Thème du tiers inclus: L’écoumène, La médiance, couplage dynamique de l’être et de son milieu (selon Augustin Berque*), l’adéquation réciproque de l’homme et de son milieu, » l’umgebung »
Les éléments en présence: Ponts ~ Arbres, Homme ~ Nature, Homme ~ Milieu
Au Nord-est de l’Inde, dans l’état du Meghalaya («Demeure des nuages » en sanskrit), la ville de Cherrapunji détient le record mondial des précipitations. La moyenne annuelle y est de 12 mètres, avec des records à plus de 20 mètres.
Le pont Umshiang est le pont le plus célèbre des ponts vivants du Meghalaya.
Sommaire:
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La Tribu des Khasi
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Les ponts vivants
2.1. La technique est la suivante :
2.2. Un pont vivant toujours en croissance
2.3. Témoignages
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Sous l’angle mésologique
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1. Ici vit la tribu des Khasi.
Les conditions climatiques rendent extrêmement difficile la communication entre les zones reculées de la forêt. La construction d’édifices y est quasi impossible. Franchir les rivières, les torrents ou les vallées est pourtant une nécessité à laquelle les hommes sont contraints. Les Khasi ont su s’adapter à la nature sauvage et dense en créant des réseaux de sentiers, d’escaliers et de ponts. Pour atteindre Nongriat (40 maisons, 200 habitants) village où se trouve un double pont vivant, il faut grimper environ 3 500 marches, environ 700 mètres de dénivelé.
Les ponts vivants traversent les rivières de cette région du plateau du Shillong. Uniques au monde, ils constituent un exemple singulier d’adaptation, d’adéquation de l’être humain à son milieu. L’homme utilise les effets positifs que les conditions climatiques extrêmes produisent pour vaincre les difficultés engendrées par ces mêmes conditions : l’importance des précipitations permet la pousse d’espèces végétales, notamment le Ficus Elastica** qui permet à son tour la construction de ponts permettant de franchir les crues engendrées par ces surabondantes précipitations.
Le Meghalaya comporte plus de 100 ponts vivants. Une dizaine de ponts est connue autour de Nongriat, et du village de Mentirnhote. Les habitants vivent de ce que leur offre la forêt.
Majoritairement chrétiens, les Khasi sont une société matrilinéaire : les femmes héritent des biens et transmettent leurs noms à leurs enfants. Tradition unique en Inde, la tribu Khasi est la plus importante du Meghalaya. Elle représente plus de la moitié des trois millions d’habitants de la région. Les tribus matrilinéaires sont très rares dans le monde, quelques tribus à peine. Les Khasi sont l’exception à la règle d’une société indienne largement dominée par les hommes. L’hypothèse fréquemment retenue est que les guerres fréquentes entre très nombreux petits royaumes locaux faisait craindre aux hommes Khasi l’éradication de leur tribu et les ont décidés à transmettre leur propriété et leurs titres aux femmes.
2. Les ponts vivants
Les Khasi ont mis au point l’ingénieuse technique des ponts vivants. Depuis plus de 500 ans, les racines des arbres sont utilisées pour fabriquer les passerelles naturelles qui permettent de traverser les cours d’eau rapides et tumultueux et ainsi relier les villages isolés. Cette tradition et cette technique sont uniques au monde.
2.1. La technique est la suivante :
– Plantation d’arbres de part et d’autre de l’espace à franchir dans cette zone chaude et humide.
– Construction d’une structure en bambou entre les troncs
– Étirement autour de la structure de jeunes racines aériennes de caoutchouc (Ficus Elastica** ). Elles ont la particularité de pousser à l’air libre, nourries et renforcées par la riche humidité de la région et la pourriture progressive des bambous qui en constituent le squelette provisoire autour duquel les racines vont devenir de plus en plus fortes et épaisses. Les puissantes racines proviennent du haut du tronc, peuvent se développer au sommet d’énormes rochers le long des berges ou même au milieu du cours d’eau.
– Utilisation de troncs de palmiers de bétel (Areca catechu ). Les Khasi les fendent et rabotent l’intérieur afin de créer des guides qui orienteront les racines. Les troncs d’arbres à noix de bétel empêchent les racines du Ficus Elastica** de pousser vers l’extérieur jusqu’à ce qu’elles se rejoignent à mi-chemin. Ensuite, avec ingéniosité et expérience, les Khasi les entrelacent, formant des ouvrages en mailles de racines aussi spectaculaires que résistants. Parvenues de l’autre côté de la rivière, elles peuvent alors prendre à nouveau racine dans le sol. Avec le temps, un robuste pont vivant est construit naturellement. Les racines poussent, se renforcent, s’emmêlent et consolident le tout.
2.2. Un pont vivant, toujours en croissance.
- Pas un seul clou, aucun élément métallique, les ponts ne sont constitués que de matière naturelle et vivante.
- Les ponts vivants sont en croissance constante. Certains font plus de 30 mètres de long. En 35 à 40 ans, ils deviennent suffisamment solides pour soutenir le poids de 50 personnes ou plus.
