Thème du tiers inclus : La traduction
Antagonismes en interaction : Entre sensibilités, cultures, manières de voir et dire le monde …
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La traduction
Entre
Heinrich Heine et Walter Benjamin
- Soit « laisser l’auteur le plus tranquille possible », et faire résonner dans sa propre langue l’origine étrangère de l’œuvre, forçant ainsi le lecteur à un mouvement de décentrement. (Schleiermacher)
- Soit « amener » l’auteur étranger au lecteur de la traduction, dont il respecte les attentes (en traduisant comme si l’auteur s’était directement exprimé dans la langue de traduction)
Saint Jérôme, Patron des traducteurs
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Heinrich Heine
Préface à la traduction française
des
Reisebilder
« Ce sera toujours une question difficile à résoudre, que celle de savoir comment on doit traduire en français un écrivain allemand.
- Doit-on élaguer çà et là des pensées et des images, quand elles ne répondent pas au goût civilisé des Français et lorsqu’elles pourraient leur paraître une exagération désagréable ou même ridicule ?
- Ou bien faut-il introduire le sauvage Allemand dans le beau monde parisien avec toute son originalité d’outre-Rhin, fantastiquement colorié de germanismes et surchargé d’ornements par trop romantiques ?
Selon mon avis, je ne crois pas qu’on doive traduire le sauvage allemand en français apprivoisé, et je me présente ici moi-même dans ma barbarie native […]
Le style, l’enchainement des pensées, les transitions, les brusques saillies, les étrangetés d’expression, bref, tout le caractère de l’original allemand a été, autant que possible, reproduit mot à mot dans cette traduction française de Reisebilder. [ …]
C’est maintenant un livre allemand en langue française, lequel livre n’a pas la prétention de plaire au public français, mais bien de faire connaître à ce public une originalité étrangère […]. C’est de cette manière que nous avons, nous autres Allemands, traduit les écrivains étrangers, et cela nous a profité : nous y avons gagné des points de vue, des formes de mots et des tours de langage nouveaux. »
Heinrich Heine
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Walter Benjamin
« La tâche du traducteur »
Préface de la traduction
des
Tableaux parisiens de Baudelaire
« La tâche du traducteur » (Die Aufgabe des Übersetzers), est la préface de la traduction par Benjamin des Tableaux parisiens de Baudelaire. Benjamin y insiste sur le fait que la finalité de la traduction n’est pas de transmettre un message (le sens) ou de passer un texte d’une langue à l’autre, mais d’être un lien entre les langues et d’accomplir le rapport de l’œuvre à sa langue.
Pour Benjamin, la traduction n’a pas pour seul enjeu la restitution d’un ou du sens, mais a une fonction eschatologique : avancer vers ce que Mallarmé appelait le « suprême ». Benjamin prend comme exemple une métaphore religieuse : celle du vase brisé. Les langues réelles seraient autant de tessons, complémentaires, mais jamais semblables, dont le recollement donnerait une idée de la splendeur à jamais perdue du vase originel. De cette métaphore Benjamin déduit que la pratique de la traduction ne doit jamais consister à passer un texte écrit directement dans la langue visée. Il s’agit bien plutôt, par le recours à la langue étrangère, de faire sauter les cadres vermoulus de la langue maternelle.
Selon Benjamin, la traduction doit faire apparaître la « langue pure » (reine Sprache), l’original n’est donc qu’un prétexte pour l’accomplissement messianique. La langue pure est constituée du non-dit de toutes les autres langues et celles-ci participent à la formation de la langue pure. La traduction ne doit pas aspirer à remplacer l’original, mais elle doit être transparente grâce à sa littéralité qui porte un « ton émotionnel » et ainsi laisse entrevoir l’écart irrécupérable. Une fois que la traduction est réalisée, il reste, comme une variation musicale, l’incommunicable dans l’original. En effet, la traduction réfléchit sur l’écart et ainsi rend sensible cette dimension indicible de la langue pure qui anime tout effort créateur. On dirait que c’est l’idée d’une totalité qui englobe et fait se rejoindre toutes les différentes manières de dire.
