//Jean-Luc Nancy L’intrus

Jean-Luc Nancy L’intrus

By | 2024-05-11T19:09:22+02:00 30 juillet 2024|Littérature|0 Comments

Thème du tiers inclus:  L’intrus, le greffon

Antagonismes en interaction: Donneur ~ Greffé

 

 

 

Jean-Luc NANCY

L’intrus

 

L’intrus s’introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été admis. Il faut qu’il y ait de l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S’il a déjà droit d’entrée et de séjour, s’il est attendu et reçu sans que rien de lui reste hors d’attente ni hors d’accueil, il n’est plus l’intrus, mais il n’est plus, non plus, l’étranger. Aussi n’est-il ni logiquement recevable, ni éthiquement admissible, d’exclure toute intrusion dans la venue de l’étranger.

Une fois qu’il est là, s’il reste étranger, aussi longtemps qu’il le reste, au lieu de simplement se « naturaliser », sa venue ne cesse pas : il continue à venir, et elle ne cesse pas d’être à quelque égard une intrusion : c’est-à-dire d’être sans droit et sans familiarité, sans accoutumance, et au contraire d’être un dérangement, un trouble dans l’intimité.

 

C’est cela qu’il s’agit de penser, et donc de pratiquer : sinon, l’étrangeté de l’étranger est résorbée avant qu’il ait franchi le seuil, il ne s’agit plus d’elle. Accueillir l’étranger, il faut bien que ce soit aussi éprouver son intrusion. Le plus souvent, on ne veut pas l’admettre : le motif de l’intrus est lui-même une intrusion dans notre correction morale (c’est même un exemple remarquable du politically correct). Pourtant, il est indissociable de la vérité de l’étranger. Cette correction morale suppose qu’on reçoit l’étranger en effaçant sur le seuil son étrangeté : elle veut donc qu’on ne l’ait point reçu. Mais l’étranger insiste, et fait intrusion. C’est cela qui n’est pas facile à recevoir, ne peut-être à concevoir…

 

J’ai (qui, « je » ?) c’est précisément la question, la vieille question : quel est ce sujet de l’énonciation, toujours étranger au sujet de l’énonciation, toujours étranger au sujet de son énoncé, dont il est forcément l’intrus et pourtant forcément le moteur, l’embrayeur ou le cœur) – j’ai, donc, reçu le cœur d’un autre, il y a bientôt une dizaine d’années. On me l’a greffé. Mon propre cœur (c’est toute l’affaire du « propre », on l’a compris – ou bien ce n’est pas du tout ça, et il n’y a proprement rien à comprendre, aucun mystère, aucun mystère, aucune question même : mais la simple évidence d’une transplantation, comme disent de préférence les médecins) – mon propre cœur, donc, était hors d’usage, pour une raison qui ne fut jamais éclaircie. Il fallait donc, pour vivre, recevoir le cœur d’un autre.

 

 

(Mais quel autre programme croisait alors mon programme physiologique ? Moins de vingt ans plus tôt, on ne greffait pas, et surtout pas avec recours à la ciclosporine, qui protège contre le rejet du greffon. Dans vingt ans, il est certain qu’il s’agira d’une autre greffe, avec d’autres moyens. On croise une contingence personnelle avec une contingence dans l’histoire des techniques. Plus tôt, je serais mort, plus tard, je serais autrement survivant. Mais toujours « je » se trouve étroitement serré dans un créneau de possibilités techniques. C’est pourquoi le débat est vain, que j’ai vu se déployer, entre ceux qui voulaient que ce fût une aventure métaphysique  et ceux qui tenaient pour une performance technique : il s’agit des deux, l’une dans l’autre.)

