Thème du tiers inclus: La sexualité
Antagonismes en interaction: Entre limite et transgression
Michel FOUCAULT
PREFACE A LA TRANSGRESSION*
FOUCAULT, Dìts et écrits I, 1954-1975
On croit volontiers que, dans l’expérience contemporaine, la sexualité a retrouvé une vérité de nature qui aurait longtemps patienté dans l’ombre, et sous divers déguisements, que seule notre perspicacité positive nous permet aujourd’hui de déchiffrer, avant d’avoir le droit d’accéder enfin à la pleine lumière du langage. Jamais pourtant la sexualité n’a eu un sens plus immédiatement naturel et n’a connu sans doute un aussi grand « bonheur d’expression » que dans le monde chrétien des corps déchus et du péché. Toute une mystique, toute une spiritualité le prouvent, qui ne savaient point diviser les formes continues du désir, de l’ivresse, de la pénétration, de l’extase et de l’épanchement qui défaille : tous ces mouvements, elles les sentaient se poursuivre, sans interruption ni limite, jusqu’au cœur d’un amour divin dont ils étaient le dernier évasement et la source en retour.
Ce qui caractérise la sexualité moderne, ce n’est pas d’avoir trouvé, de Sade à Freud, le langage de sa raison ou de sa nature, mais d’avoir été, et par la violence de leurs discours, « dénaturalisée » – jetée dans un espace vide où elle ne rencontre que la forme mince de la limite, et où elle n’a d’au-delà et de prolongement que dans la frénésie qui la rompt.
Nous n’avons pas libéré la sexualité, mais nous l’avons, exactement, portée à la limite :
- Limite de notre conscience, puisqu’elle dicte finalement la seule lecture possible, pour notre conscience, de notre conscience :
- Limite de la loi, puisqu’elle apparaît comme le seul contenu absolument universel de l’interdit :
- Limite de notre langage : elle dessine la ligne d’écume de ce qu’il peut tout juste atteindre sur le sable du silence.
Ce n’est donc pas par elle que nous communiquons avec le monde ordonné et heureusement profane des animaux : elle est plutôt scissure : non pas autour de nous isoler ou nous désigner, mais pour tracer la limite en nous et nous dessiner nous-mêmes comme limite.
Peut-être pourrait-on dire qu’elle reconstitue, dans un monde où il n’y a plus d’objets, ni d’êtres, ni d’espaces à profaner, le seul partage qui soit encore possible. Non pas qu’elle offre de nouveaux contenus à des gestes millénaires, mais parce qu’elle autorise une profanation sans objet, une profanation vide et repliée sur soi, dont les instruments ne s’adressent à rien d’autre qu’à eux-mêmes. Or une profanation dans un monde qui ne reconnaît plus de sens positif au sacré, n’est-ce pas à peu près cela qu’on pourrait appeler la transgression ?
Celle-ci, dans l’espace que notre culture donne à nos gestes et à notre langage, prescrit non pas la seule manière de trouver le sacré dans son contenu immédiat, mais de le recomposer dans sa forme vide, dans son absence rendue par là même scintillante. Ce qu’à partir de la sexualité peut dire un langage s’il est rigoureux, ce n’est pas le secret naturel de l’homme, ce n’est pas sa calme vérité anthropologique, c’est qu’il est sans Dieu : la parole que nous avons donnée à la sexualité est contemporaine par le temps et la structure de celle par laquelle nous nous sommes annoncés à nous-mêmes que Dieu était mort.
Le langage de la sexualité, auquel Sade, dès qu’il en a prononcé les premiers mots, a fait parcourir en un seul discours tout l’espace dont il devenait tout à coup le souverain, nous a hissés jusqu’à une nuit où Dieu est absent et où tous nos gestes s’adressent à cette absence dans une profanation qui tout à la fois la désigne, la conjure, s’épuise en elle, et se trouve ramenée par elle à sa pureté vide de transgression.
II y a bien une sexualité moderne : c’est celle qui, tenant sur elle-même et en surface le discours d’une animalité naturelle et solide, s’adresse obscurément à l’Absence, à ce haut lieu où Bataille a disposé, pour une nuit qui n‘est pas près de s’achever, les personnages d’Éponine.
