/, Littérature/L’art du boucher selon Tchouang-Tseu

L’art du boucher selon Tchouang-Tseu

By | 2023-08-31T11:25:55+02:00 16 août 2023|Art, Littérature|2 Comments

Thème du tiers inclus : Nourrir en soi la vie

 

 

Le prince et l’habile boucher*

 

Le cuisinier Ting dépeçait un boeuf pour le prince Wen-houei. on entendait des houa quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arcboutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx.

C’est admirable ! s’exclama le prince, je n’aurais jamais imaginé pareille technique !

Le cuisinier posa son couteau et répondit :

–  Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses et non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le boeuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir par mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du boeuf.

 

 

Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même. Les bons cuisiniers doivent changer de couteau chaque année parce qu’ils taillent dans la chair. Le commun des cuisiniers en change tous les mois parce qu’ils charcutent au hasard. Mais avec ce couteau, qui lui sert depuis dix-neuf ans, votre serviteur a dépecé plusieurs milliers de boeufs et sa lame est encore tranchante comme au premier jour. Car il y a des interstices entre les parties de l’animal et le fil de ma lame, n’ayant pas d’épaisseur, y trouve tout l’espace qu’il lui faut pour évoluer. C’est ainsi qu’après dix-neuf ans, elle est encore comme fraîchement aiguisée.

Quand je rencontre une articulation, je repère l’endroit difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extrême, lentement je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent avec un houo léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait, et après avoir nettoyé la lame, je le remets dans le fourreau.

Le prince Wen-houei s’exclama :

–  Admirable ! En écoutant le cuisinier Ting, j’ai compris l’art de nourrir en soi la vie !

 

                                                                                   …

 

* Chapitre III, Nourrir en soi la vie, Traduit du Chinois par Jean François Billeter. Leçons sur Tchouang-Tseu, p. 16, Editions Allia, Paris, 2002, 2004.

2 Comments

  1. LEYGONIE 24 août 2023 at 16 h 01 min

    Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris, ou plutôt bien senti
    Est-ce que pour vivre correctement il faut s’imposer une extrême prudence?
    Si c’est le cas, alors il me semble que c’est le contraire de vivre

  2. […] Il manque alors, semble-t-il, dans toute la pensée disons critique, surtout celle se prétendant “alternative” -et ce au-delà des désirs de rupture brute qui de toute façon amènent souvent “l’éternel retour du Même”, une réflexion approfondie sur cette croisée des chemins : soit le tout tout de suite, or même Javier Milei ne propose pas cela en Argentine, soit l’idée aussi d’une micro-politique chirurgicale réparatrice qui agit à l’interstice tel le boucher de Tchouang-Tseu : […]

Leave A Comment

%d blogueurs aiment cette page :