort tellement injuste que l’imagination d’habitude pourtant si féconde, devant eux, se ferme. Toujours on revient à l’étreinte si parfaite des corps.

ELLE (bas)

– Ecoute… Je sais… Je sais tout. Ça a continué.

LUI

– Rien. Tu ne sais rien

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L’indicible est ici représenté par la tension entre la mémoire et l’oubli. L’apaisement vainement tenté par l’inatteignable oubli est combattu par l’irrépressible volonté de préservation de la souffrance liée à la mémoire.

 

Mémoire et oubli ne sont pas en opposition, une relation s’établit entre deux pôles d’absolutisation impossible : l’oubli impossible sans mémoire, la mémoire impossible sans oubli.

 

L’impossible est souligné par le phénomène de répétition hyperbolique tant syntaxique que lexical.

 

Le style hyperbolique exprime ici selon la formule de Michel Leiris, une tension extrême entre le « rien » et le « tout », entre le « faire parler le langage» et le « faire taire ». Il figure tant l’horreur que son inénarrable description.

 

Ce foisonnement de descriptions sitôt gommées accentue la démonstration de la vaine entreprise de mémorisation. Absolutiser l’oubli signifierait renoncer à la mémoire. Absolutiser la mémoire reviendrait à renoncer à la vie. Entre ces deux extrêmes, jamais actualisées se situe l’insaisissable tiers inclus, insaisissable car jamais figé, jamais absolutisé, puisque contenant en lui même, à des degrés constamment variables, un certain degré d’actualisation et de potentialisation de l’une et l’autre de ces deux polarités que sont mémoire et oubli.

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Les thèmes de l’indicible, de l’incompréhensible, de l’inconcevable, sont une constante de l’œuvre Durassienne.

Ces remarques sont tout aussi valables pour le texte de L’Été 80 retranscrit ci-dessous oscillant entre fulgurance et effacement du désir.

« C’est alors, au bout d’un moment, que la jeune fille a dit qu’elle préférait qu’il en soit ainsi entre elle et lui, elle a dit : que ce soit tout à fait impossible, elle a dit : que ce soit tout à fait désespéré. Elle a dit que s’il avait été grand leur histoire les aurait quittés, qu’elle ne pouvait même pas imaginer une telle chose et qu’elle préférait que cette histoire en reste là où elle en était, pour toujours, dans cette douleur-là, dans ce désir-là, dans le tourment invivable de ce désir-là, même si cela pouvait porter à se donner la mort. Elle a dit qu’elle souhaitait aussi que rien d’autre n’arrive entre eux lorsqu’ils se reverraient dans douze ans ici près de la mer, rien d’autre que cette douleur-là, encore, de maintenant, si terrible qu’elle soit, si terrible qu’elle serait, car elle le serait, et qu’il faudrait qu’ils la vivent ainsi, écrasante, terrifiante, définitive. Elle a dit qu’elle souhaitait qu’il en soit ainsi jusqu’à leur mort. »

 

Les polarités sont ici l’amour et la souffrance. Le sentiment passionnel s’exprime dans leur juxtaposition, dans une transfinie certitude, traduite une fois encore par M. Duras dans un style hyperbolique, combinant des mots désignant simultanément le désir absolu et son renoncement. Le lexique et la syntaxe composent ces mouvements aux confins du sensible et de la passion. Les mots eux mêmes se perdent dans une fatale concomitance pour ne distiller trajectivement [3] qu’ un amour dévasté.

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Invitée par Bernard Pivot dans l’émission Apostrophes, pour parler de son livre « L’amant », Marguerite Duras situe la scène de la rencontre. Entre les deux guerres, dans les années 20, elle est âgée de quinze ans et demi. Sur un bac qui traverse le Mékong. Couverte d’un chapeau d’homme, rose aux rubans noirs, chaussée de lamées d’or, des souliers pour danser.

M. Duras précise que le livre était initialement intitulé « La photographie absolue » : « La photo n’avait pas été prise, c’était celle-là, cet instant là, du bac. On n’aurait vu qu’un homme, une auto noire, et une jeune fille, et des cars pour indigènes, mais c’est de là que tout est parti, le fleuve une fois traversé. »

La rencontre de deux personnes, l’instant magique trivialement nommé coup de foudre, dynamique née du tiers jamais absolutisé de la rencontre, mais photographie absolue car moment impossible à fixer, perçu tant communément que séparément par chacun des protagonistes.

« J’ai quinze ans et il a vingt sept ans. J’ai su après qu’il ne m’avait pas déplu sur le bac. Sur le moment, je n’avais pas d’avis sauf que j’étais assez étonnée par tout cet attirail de milliardaire. Un peu étonnée, un peu épatée et attirée aussi bien sûr. Si sur le bac, il devait déjà me plaire mais je ne peux pas le dire aussi précisément que çà, que je savais çà, j’étais embarquée avec lui dans l’histoire de tout le monde. Je devais y passer, mais çà ne me déplaisait pas, çà me remplissait d’une certaine joie, d’une certaine tristesse aussi, c’était quand même le quittement de ma mère, mais une certaine joie aussi, l’argent, la douceur et ce fait bizarre. »

 

Après avoir lu un passage de l’Amant, Bernard Pivot lui demande si le style est travaillé ou s’il coule de source :

… « Quand je parle de l’Amant, très souvent, je ne corrige pas, je travaille les autres choses, c’est une sorte de mise en abîme, il a éclipsé les autres amours de ma vie, sans doute parce qu’il a été sans énoncer, sans déclaration, il y a quelque chose là d’inépuisable effectivement, dans l’émotion aussi même physique, je dois dire, même physique… »

 

On discerne dans les propos de M. Duras, l’impossible actualisation du désir par la non énonciation, la dynamique du tiers de la rencontre est sublimée par sa non expression directe, son absence de déclaration, ce qui la rend inépuisable. Une déclaration aurait ainsi pu atténuer ou rendre caduque l’énergie de son devenir. Exténuée de désir selon ses propres propos.

 

Du même ordre mais à un tout autre niveau, Hemingway dans « Paris est une fête » écrit :

… « Là haut dans ma chambre, je décidai que j’écrirais une histoire sur chacun des sujets que je connaissais. Je tâchai de m’en tenir là pendant tout le temps que je passais à écrire et c’était une discipline sévère et utile.

C’est dans cette chambre que j’appris à ne pas penser à mon récit entre le moment où je cessais d’écrire et le moment où je me remettais au travail, le lendemain. Ainsi, mon subconscient était à l’œuvre et en même temps je pouvais écouter les gens et tout voir, du moins je l’espérais : je m’instruirais, de la sorte ; et je lirais aussi afin de ne pas penser à mon œuvre au point de devenir incapable de l’écrire. [4] »

 

Nommer revient à actualiser et neutraliser la dynamique créatrice. Laisser cheminer permet la création, la libre évasion. Dire est déjà une forme d’achèvement. Fixer la pensée atténue sa progression.

Chez Hemingway, penser neutralise. Il préfère laisser vagabonder son subconscient sans induire sa trajectoire afin de mieux le retrouver une fois l’itinéraire librement visité sans contrainte de la pensée.

 

[1] Harvey et Kate Ince, op. cit., p. 40.

[2] Bernard Alazet, « Le je ne sais quoi de l’écriture », dans Duras, femme du siècle, textes réunis par Stella Harvey et Kate Ince, op. cit., p. 44.

Dominique Noguez, « La Gloire des mots », L’Arc, op. cit., p. 32.

 

[3] Au sens Berquien.

[4] Ernest Hemingway, Paris est une fête, Folio, p.51-52.

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