 

Dès le moment où l’on me dit qu’il fallait me greffer, tous les signes pouvaient vaciller, tous les repères se retourner. Sans réflexion, bien sûr, et même sans identification d’aucun acte, ni d’aucune permutation. Simplement, la sensation physique d’un vide déjà ouvert dans la poitrine, avec une sorte d’apnée où rien, strictement rien, aujourd’hui encore, ne pourrait démêler le continu de l’interrompu : ce fut comme un même souffle, désormais poussé à travers une étrange caverne déjà imperceptiblement entrouverte, et comme une même représentation, ce passer par-dessus bord en restant sur le pont.

 

Si mon propre cœur me lâchait, jusqu’où était-il le « mien », et « mon propre » organe ? Était-il même un organe ? Depuis quelques années déjà je connaissais un battement, des brisures de rythme, peu de choses en vérité ( des chiffres de machines, comme la « fraction d’éjection », dont le nom me plaisait) : pas un organe, pas une masse musculaire rouge sombre bardée de tuyaux, qu’il me fallait à présent soudain me figurer. Pas « mon cœur » battant sans cesse, aussi absent jusqu’ici que la plante de mes pieds dans la marche.

 

Il me devenait étranger, il faisait intrusion par défection : presque par réjection, sinon par déjection. J’avais ce cœur au bord des lèvres, comme une nourriture impropre. Quelque chose d’un haut-le-cœur, mais en douceur. Un doux glissement me séparait de moi-même. J’étais là, c’était l’été, il fallait attendre, quelque chose se détachait de moi, ou cette chose surgissait en moi, là où il n’y avait rien : rien que « propre » immersion en moi d’un « moi-même » qui jamais ne s’était identifié comme ce corps, encore moins comme ce cœur, et qui se regardait soudain. Par exemple, montant les escaliers, plus tard, sentant chaque décrochement d’extrasystole comme la chute d’un caillou au fond d’un puits. Comment devient-on pour soi une représentation ? Et un montage de fonctions ? Et où disparaît alors l’évidence puissante et muette qui tenait tout ça sans histoire assemblé ?

 

 

Mon cœur devenait mon étranger : justement étranger parce qu’il était dedans. L’étranger ne devait venir du dehors que pour avoir d’abord surgi du dedans. Quel vide ouvert soudain dans la poitrine ou dans l’âme – C’est la même chose – lorsqu’on me dit : « il faudra une transplantation » … Ici, l’esprit se heurte à un objet nul : rien à savoir, rien à comprendre, rien à sentir. L’intrusion d’un corps étranger à la pensée. Ce blanc me restera comme la pensée même et son contraire en même temps.

 

Un cœur qui ne bat qu’à moitié n’est qu’à moitié mon cœur. Je n’étais déjà plus en moi. Je viens déjà d’ailleurs, ou bien je ne viens plus. Une étrangeté se révèle « au cœur » du plus familier – mais familier est trop peu dire : au cœur de ce qui jamais ne se signalait comme « cœur ». Jusqu’ici, il était étranger à force de n’être même pas sensible, même pas présent. Désormais, il défaille, et cette étrangeté me rapporte à moi-même. « Je » suis, parce que je suis malade. (« Malade » n’est pas le terme exact : ce n’est pas infecté, c’est rouillé, raide, bloqué.) Mais celui qui est fichu, c’est cet autre, mon cœur. Ce cœur désormais intrus, il faut l’extruder.

 

 

Sans doute, cela n’a lieu qu’à la condition que je le veuille, et quelques autres avec moi. « Quelques autres » : ce sont mes proches, mais aussi les médecins, et enfin moi-même, qui me découvre ici plus double ou plus multiple que jamais. Il faut que tout ce monde à la fois, pour des motifs chaque fois différents, s’accorde à penser qu’il vaut la peine de prolonger ma vie. Il n’est pas difficile de se représenter la complexité de l’ensemble étranger qui intervient ainsi au plus vif de « moi ». Passons sur les proches, et passons sur moi-« même » (qui pourtant, je l’ai dit, se dédouble : un étrange suspens de jugement me fait me représenter mourir, sans révolte, sans attrait non plus… on sent le cœur lâcher, on pense qu’on va mourir, on sent qu’on ne va plus rien sentir). Mais les médecins – qui sont ici toute une équipe- interviennent beaucoup plus que je ne l’aurais pensé : ils doivent d’abord juger de l’indication de greffe, puis ils doivent la proposer, non l’imposer (pour cela, ils me diront qu’il y aura un « suivi » contraignant, sans plus – et que pourraient-ils assurer d’autre ? Huit ans plus tard, et après bien d’autres ennuis, j’aurai un cancer provoqué par le traitement ; mais je survis encore aujourd’hui : qui dira ce qui « vaut la peine », et quelle peine ?)