On reconnaît qu’un bon traducteur doit aussi faire œuvre de poète pour recréer un texte original dans une langue donnée. Comme l’écrit Benjamin, on s’oppose à l’infériorité de la traduction par rapport à la création, mais il considère que la traduction révèle au contraire quelque chose d’essentiel du langage. Pour lui, la traduction est le terrain privilégié de la théorie du langage, au sens où celle-ci naît de la pratique, et où cette pratique contient la poétique du langage et du sujet qu’elle met en œuvre. En effet, la question de la (in) traductibilité d’une œuvre manifeste une parenté entre les langues et la manière dont elles font signe vers ce que Benjamin appelle le noyau même de pur langage. « Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur »
Le traducteur-poète traduit / représente l’intraductibilité : l’insaisissable, le mystérieux et le « poétique » . C’est à cet insaisissable, qui réside dans l’expérience même du traducteur, que la traduction doit s’abandonner et se perdre. C’est pourquoi la traduction ne peut que renoncer au projet de communiquer.
Revenons à « Die Aufgabe des Übersetzers », dont le titre est profondément ambigu, Aufgabe pouvant aussi bien signifier la «tâche », le «devoir », que l’ «abandon ».
«Abandon » parce que Benjamin n’ignore pas que toute traduction est nécessairement seconde, parce que les fragments du vase brisé conservent les traces de la brisure et risquent de ne pas suffire à la reconstitution du vase dans son intégralité. Si l’on substitue le mot « abandon » à la « tâche », le titre de cet essai se transforme en « l’abandon du traducteur »
La traduction n’est donc pas une opération technique de transposition d’une langue à une autre, il s’agit plutôt d’une activité transformatrice de et dans l’histoire. « La traduction est comme l’histoire ».
Comme l’histoire, la traduction est la maturation, l’intensification de la vie. Elle participe dès lors au procès historique. Il s’agit de « la séquence historique de la théorie linguistique ». Le geste benjaminien fait écho à l’étymologie allemande de übersetzen. En allemand, traduire signifie au sens propre « transporter au-delà », « mettre plus loin ».
Nous pouvons y voir tout l’enjeu de l’historicisation de la théorie de Benjamin. À partir de là, nous pouvons tenter de démontrer que la tâche du traducteur et celle du théoricien du matérialisme historique sont étroitement liées puisque l’on doit comprendre la tâche du traducteur comme une opération créatrice de l’histoire.
Bonjour,
Je suis un peu désolée de réagir si tard, pour des raisons diverses, à vos excellents articles, dont ce dernier, si clair, précis, en peu de mots, à un moment où je m’intéresse justement à la « traduction artistique » du grec au latin.
Avec mes remerciements pour votre beau travail, précieux.
Bien cordialement
Cécilia Suzzoni
Merci de vos envois qui donnent toujours à réfléchir.
En ce qui concerne ces 2 approches de la traduction, comme presque toujours avec vos propositions, j’adhère aux 2 positions mais pour des raisons bien différentes que je me risque à livrer. 1ère question au sujet de l’approche de Walter Benjamin : A quel moment peut-on estimer que l’on a atteint « la langue pure »? Il peut sembler utopique de prétendre à l’universel (pur), mais en même temps compréhensible de nourrir cette aspiration mue par l’utopie porteuse de désir inassouvi . C’est un travail sans fin.J’envie, j’admire j’aimerais éprouver cette noble exigence, mais une espèce de paresse s’empare de moi face à cette tâche immense, merveilleuse et impossible et je préfère me réfugier dans le confort d’une traduction classique, exempte de poésie, d’invention, de création personnelle, ouvrant parfois de petites fenêtres de lumière lorsque les mots d’une langue à l’autre s’attirent et se complètent au grand plaisir et soulagement du traducteur.
Finalement, je préfère « l’infériorité de la traduction par rapport à la création »
Lâcheté, paresse intellectuelle, impuissance à « transporter au-delà »
Et pourtant…
Merci encore pour vos belles propositions