Thème du tiers inclus: La cession d’un tableau de Van Gogh aujourd’hui prestigieux entre deux personnages que tout oppose.
Les antagonismes : Un jeune marchand d’art avide face au facteur Joseph Roulin personnage authentique, rude et revêche. Si les deux personnages campent sur leurs personnalités radicales respectives, la transaction est impossible. Celle-ci ne peut se réaliser que dans la mesure où une part – même infime- d’eux mêmes se rejoint.
En termes logiques: En logique binaire, l’absolue radicalité des personnages, rend impossible la transaction. En logique du tiers inclus: lorsque le marchand, captieusement, se montre amical et peu empressé , il fait naitre la confiance en Roulin et parvient à éveiller en lui le mirage d’une notoriété et d’un intérêt pécuniaire, mêmes modestes. L’un et l’autre « dés- absolutisent » la radicalité de leurs personnalités respectives. Une part -aussi infime soit elle- de l’un se retrouve en l’autre. Emane alors la troisième valeur contenant en elle-même la contradiction des deux personnages. Une dynamique trajective de co-suscitation s’installe. La perspective de la transaction s’ouvre.
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1. Joseph Roulin : Facteur, originaire de Lambesc, village situé près d’Arles, personnage authentique, alcoolique, républicain, prolétaire, partagé entre les frustrations et fréquentes humiliations, les réprimandes qu’il subit en son métier aux postes et l’autre Roulin, «folâtrant, léger, clandestin et oisif, un prince Roulin, un prince léger qui se jouait dans l’air, éclatait d’un rire frais quand on l’engueulait, claironnait dans les absinthes ».[1]
Le monde ne le voyait pas, il était interdit, invisible, incompréhensible.
Mais Roulin aimait aussi l’interdit, ce principicule hors la loi qui logeait en lui. Il a grandi sous l’empire, aspirait à la république et la déclara non avenue une fois instaurée. Ce prince féroce avait un goût pour la vengeance, peut être en réaction au souvenir des accablements de son propre père.
Imprégné de cette vie intérieure et de ce passé, il engrossa Augustine, et engueula à son tour Armand, Camille, et Marcelle issus d’Augustine…
« Cela lui donna un brin d’apparence, car il ne suffit pas en ce monde d’être facteur, comme si ce n’était pas assez tuant, encore faut il avoir des idées, ce fourre-tout de hasards, de poses, et de paroles rebattues qu’on appelle un caractère ; il faut ces bricoles pour ne pas boire tout seul ses absinthes dans un bistrot au bout d’Arles, être montré au doigt, glisser au caniveau. Cela jusqu’à ce qu’il ait quarante sept ans et l’apparence que la peinture lui connaît. » [1]
… Ce bistrot où il rencontra Paul Gauguin. Et la gare où, de garde aux expéditions, fatigué d’être Joseph Roulin, il rencontra Vincent Van Gogh, venu poster quelques toiles à son frère Théodore.
Ce Van Gogh qui ne trouvait son compte ni dans les beaux arts, ni dans ses semblables, mais était tout de même violemment entrainé vers les deux…
… Ils s’assoient au café de la gare, sortent leur pipe, se passent le tabac, consomment …
Là commence leur véritable rencontre.
C’est là que Roulin devint tableau, matière un peu moins mortelle que l’autre, dans cette bicoque aujourd’hui invisible et pourtant aussi connue que les tours de Manhattan ; ou bien dans sa maison à lui le facteur, maison aujourd’hui inconnue, secrète et retirée dans le seul souvenir ineffable que peuvent avoir les murs, mais dont on sait qu’elle était entre deux ponts de chemin de fer, vibrante, prolétaire, enfumée. Si les météores américains ne l’avaient pas détruite…[1]
2. Le jeune dandy, du monde des marchands d’art, avides de spéculation, de profits rapides. Profits reposant ici sur l’exploitation d’une image, celle de la pauvreté, de l’authenticité d’un monde qu’ils utilisent sans le connaître, sans le respecter, sublime mépris de spéculateurs autour d’un noble thème dont ils sont étrangers, exempts.Le monde des amateurs d’art, faussement disposé à payer une somme à peine plus que modeste le tableau d’un être vrai décrit ci-dessus. Un être sincère, abusé, volé et violé dans l’intimité des son authenticité, dans sa pureté, même s’il acceptera ingénument l’injuste marché afin d’améliorer petitement sa pauvre vie, et d’assouvir l’illusoire partage de notoriété du peintre.