 

 

Mais les médecins doivent aussi, je l’apprendrai par bribes, décider d’une inscription en liste d’attente ( et pour moi, par exemple, accéder à ma demande de ne m’inscrire qu’à la fin de l’été : ce qui suppose une certaine confiance dans la tenue du cœur), et cette liste suppose des choix : ils me parleront d’une autre personne susceptible d’être greffée, mais manifestement hors d’état de supporter le suivi médical d’une greffe, la prise de médicaments en particulier. Je sais aussi que je ne peux être greffé que d’un cœur du groupe O+, ce qui limite les possibilités. Je ne poserai jamais la question : comment décide-t-on, et qui décide, lorsqu’un greffon disponible convient pour plus d’un greffé potentiel ? On sait que la demande, ici, excède l’offre… D’emblée, ma survie est inscrite dans un processus complexe tissé d’étrangers et d’étrangetés.

Sur quoi faut-il qu’il y ait un accord de tous dans la décision finale ? Sur une survie qu’on ne peut considérer du strict point de vue de pure nécessité : où irait-on la prendre ? Qu’est-ce qui obligerait à me faire survivre ? Cette question ouvre sur un grand nombre d’autres : pourquoi moi ? pourquoi survivre en général ? que signifie « survivre » ? est-ce d’ailleurs un terme approprié ? en quoi une durée de vie est-elle un bien ? j’ai alors cinquante ans : cet âge n’est jeune que pour une population de pays développé à la fin du XXème siècle…Mourir à cet âge n’avait rien de scandaleux il y a deux ou trois siècles seulement. Pourquoi le mot « scandaleux » peut-il me venir aujourd’hui dans ce contexte ? Et pourquoi, et comment, n’y a-t-il plus pour nous, « développés » de l’an 2000, de « juste temps » pour mourir (guère avant quatre-vingts ans, et cela ne va pas cesser d’avancer) ?  Un médecin me dit un jour, lorsqu’on eut renoncé à trouver une cause à ma cardiomyopathie, « votre cœur était programmé pour durer jusqu’à cinquante ans ». Mais quel est ce programme dont je ne peux faire ni destin, ni providence ? Ce n’est qu’une courte séquence programmatique dans une absence générale de programmation.

 

Où sont ici la justesse et la justice ?  Qui les mesure, qui les prononce ? Tout me viendra d’ailleurs et du dehors en cette affaire – tout comme mon cœur, mon corps, me sont venus d’ailleurs, sont un ailleurs « en » moi.

 

Je ne prétends pas traiter la quantité avec mépris, ni déclarer que nous ne savons plus compter qu’avec une durée de vie, indifférents à sa « qualité ». je suis prêt à reconnaître que même dans une formule comme «  c’est toujours ça de pris » se cachent bien plus de secrètes qu’il n’y parait. La vie ne peut que pousser à la vie. Mais elle va aussi à la mort : pourquoi allait-elle en moi à cette limite du cœur ? Pourquoi ne l’aurait-elle pas fait ?

 

Isoler la mort de la vie, ne pas laisser l’une intimement tressée dans l’autre, chacune faisant intrusion au cœur de l’autre, voilà ce qu’il ne faut jamais faire.