« Dans ce calme tendu, à travers les vapeurs de mon ivresse, il me semble que le vent tombait : un long silence émanait de l’immensité du ciel. L’abbé s’agenouilla doucement… Il chanta sur un mode atterré, lentement comme à une mort : miserere mei Deus, secondum misericardiam magnam tuam … Ce gémissement d’une mélodie voluptueuse était si louche. Il avouait bizarrement l’angoisse devant les délices de la nudité. L’abbé devait nous vaincre en se niant et l’effort même qu’il tentait pour se dérober l’affirmait davantage : la beauté de son chant dans le silence du ciel l’enfermait dans la solitude d’une délectation morose… J’étais soulevé de cette façon dans ma douceur, par une acclamation heureuse, infinie, mais déjà voisine de l’oubli. Au moment où elle vit l’abbé, sortant visiblement du rêve où elle demeurait étourdie, Éponine se mit à rire et si vite que le rire la bouscula : elle se retourna et, penchée sur la balustrade, apparut secouée comme un enfant. Elle riait la tête dans les mains et l’abbé, qui avait interrompu un gloussement mal étouffé, ne leva la tête, les bras hauts, que devant un derrière nu : le vent avait soulevé le manteau qu’au moment où le rire l’avait désarmée, elle n’avait pu maintenir fermé. »
Peut-être l’importance de la sexualité dans notre culture, le fait que depuis Sade elle ait été liée si souvent aux décisions les plus profondes de notre langage tiennent-ils justement à cette attache qui la lie à la mort de Dieu. Mort qu’il ne faut point entendre comme la fin de son règne historique, ni le constat enfin délivré de son inexistence, mais comme l’espace constant de notre expérience. La mort de Dieu, en ôtant à notre existence la limite de l‘illimité, la reconduit à une expérience où rien ne peut plus annoncer l’extériorité de l’être, à une expérience par conséquent intérieure et souveraine. Mais une telle expérience, en laquelle éclate la mort de Dieu, découvre comme son secret et sa lumière, sa propre finitude, le règne illimité de la Limite, le vide de ce franchissement où elle défaille et fait défaut. En ce sens, l’expérience intérieure est tout entière expérience de l’impossible (l’impossible étant ce dont on fait l’expérience et ce qui la constitue). La mort de Dieu n’a pas été seulement « l’évènement » qui a suscité sous la forme que nous lui connaissons l’expérience contemporaine : elle dessine indéfiniment la grande nervure squelettique.
Bataille savait bien quelles possibilités de pensée cette mort pouvait ouvrir, et en quelle impossibilité aussi elle engageait la pensée. Que veut dire en effet la mort de Dieu, sinon une étrange solidarité entre son existence qui éclate et le geste qui le tue ? Mais que veut dire tuer Dieu s’il n’existe pas, tuer Dieu qui n’existe pas ?
Peut-être à la fois tuer Dieu parce qu’il n’existe pas et pour qu’il n’existe pas : et c’est le rire.
- Tuer Dieu pour affranchir l’existence de cette existence qui la limite, mais aussi pour la ramener aux limites qu’efface cette existence illimitée (le sacrifice).
- Tuer Dieu pour le ramener à ce néant qu‘il est et pour manifester son existence au cœur d’une lumière qui la fait flamboyer comme une présence (c‘est l’extase).
- Tuer Dieu pour perdre le langage dans une nuit assourdissante, et parce que cette blessure doit le faire saigner jusqu’à ce que jaillisse un « immense alléluia perdu dans le silence sans fin » (c’est la communication).
La mort de Dieu ne nous restitue pas à un monde limité et positif, mais à un monde qui se dénoue dans l’expérience de la limite, se fait et se défait dans l’excès qui la transgresse.
Sans doute est-ce l’excès qui découvre, liées dans une même expérience, la sexualité et la mort de Dieu : ou encore qui nous montre, comme dans « le plus incongru de tous les livres », que « Dieu est une fille publique ».
Et dans cette mesure, la pensée de Dieu et la pensée de la sexualité se trouvent, depuis Sade sans doute, mais jamais de nos jours avec autant d’insistance et de difficulté que chez Bataille, liées en une forme commune. Et s’il fallait donner, par opposition à la sexualité, un sens précis à l’érotisme, ce serait sans doute celui-là : une expérience de la sexualité qui lie pour elle-même le dépassement de la limite à la mort de Dieu. « Ce que le mysticisme n’a pu dire (au moment de le dire, il défaillait), l’érotisme le dit : Dieu n’est rien s’il n’est pas dépassement de Dieu dans tous les sens de l’être vulgaire, dans celui de l’horreur et de l’impureté : à la fin dans le sens de rien… »
Ainsi, au fond de la sexualité, de son mouvement que rien ne limite jamais. (Parce qu’il est, depuis son origine et dans sa totalité, rencontre constante de la limite), et de ce discours sur Dieu que l’Occident a tenu depuis si longtemps – sans se rendre compte clairement que « nous ne pouvons ajouter au langage impunément le mot qui dépasse tous les mots » et que nous sommes par lui placés aux limites de tout langage possible -, une expérience singulière se dessine : celle de la transgression. Peut-être un jour apparaîtra-t-elle aussi décisive pour notre culture, aussi enfouie dans son sol que l’a été naguère, pour la pensée dialectique, l’expérience de la contradiction. Mais malgré tant de signes épars, le langage est presque entièrement à naître où la transgression trouvera son espace et son être illuminé.