3. La rencontre de Roulin et du marchand :
C’est cette volonté d’enrichissement, en totale disproportion pour l’un et pour l’autre, qui leur permettra toutefois de se rejoindre, de trouver un inéquitable commun terrain d’accord.
L’authentique Roulin acceptera le marché dont il sera victime en utilisant à son détriment, sans la maitriser, l’arme de la négociation. Il pensera en posséder l’initiative qui lui permettra d’obtenir satisfaction de reconnaissance à la hauteur de sa dérisoire ambition.
Il sera satisfait pour deux raisons:
– Il pensera obtenir vengeance et compensation de sa déchirante histoire de vie par la reconnaissance illusoire du partage de la notoriété de Vincent
– Il décrochera une insignifiante et éphémère compensation financière à la cession de ce tableau.
Il se dédouanera facilement de la culpabilité de l’abandon du cadeau de Vincent en attribuant à celui-ci la volonté posthume de voir ses tableaux appréciés de connaisseurs dont lui même se sent étranger. Ne se jugeant probablement pas digne de conserver ce tableau, il trouvera les arguments qu’il s’efforcera de considérer légitimes pour s’en défaire.
Le jeune marchand n’aura lui plus aucun besoin d’exercer son ascendant sur Joseph Roulin, puisqu’il l’aura déjà pernicieusement persuadé qu’il était le vainqueur de la négociation.
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Pierre Michon décrit admirablement le moment où Roulin bascule, où contaminé par le jeune marchand, il quittera l’authenticité de son statut de prolétaire, alcoolique, entier, républicain, contestataire, ce moment où il adoptera a minima les travers qui lui sont pourtant foncièrement étrangers, qui ne sont pas lui. Çà n’est pas lui. Il va trahir son être profond.
Il va probablement céder. Il va céder.
Il cède.
Pierre Michon dépeint très subtilement ce moment.
Il dépeint ( dé- peint) ce que n’est pas Roulin, à ce moment. Il dé-peint ce personnage authentique peint par Vincent.
Et pourtant ! À regarder intensément et en profondeur le tableau de Van Gogh, ne percevons-nous pas en Roulin, cette faille infime qui va le faire renoncer. Le tableau lui même ne permet-il pas de déceler dans le regard, la position, l’attitude du facteur l’imperceptible faiblesse qui le fera céder à la vente de sa propre représentation ? Ne touche-t-on pas là le secret de ce tableau ? De ces tableaux de Roulin ? Tableaux aujourd’hui accrochés aux murs des plus grands musées du monde.
Le monde de l’art n’aura t-il pas ainsi conquis le dernier mot ?
En imprimant l’inconscient du spectateur de la compromission du pauvre, n’aura t-il pas réussi ce tour de passe-passe de se dédouaner aux yeux du monde en révélant la faiblesse des sans nom, des anonymes, des misérables. Leur faisant ainsi partager une part même infime et presque excusable de leurs propres turpitudes.
Vu sous l’angle du tiers inclus, l’un et l’autre auront ainsi quitté leur position absolutisée, celle d’authentique et totale victime pour Roulin, celle de l’immoral absolu pour le marchand, ce dernier conservant toutefois à nos yeux le rôle le plus cynique, celui du puissant. Leurs ambitions réciproques trajectives, transfinies, même totalement disproportionnées, créeront la dynamique conduisant à cette décision pathétique: la vente du tableau. Même partiellement programmée, seule la rencontre de ces deux antagonismes permit cette destinée.
Le jeune marchand n’est plus absolutisé comme cynique marchand parce que Roulin n’est plus l’absolu authentique Roulin. C’est ce qui permet la malheureuse transaction.
En terme de logique du tiers, l’un et l’autre antagonismes oscillent dans les zones extrêmes d’actualisation et de potentialisation.
4. L’histoire écrite par Pierre Michon [1]:
… Van Gogh peignit un à un tous les membres de cette sainte famille prolétaire, sainte famille Roulin qui lui offrait des confitures, du vin, les petites joies dominicales qui empêchent de mourir, l’accueillait à bras ouverts, peut être pour « emmerder » ses voisins, plus sûrement parce qu’elle l’aimait.
… Tous en retour apparaissaient sur de petites toiles de quinze, dispersés loin d’Arles dans les capitales du monde, donnés en exemple aux vivants, pas à cause des confitures offertes.
A cause de la peinture.