 

 

Depuis huit ans, j’aurai tant entendu, et j’aurai tant redit moi-même, pendant les épreuves : « mais sinon, tu ne serais plus là ! ». Comment penser cette espèce de quasi-nécessité, ou de caractère désirable, d’une présence dont l’absence aurait toujours pu, tout simplement, configurer autrement le monde de quelques-uns ? Au prix d’une souffrance ? Assurément. Mais pourquoi toujours relancer l’asymptote d’une absence de souffrance. Vieille question, mais que la technique exacerbe et porte à un degré auquel, il faut l’avouer, nous sommes loin d’être prêts.

 

Depuis l’époque de Descartes, au moins, l’humanité moderne a fait du vœu de survie et d’immortalité un élément dans un programme général de « maîtrise et possession de la nature ». Elle a programmé ainsi une étrangeté croissante de la « nature ». Elle a ravivé l’étrangeté absolue de la double énigme de la mortalité et de l’immortalité. Ce que les religions représentaient, elle l’a porté à la puissance d’une technique qui repousse la fin en tous les sens de l’expression : en prolongeant le terme, elle étale une absence de fin : quelle vie prolonger, dans quel but ? Différer la mort, c’est aussi l’exhiber, la souligner.

 

 

Il faut seulement dire que l’humanité ne fut jamais prête à aucun état de cette question, et que son impréparation à la mort n’est que la mort elle-même : son coup et son injustice.

 

Ainsi, l’étranger multiple qui fait intrusion dans ma vie (ma mince vie essoufflée, parfois glissant dans le malaise au bord d’un abandon seulement étonné) n’est autre que la mort, ou plutôt la vie/mort : une suspension du continuum d’être, une scansion où « je » n’a/ai pas grand-chose à faire. La révolte et l’acceptation sont également étrangères à la situation. Mais rien quine soit étranger. Le moyen de survie, lui-même, lui d’abord, est une étrangeté complète : qu’est-ce que cela peut être, de remplacer un cœur. La chose excède mes possibilités de représentation. (L’ouverture de tout le thorax, le maintien en état du greffon, la circulation extra-corporelle du sang, la suture des vaisseaux… J’entends bien que les chirurgiens déclarent l’insignifiance de ce dernier point : dans les pontages, les vaisseaux sont bien plus petits. Mais il n’empêche : la transplantation impose l’image d’un espace vidé de toute propriété ou de toute intimité, ou bien au contraire de l’intrusion en moi de cet espace : tuyaux, pinces, sutures et sondes.)

 

Quelle est cette vie « propre » qu’il s’agit de « sauver » ? Il s’avère donc au moins que cette propriété ne réside en rien dans « mon corps ». Elle n’est située nulle part, dans cet organe dont la réputation symbolique n’est plus à faire.

 

(On dira : reste le cerveau. Eh bien entendu, l’idée de greffe de cerveau agite de temps à autre les chroniques. L’humanité en reparlera sans doute un jour. Pour le moment, il est admis qu’un cerveau ne survit pas sans un reste du corps. En revanche, et pour en rester là, il survivrait peut-être avec un système entier de corps étrangers greffés…)

 

 

Vie « propre » qui n’est dans aucun organe et qui sans eux n’est rien. Vie qui non seulement survit, mais qui vit toujours proprement, sous une triple emprise étrangère : celle de la décision, celle de l’organe, celle des suites de la greffe.

 

D’abord la greffe se présente comme une restitutio ad integrum : on a retrouvé un cœur battant. À cet égard, toute la symbolique douteuse du don de l’autre, d’une complicité ou d’une intimité secrète, fantomatique, entre l’autre et moi, s’effrite très vite ; il semble d’ailleurs que son usage, encore répandu lorsque je fus greffé, disparaisse peu à peu des consciences des greffés : il y a déjà une histoire des représentations de la greffe. On a beaucoup mis l’accent sur une solidarité, voire sur une fraternité, entre les « donneurs » et les receveurs, dans le but d’inciter au don d’organe. Et nul ne peut douter que ce don soit devenu une obligation élémentaire de l’humanité ( dans les deux sens du mot), ni qu’il institue entre tous, sans autres limites que les incompatibilités de groupes sanguins ( sans limites sexuelles ou ethniques, en particulier : mon cœur est peut être un cœur de femme noire), une possibilité de réseau où la vie/mort est partagée,  où la vie se connecte avec la mort, où l’incommunicable communique.