D’un tel langage, il est possible, sans doute, de retrouver chez Bataille les souches calcinées, la cendre prometteuse.
La transgression est un geste qui concerne la limite : c’est là en cette minceur de la ligne que se manifeste l’éclair de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. Le trait qu’elle croise pourrait bien être tout son espace.
Le jeu des limites et de la transgression semble être régi par une obstination simple : la transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable. Mais ce jeu met en jeu bien plus que de tels éléments : il les situe dans une incertitude, dans des certitudes aussitôt inversées où la pensée s‘embarrasse vite à vouloir les saisir.
La limite et la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être : inexistence d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie : vanité en retour d’une transgression qui ne franchirait qu’une limite d’illusion ou d’ombre.
Mais la limite a-t-elle une existence véritable en dehors du geste qui glorieusement la traverse et la nie ? Que serait-elle, après, et que pouvait-elle être, avant ? Et la transgression n’épuise-t-elle pas tout ce qu’elle est dans l’instant où elle franchit la limite, n’étant nulle part ailleurs qu’en ce point du temps ? Or ce point, cet étrange croisement d’êtres qui, hors de lui, n’existent pas, mais échangent en lui totalement ce qu’ils sont, n’est-il pas aussi bien tout ce qui, de toutes parts, le déborde ?
Il opère comme une glorification de ce qu’il exclut : la limite ouvre violemment sur l’illimité, se trouve emportée soudain par le contenu qu‘elle rejette, et accomplie par cette plénitude étrangère qui l’envahit jusqu’au cœur. La transgression porte la limite jusqu’à la limite de son être : elle la conduit à s’éveiller sur sa disparition imminente, à se retrouver dans ce qu‘elle exclut (plus exactement peut-être à s’y reconnaître pour la première fois), à éprouver sa vérité positive dans le mouvement de sa perte. Et pourtant, en ce mouvement de pure violence, vers quoi la transgression se déchaîne-t-elle, sinon vers ce qui l’enchaîne, vers la limite et ce qui s‘y trouve enclos ? Contre quoi dirige-t-elle son effraction et à quel vide doit-elle la libre plénitude de son être, sinon à cela-même qu’elle traverse de son geste violent et qu’elle se destine à barrer dans le trait qu’elle efface ?
La transgression n’est donc pas à la limite comme le noir est au blanc, le défendu au permis, l’extérieur à l’intérieur, l’exclu à l’espace protégé de la demeure. Elle lui est liée plutôt selon un rapport en vrille dont aucune effraction simple ne peut venir à bout. Quelque chose peut-être comme l’éclair dans la nuit, qui, du fond du temps, donne un être dense et noir à ce qu’elle nie, l’illumine de l’intérieur et de fond en comble, lui doit pourtant sa vive clarté, sa singularité déchirante et dressée, se perd dans cet espace qu‘elle signe de sa souveraineté et se tait enfin, ayant donné un nom à l’obscur.
Cette existence si pure et si enchevêtrée, pour essayer de la penser, de penser à partir d’elle et dans l’espace qu’elle dessine, il faut la dégager de ses parentés louches avec l’éthique. La libérer de ce qui est le scandaleux ou le subversif, c’est-à-dire de ce qui est animé par la puissance du négatif.
La transgression n’oppose rien à rien, ne fait rien glisser dans le jeu de la décision, ne cherche pas à ébranler la solidité des fondements : elle ne fait pas resplendir l’autre côté du miroir par-delà la ligne invisible et infranchissable. Parce que, justement, elle n’est pas violence dans un monde partagé (dans un monde éthique) ni triomphe sur des limites qu’elle efface (dans un monde dialectique ou révolutionnaire), elle prend, au cœur de la limite, la mesure démesurée de la distance qui s’ouvre en celle-ci et dessine le trait fulgurant qui la fait être.
Rien n‘est négatif dans la transgression. Elle affirme l’être limité, elle affirme cet illimité dans lequel elle bondit en l’ouvrant pour la première fois à l‘existence. Mais on peut dire que cette affirmation n’a rien de positif : nul contenu ne peut la lier, puisque, par définition, aucune limite ne peut la retenir.
Peut-être n’est-elle rien d’autre que l’affirmation du partage. Encore faudrait-il alléger ce mot de tout ce qui peut rappeler le geste de la coupure, ou l’établissement d’une séparation ou la mesure d’un écart, et lui laisser seulement ce qui en lui peut désigner l’être de la différence.
…
- Gallimard, Quarto, 2001.Préface à la transgression (pp.261-266) « Préface à la transgression », Critique, n°195-196 : Hommage à Georges Bataille, août-septembre 1963, pp.751-769.
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