… Son fils, Armand Roulin, mourut en Tunisie sans que son portrait accroché à Rotterdam en marquât le coup d’aucune façon, s’écaillât d’un poil ou à plus forte raison ne tombât. Van Gogh l’avait peint à sa façon, très digne mais boueuse et rutilante, rastaquouère. Il peignit aussi l’autre fils et Augustine, la petite Marcelle dans les bras, tel un paquet de linge sale, née des reins de Roulin, que Roulin baptisa comme le font les républicains, et une autre fois Augustine seule, massive, mélo, vieille comme les chemins, ses mains terreuses priant, la tête sur des dahlias Véronèse. Mais c’était Roulin qu’il peignait le plus souvent, avec ses attributs, casquette, barbe, la tempe effleurée par l’ivresse, comme absent et apparaissant. [1]
… Roulin quant à lui, savait l’artiste bizarre, miséreux, prolétaire, il l’avait lu dans les journaux, le nourrir était donc un acte pieux.
… Ce n’était pas dans la peinture de Van Gogh que Roulin se regardait devenir un autre.
… Roulin avait perçu en Van Gogh un prince féroce, plus galonné, plus impérieux et mieux né que lui même, autre chose qu’un prince de facteur, un prince voyageur, polyglotte. Roulin l’aimait fraternellement.
… Pour Van Gogh, Roulin est un brave homme près de qui il fait chaud, même lorsqu’on ne peint pas. Un jour qu’il l’accompagnait, il le peint devant une étendue, dans les Alpilles, met sur une toile des jaunes épais, des bleus sommaires, une tissu de runes illisibles, le remplit d’une grande pitié et de dévotion, repensant en profondeur l’énigme des beaux arts, d’un métier devenu une anomalie, dans un monde ruisselant d’apparences inhabitables.
… Roulin avait devant les yeux un mirage, une abstraction faite chair, l’incarnation de la théorie des beaux arts, un pur produit des livres qui pourtant vivait, souffrait ; qui avait si dévotement cru à sa théorie qu’il était devenu théorie, qu’il était presque à sa hauteur et en mourait. Roulin qui n’entendait rien aux beaux arts, et ne trouvait pas la peinture de Van Gogh bien jolie.
… Il se demandait parfois ce qu’étaient devenus ces tableaux, qui n’étaient pas bien jolis mais qui avaient coûté tant de peine ; l’un d’entre eux était chez eux, dans leur cuisine aux Roulin, entre le portrait en chromo de Blanqui et l’oiseau parleur, merle ou mainate. Tolérants et dubitatifs, ils tournaient parfois leurs yeux vers ce tableau, et le regardaient.
[ Les années passent…]
… Roulin boit, Augustine sa femme est bien vieille. Les amis de beuverie ont changé, ils sont devenus inattentifs, indélicats. Le prince Roulin, parle moins volontiers, il y a trop de choses dans le monde que le facteur Roulin n’a pas comprises.
Vieil homme saoul.
… Arrive un jour un jeune élégant. Il sait où habite Roulin. Il s’est renseigné. Dans cette cuisine, ce jeune homme que connaît à peine Roulin, est planté devant son portrait, donné par Vincent à Roulin, mais ici rien de tolérant ni de dubitatif.
… Roulin s’exalte et s’empresse : « Il a vu nos portraits à Paris » dit-il à sa femme.
[ On redoute la suite…]
… Roulin lui offre quelque chose. Le jeune homme très distingué et causant vient d’Arles où il a eu leur adresse. C’est que Vincent est en train de devenir un très grand peintre. Comme Monsieur Paul ( Gauguin) parti aux marquises.
… Le facteur ne dit plus rien, les beaux-arts sont choses compliquées, il peut se taire, l’oiseau parleur s’ébroue dans sa cage.
… Roulin lui sourit : « Alors vous aussi, c’est la peinture ? »
Le jeune le regarde, avec beaucoup de sympathie et d’amusement ; il hésite un peu et dit que lui aussi, oui. Il met son chapeau, il a une bague, une pierre riche qu’on remarque, il ne veut pas dîner. Il reviendra. Oui, il reviendra. Il va falloir jouer serré. Son cabriolet file dans la campagne, il imagine des expositions fabuleuses, des ventes à New York et un complet bouleversement dans les valeurs de ce qui est peint. Il voit le facteur, l’ivrogne, naguère apparus dans les collections parisiennes. Il aura ce tableau. Cette acquisition l’obsède.
… Roulin ne dort pas non plus. Ainsi Vincent est un grand peintre, ses tableaux doivent être vus par tout le monde parce que bizarrement, pour opaques qu’ils paraissent, ils rendent les choses plus claires, plus faciles à comprendre.