 

Très vite cependant, l’autre comme étranger peut se manifester : ni la femme, ni le noir, ni le jeune homme ou le Basque, mais l’autre immunitaire, l’autre insubstituable qu’on a pourtant substitué. Cela se nomme le « rejet » : mon système immunitaire rejette celui de l’autre. (Cela veut dire : « j’ai » deux systèmes, deux identités immunitaires…) Bien des gens croient que le rejet consiste littéralement à recracher son cœur, à le vomir : après tout, le mot paraît choisi pour le faire croire. Ce n’est pas cela, mais il s’agit bien de ce qui est intolérable dans l’intrusion de l’intrus, et c’est très vite mortel si on ne le traite pas.

 

 

La possibilité du rejet installe dans une double étrangeté : d’une part, celle de ce cœur greffé, que l’organisme identifie et attaque en tant qu’étranger, et d’autre part, celle de l’état où la médecine installe le greffé pour le protéger. Elle abaisse son immunité, pour qu’il supporte l’étranger. Elle le rend donc étranger à lui-même, à cette identité immunitaire qui est un peu sa signature physiologique.

 

Il y a l’intrus en moi, et je deviens étranger à moi-même. Si un rejet est très fort, il faut me traiter pour me faire résister aux défenses humaines ( cela se fait avec une immunoglobuline issue du lapin et destinée à cet usage « anti-humain », ainsi qu’il est spécifié sur sa notice, et dont je me rappelle les effets surprenants, de tremblements, de tremblements presque convulsifs).

 

Mais devenir étranger à moi ne me rapproche pas de l’intrus. Il semblerait plutôt que s’expose une loi générale de l’intrusion : il n’y a jamais eu une seule intrusion : dès qu’il s’en produit une, elle se multiplie, elle s’identifie dans ses différences internes renouvelées.

 

Ainsi, je connaîtrai à plusieurs reprises le virus du zona, ou le cytomégalovirus, étrangers endormis en moi depuis toujours et soudain réveillés contre moi par la nécessaire immuno-dépression.

 

 

À tout le moins, il se produit ceci : identité vaut pour immunité, l’une s’identifie à l’autre. Abaisser l’une, c’est abaisser l’autre. L’étrangeté et l’étrangèreté deviennent communes et quotidiennes. Cela se traduit par une extériorisation constante de moi : il faut me mesurer, me contrôler, me tester. On nous barde de recommandations vis-à-vis du monde extérieur ( les foules, les magasins, les piscines, les petits enfants, les malades). Mais les ennemis les plus vifs sont à l’intérieur : les vieux virus tapis depuis toujours dans l’ombre de l’immunité, les intrus de toujours, puisqu’il y en a toujours eu.

 

Dans ce dernier cas, pas de prévention possible. Mais des traitements qui déportent encore des étrangetés. Qui fatiguent, qui abîment l’estomac, ou bien la douleur hurlante du zona… À travers tout ça, quel « moi » poursuit quelle trajectoire ?

 

Quel étrange moi !

 

Ce n’est pas qu’on m’ait ouvert, béant, pour changer de cœur. C’est que cette béance ne peut être refermée. (D’ailleurs, chaque radiographie le montre, le sternum est recousu avec des bouts de fil de fer tordus.) Je suis ouvert fermé. Il y a là une ouverture par où passe un flux incessant d’étrangeté : les médicaments immuno-dépresseurs, les autres médicaments chargés de combattre certains effets dits secondaires, les effets qu’on ne sait pas combattre (comme la dégradation des reins), les contrôles renouvelés, toute l’existence mise sur un nouveau registre, balayée de part en part. La vie scannée et reportée sur de multiples registres dont chacun inscrit d’autres possibilités de mort.