- Certains de ces ponts, utilisés quotidiennement par les habitants des villages situés autour de Cherrapunji ont 600 ou 700 ans.
Contrairement à la plupart des constructions, le temps les rend de plus en plus solides face aux inondations et intempéries que connait la région.
2.3. Témoignages :
« Nos aïeux ont planté cet arbre, leur objectif était de construire un pont pour traverser la rivière. Ce chemin mène à un autre village, Mawlynnong, nous avons donc besoin de traverser cette rivière, il faudra environ 40 à 45 ans, le temps que l’arbre à caoutchouc grandisse, on ne pourra donc franchir ce pont que dans 45 ans, quand les racines auront poussé »
Un travail minutieux, un exercice de patience. L’humidité assouplit les racines du Ficus Elastica** rendant ainsi plus facile leur orientation et leur nouage.
« C’est une alliance entre l’homme et la nature. L’homme et la nature s’unissent, la nature nous offre quelque chose et nous l’utilisons. De nos jours, pour construire, les gens utilisent des matériaux morts qui s’affaiblissent avec le temps. Ça, ce sont des matériaux vivants qui deviennent de plus en plus forts, jour après jour. Les anciens racontent que ce pont aurait 250 ans, il n’est fait que de racines enchevêtrées et nouées et protégées par du bois au sol. Le premier pont a été construit par nos aïeux mais il était régulièrement submergé par l’eau, donc les gens ne pouvaient pas traverser la rivière durant la mousson, c’est pour ça que nous avons donc construit un deuxième étage. »
En reliant les villages les uns aux autres, en permettant aux hommes et aux femmes de franchir les vallées, ces ponts ont contribué à maintenir la vie dans cette région
« Nous devons franchir plusieurs ponts pour aller aux champs, c’est un raccourci pour aller de ce côté à l’autre. Auparavant, il fallait descendre dans la vallée et remonter. Avec le pont, c’est plus facile pour y aller directement. Nous sommes des cultivateurs, récoltons des fruits, des feuilles de laurier, du gingembre, du Curcuma, des feuilles de Bétel que nous allons ensuite vendre sur les marchés »
3. Sous l’angle mésologique:
Les objets, quels qu’il soient, sont habités par notre être. Ce ne sont jamais de purs objets, mais toujours des choses, investies par notre existence. Cette relation qui transforme le pur objet en chose investie est dite relation «écouménale». Elle outrepasse la seule définition physique des objets.
En mésologie, ( Augustin Berque*), la réalité r s’écrit sous la forme r = S / P.
Elle se lit comme suit: La réalité r, c’est S (le Sujet, la substance, l’en-soi de l’objet) en tant que P (Prédicat ou manière de saisir S propre à un certain être).
Dans cette perspective mésologique, les données brutes (S) de l’environnement (Umgebung) n’existent jamais en elles-mêmes Elles sont toujours ( Augustin Berque*) soumises à certaines prises écouménales classées selon quatre grandes catégories :
- Les ressources (S/P)
- Les contraintes (S/P’)
- Les risques (S/P’’)
- Les agréments (S/P’’’)
Ces prises dites écouménales n’existent comme telles qu’en fonction d’un certain interprète, c’est à dire une certaine société.
Ici la tribu Khasi.
Pour cette tribu Khasi, l’arbre Ficus Elastica** , (S de Sujet) n’existe pas seulement en temps qu’arbre de la forêt humide, il existe en tant que ressource (P de Prédicat) permettant de résister aux conséquences de l’abondance des précipitations. Le sujet «arbre », S (de Sujet) existe en tant que prédicat, potentiel «pont vivant » P (de Prédicat), outrepassant ainsi le principe rigide (et dualiste) d’identité de l’être qui le considérerait simplement en tant qu’arbre de la forêt.
Les Khasi font exister le Ficus Elastica** hors de son pur statut d’arbre (S) et ce faisant, bouleversent leur milieu et donc leur réalité r (S/P).
Le Ficus Elastica** sort, il existe hors de son en-soi (S) pour devenir, en fonction de l’existence de cette tribu, une certaine chose concrète (S/P, S/P’, S/P’’…) ; laquelle, par effet en retour, les fait devenir autres que ce qu’ils étaient avant son utilisation. Le Ficus Elastica** est ainsi investi de leur existence.
La réalité r (S/P) des Khasi intègre une co-suscitation entre les choses (ici le Ficus Elastica**) de leur milieu et eux-mêmes.
Ce qui se passe dans cet « en tant que », c’est l’assomption qui, à partir de l’Umgebung (la nature), fait exister quelque chose en tant que quelque chose, concrètement une certaine chose S/P hors de la gangue déterminée de l’en-soi de l’objet S ; à savoir la trajection de S en tant que P (ou P’, P’’ etc.), où le prédicat P revient à une certaine assomption à partir de S, mais une assomption qui donne naissance à la réalité de leur écoumène, demeure de leur qualité d’êtres humains. L’humanité selon Augustin Berque*.
C’est ainsi que nous habitons la Terre : dans un rapport écouménal dont le moment structurel nous habite.