… Roulin regarde son portrait encadré, on voit bien les dahlias et ce large visage clair qui fut le sien.
… Roulin pense souvent au jeune homme séduisant. On reconnaît ces gens qui ont commerce avec la peinture, peut être est-il lui même peintre ? Roulin pensait que Vincent et lui eussent fait la paire, l’élégant et le fêlé, parlant avec animation.
… Le jeune homme avait amené un bouquet à Augustine Roulin, un bouquet moins céleste que les dahlias de Vincent et moins virulent que ses tournesols : des iris. Roulin avait lui, reçu une bouteille cachetée.
… On parlait de Vincent. Le jeune homme demanda aux Roulin de lui vendre le tableau qu’ils avaient. Le prix proposé paraissait miraculeux, plusieurs mois de salaire aux postes.
…. Ce n’était donc pas un peintre mais un marchand.
… Roulin pensait à toutes ces frustrations vécues, à ces revanches féroces, à ce que lui devait le monde qui l’avait poussé dans le trou blanc de l’absinthe.
… Il se voyait soulever le voile de la statue de Van Gogh en Arles, lors de son inauguration par les officiels. Il regarda sa femme Augustine, dit que la vie était difficile, que c’était mal de le vendre, mais qu’enfin il y réfléchirait. Le jeune homme resta pour le déjeuner, Ce dandy parla de son métier, des américains qui savent ce qui est beau et le prouvent par leurs dollars, des tableaux de Vincent et de Gauguin qui déjà montaient vers le ciel dans les tours de Manhattan. Il caressait la tête de la petite Camille, et serrait l’épaule de Roulin, en disant qu’il reviendrait plus tard, quand ils auraient réfléchi.
… Le vieux réfléchit.
… Il essayait d’imaginer ce que Vincent en aurait dit. Lui qui pensait que ses tableaux devaient être vus par qui saurait les voir, n’aurait jamais prié Dieu pour que le portrait de Roulin, restât à jamais dans la cuisine des Roulin. Il pensait à tout ce qu’il aurait pu ou pourrait acheter ou ne pas acheter.
… Il pensait à ce jeune dandy parisien, à qui il devait d’avoir connu un grand peintre, d’avoir vu et touché une chose en quelque sorte invisible, pas seulement un misérable à qui on donne des confitures. Ce jeune homme, avait appris à se servir de l’argent, comme on le voyait à son veston, à ses gestes, à ses politesses. Il saurait faire usage de ce tableau qu’ils avaient, çà lui ferait plus de profit.
… Roulin avait grand plaisir à posséder ce tableau, mais qui dans leur maison, leur échappait, et les emplissait de souffrance, de colère rentrée. Peut être aussi aimait-il bien ce petit capitaliste. Bien sûr il n’aimait pas les dollars, les affaires qui affament le monde, mais celui-ci était incarné dans un homme jeune et charmant, Roulin devenait ainsi, à cet égard, tolérant et dubitatif.
[Arriva ce terrible moment admirablement décrit par Pierre Michon] :
« Une dernière fois, le jeune homme revint et dîna. À la fin du repas, le facteur prit un air sérieux, finaud comme un moujik, qui va rouler sa barine, et dit qu’on allait parler affaires ; il y eut un silence, le jeune homme souriait à peine ; Roulin se lança ; il donnait le tableau, à condition toutefois qu’on sût que celui-ci avait en premier lieu été donné par l’artiste en personne à Monsieur Joseph-Etienne Roulin, chose qu’on pourrait faire graver par exemple au bord du cadre : d’ailleurs il donnait le cadre aussi ; il ajoutait en riant, mais il tremblait qu’on refusât, qu’il souhaitait que ce don fût rapporté dans le Forum Républicain d’Arles, et pourquoi pas dans un journal parisien, puisque maintenant Van Gogh était célèbre et que ce jeune homme avait des relations : il voulait d’enorgueillir un peu. [1]
Une joie très vive illumina l’oeil du dandy…
… Quand plus tard le jeune homme un peu gris descendit l’escalier et sortit rue Trigance son tableau sous le bras, quand la tête levée vers les étoiles il courut joyeusement dans la nuit déserte, l’air sifflant à ses oreilles, il crut entendre à côté de lui, au-dessus de lui, la masse colossale et creuse de la Vieille Charité, en tous les sens perdu loin dans la nuit, s’emplir et s’ébattre d’un vol d’hirondelles…
[1] Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, Extraits.
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