 

 

C’est donc ainsi moi-même qui deviens mon intrus, de toutes ces manières accumulées et opposées.

 

Je le sens bien, c’est beaucoup plus fort qu’une sensation : jamais l’étrangeté de ma propre identité, qui me fut pourtant toujours si vive, ne m’a touché avec cette acuité. « Je » est devenu clairement l’index formel d’un enchaînement invérifiable et impalpable. Entre moi et moi,  il y eut toujours de l’espace-temps : mais à présent il y a l’ouverture d’une décision, et l’irréconciliable d’une  immunité contrariée.

 

 

Arrive encore le cancer : un lymphome, dont jamais je n’avais remarqué que l’éventualité ( certes pas la nécessité : peu de greffés y passent) était signalée dans la notice imprimée de la cyclosporine. Il provient de l’abaissement immunitaire. Le cancer est comme la figure mâchée, crochue et ravageuse de l’intrus. Étranger à moi-même, et moi-même m’étrangeant. Comment dire ? ( Mais on dispute encore de la nature exogène ou endogène des phénomènes cancéreux.)

 

Ici aussi, d’une autre manière, le traitement exige une intrusion violente. Il incorpore une quantité d’étrangeté chimiothérapique. En même temps que le lymphome ronge le corps et l’épuise, les traitements l’attaquent, le font souffrir de plusieurs manières – et la souffrance est le rapport d’une intrusion et de son refus. Même la morphine, qui calme les douleurs, provoque une autre souffrance, d’abrutissement et d’égarement.

 

 

Le traitement le plus élaboré se nomme « autogreffe » (ou « greffe de cellules-souches ») : après avoir relancé ma production lymphocytaire par des « facteurs de croissance », on me prélève, cinq jours de suite, des globules blancs (on fait circuler tout le sang hors du corps, et on prélève au passage). On les congèle. Puis on me met en chambre stérile pour trois semaines, on pratique une chimiothérapie très forte, qui met à plat la production de ma moelle avant de la relancer à neuf en me réinjectant les cellules-souches congelées ( une étrange odeur d’ail règne pendant cette injection…) L’abaissement immunitaire devient extrême, d’où fortes fièvres, mycoses, désordres en série, avant que la production de lymphocytes ne reprenne.

 

 

On sort égaré de l’aventure. On ne se reconnaît plus : mais « reconnaître » n’a plus de sens. On n’est, très vite, qu’un flottement, une suspension d’étrangeté entre des états mal identifiés, entre des douleurs, entre des impuissances, entre des défaillances. Se rapporter à soi est devenu un problème, une difficulté ou une opacité : c’est à travers le mal, ou bien la peur, ce n’est plus rien d’immédiat – et les médiations fatiguent.

 

L’identité vide d’un « je » ne peut plus reposer dans simple adéquation (dans son « je = je » lorsqu’elle s’énonce : « je souffre » implique deux je l’un à l’autre étrangers (se touchant pourtant). Il en va de même de « je jouis » (on pourrait montrer comment cela d’indique dans la pragmatique de l’un et de l’autre énoncé) : mais dans « je souffre », un je rejette l’autre, tandis que dans « je jouis » un je excède l’autre. Cela se ressemble, dans doute, comme deux gouttes d’eau : ni plus, ni moins.