Pour d’autres, la réalité du Ficus Elastica, appelé couramment caoutchouc ne sera qu’une plante d’intérieur avec son excellente résistance, sa taille imposante et sa facilité à être bouturé. Une plante dépolluante purificatrice d’air.
Pour d’autres encore, la réalité résidera en la fabrication du caoutchouc sans toutefois un résultat économique et technique probant ; le caoutchouc est en fait davantage produit à partir de la sève de l’hévéa.
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Dans le cas présent, le moment structurel de l’existence des Khasi s’inscrit en un temps long dépassant celui d’une existence humaine, en un travail pour les générations futures. Les enfants qui traversent ces ponts vivants ont ou auront conscience qu’ils ont été construits pour eux, huit ou dix générations plus tôt. Ces « ponts racines » portent ainsi admirablement leur nom. Ils poussent et se renforcent avec le temps, constituent de fait, métaphoriquement des ponts tissés entre générations. L’hypothèse que les hommes de ces tribus Khasi substituent et transcendent allégoriquement la transmission matrilinéaire de leur société par ces ponts inter-générationnels dont ils sont à la fois les architectes et les constructeurs ne peut être exclue.
Leur franchissement illustre et symbolise concomitamment une traversée spatiale synchronique et temporelle diachronique.
« Mes ancêtres me permettent de traverser aujourd’hui mon espace de vie. Les racines qu’ils ont tissées et nouées pour créer ces ponts se renforcent et se consolident avec le temps. Elles me permettent aujourd’hui de traverser l’espace et de franchir les obstacles. Elles me lient métaphoriquement à eux. Présence allégorique de leur travail passé, celui-ci se pérennise en leur absence. Les racines poursuivent leur développement et se renforcent avec le temps. Mes ancêtres m’aident et sont présents. Le temps renforce leur mémoire et consolide leur œuvre au lieu de l’altérer. J’agirai de même pour les générations qui me succèderont… »
Pour que S existe en tant que P, ( ici l’arbre en temps que pont) , il faut outrepasser le principe d’identité de l’être, revenant à dire que A est A. Dans le processus éco-techno-symbolique de la trajection, ( toujours selon A. Berque*), A devient non-A, autrement dit sort – ek-siste – hors de l’en-soi de S pour devenir, en fonction de notre propre existence, une certaine chose concrète (S/P, S/P’, S/P’’…) ; laquelle, par effet en retour, nous fait toujours devenir autres que nous n’étions. Non seulement «Je est un autre», mais surtout, le «nous » d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier.
Effectivement, entre les choses de notre milieu et nous-mêmes, il y a indéfiniment co-suscitation, dans ce qui est tout simplement la réalité r = S/P . Et c’est bien ainsi que nous habitons la Terre : dans un rapport écouménal dont le moment structurel nous habite nous-mêmes.
En termes mésologiques : ce qui se passe dans cet « en tant que », c’est l’assomption qui, à partir d’un fond obscur qui n’est autre que l’Umgebung (en somme, la nature), fait exister quelque chose en tant que quelque chose – ek-sister concrètement une certaine chose S/P hors de la gangue de l’en-soi de l’objet abstrait S – ; à savoir la trajection de S en tant que P (ou P’, P’’ etc.), où le prédicat P donne ainsi naissance à la réalité de l’écoumène, demeure de notre qualité d’êtres humains : notre humanité.
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* Parmi les nombreux ouvrages d’Augustin Berque, citons en particulier:
Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
** Le caoutchouc est un grand arbre du groupe des figuiers Banyan, à croissance rapide, pouvant atteindre 30 à 40 mètres de haut (plus rarement 60 mètres) dans son habitat naturel des jungles d’Asie tropicale mais dépassant rarement 12 m ailleurs. Il a un tronc solide et irrégulier, jusqu’à 2 mètres de diamètre, qui émet de nombreuses racines aériennes qui vont s’ancrer dans le sol, lui servant de contreforts et contribuant ainsi à supporter le poids de ses lourdes branches.
Toutes les parties de la plante contiennent un abondant latex blanc laiteux, dont l’utilisation pour fabriquer du caoutchouc a été testée, mais sans résultat économique et technique probant ; le caoutchouc est en fait produit à partir de la sève de l’Hévéa.
merci cher Claude, pour cet article riche et fécond que j’ai lu avec une extrême attention. Peux-tu stp, avec des arguments de faits, développer un point que tu soulèves sur la notion de l’être, que je ne comprends pas très bien, mon rationnalisme a du mal à te comprendre quand tu cites le mot de Rimbaud : « je est un autre » et tu poursuis « mais surtout le nous d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier ».veux-tu dire par là que l’identité d’un être n’est pas une propriété, ça n’est pas ce que l’on est mais ce que l’on n’est pas ? L’identité biologique, on connaît, l’identité culturelle (ethnique) on connaît aussi, les identités provisoires (« racine » « nomade ») ça existe aussi, mais ton « je est un autre » m’échappe totalement. Amicales pensées.Alain.