 

 

Je finit/s par n’être plus qu’un fil ténu, de douleur en douleur et d’étrangeté en étrangeté. On en vient à une certaine continuité dans les intrusions, à un régime permanent de l’intrusion : aux prises plus que quotidiennes de médicaments et aux contrôles en hôpital s’ajoutent les suites dentaires de la radiothérapie, ainsi que la perte de la salive, le contrôle de la nourriture, celui des contacts contagieux, l’affaiblissement des muscles et celui des reins, la diminution de la mémoire et de la force pour travailler, la lecture des analyses, les retours insidieux de la mucite, de la candidose ou de la polynévrite, et ce sentiment général de ne plus être dissociable d’un réseau de mesures, d’observations, de connexions chimiques, institutionnelles, symboliques qui ne de laissent pas ignore comme celles dont est toujours tissée la vie ordinaire, mais qui, tout au contraire, tiennent expressément la vie sans cesse avertie, de leur présence et de leur surveillance. Je deviens indissociable d’une dissociation polymorphe.

 

Ce fut toujours plus ou moins la vie des malades et des vieillards : mais précisément, je ne suis exactement ni l’un ni l’autre. C’est ce qui me guérit qui m’affecte ou qui m’infecte, c’est ce qui me fait vivre qui me vieillit prématurément. Mon cœur a vingt ans de moins que moi, et le reste de mon corps en a une douzaine (au moins) de plus que moi. Ainsi rajeuni et vieilli à la fois, je n’ai plus d’âge propre et je n’ai plus proprement d’âge. De même n’ai-je plus proprement de métier, sans être à la retraite. De même ne suis-je rien de ce que j’ai à être (mari, père, grand-père, ami) sans l’être sous cette condition très générale de l’intrus, des divers intrus qui peuvent à chaque instant prendre ma place dans le rapport ou dans la représentation d’autrui.

 

 

D’un même mouvement, le « je » le plus absolument propre s’éloigne à une distance infinie (où passe-t-il ? en quel point fuyant d’où proférer encore que ceci serait mon corps ?) et s’enfonce dans une intimité plus profonde que toute intériorité (la niche inexpugnable d’où je dis « je », mais que je sais aussi béante qu’une poitrine ouverte sur un vide ou que le glissement dans l’inconscience morphinique de la douleur et de la peur mêlées dans l’abandon). Corpus meum et interior intimo meo, les deux ensemble pour dire très exactement, dans une configuration complète de la mort de dieu, que la vérité du sujet est son extériorité et son excessivité : son exposition infinie. L’intrus m’expose excessivement. Il m’extrude, il m’exporte, il m’exproprie. Je suis la maladie et la médecine, je suis la cellule cancéreuse et l’organe greffé, je suis les agents immuno-dépresseurs et leurs palliatifs, je suis les bouts de fil de fer qui tiennent mon sternum et je suis ce site d’injection cousu en permanence sous ma clavicule, tout comme j’étais déjà, d’ailleurs, ces vis dans ma hanche et cette plaque dans mon aine. Je deviens comme un androïde de science-fiction, ou bien un mort-vivant, comme le dit un jour mon dernier fils.

 

Nous sommes, avec tous mes semblables de plus en plus nombreux, les commencements d’une mutation, en effet : l’homme recommence à passer infiniment l’homme (c’est ce qu’a toujours voulu dire la « mort de dieu », en tous ses sens possibles). Il devient ce qu’il est : le plus terrifiant et le plus troublant technicien, comme Sophocle l’a désigné depuis vingt-cinq siècles, celui qui dénature et refait la nature, qui recrée la création, qui la ressort de rien et qui, peut-être, la reconduit à rien. Celui qui est capable de l’origine et de la fin.

 

 

L’intrus n’est pas un autre que moi-même et l’homme lui-même. Pas un autre que le même qui n’en  finit pas de s’altérer, à la fois aiguisé et épuisé, dénudé et suréquipé, intrus dans le monde aussi bien qu’en soi-même, inquiétante poussée de l’étrange, conatus d’une infinité excroissante *

 

                                                      …

 

* Ce texte a été publié pour la première fois en réponse à l’invitation faite par Abdelwahab Meddeb de participer dans sa revue Dédale, à un numéro qu’il intitulait : «  La venue de l’étranger » (n°9-10, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999)

Leave A Comment

%d blogueurs aiment cette page :