Thème du tiers inclus : L’identité
Antagonismes en interaction : Le réel et son double, entre personne humaine et personne morale, entre identité existentielle et identité légale
*
Un employé des postes a reconnu dans un client venu chercher une lettre recommandée une de ses vieilles connaissances : la conversation s’engage, on se rappelle mutuellement des souvenirs communs ; après quoi le client réclame sa lettre. Mais l’employé se rebiffe : pour emporter sa lettre, il faut que le client justifie son identité.
Absurde dévotion au règlement, remarque le client ; mais l’employé rétorque : «Je vous ai reconnu en tant qu’homme du monde ; mais j’ignore qui vous êtes, en tant que fonctionnaire. »
Le client exhibe alors différents documents dont l’authenticité est reconnue par l’employé : cependant un petit détail fait que chaque fois, le papier présenté laisse place à un doute possible et s’avère impuissant à faire la décision, en sorte que la lettre restera finalement aux mains de l’employé, jusqu’au jour où son ami lui aura démontré, de manière irréfragable, qu’il est décidément bien lui-même et non un autre.
UNE LETTRE CHARGÉE
de
Georges COURTELINE
Saynète représentée pour la première fois, sur la scène du Carillon,
le 10 juin 1897.
La scène se passe à la Poste
LES DEUX PERSONNAGES
LA BRIGE
L’EMPLOYÉ
***
LA BRIGE, Le nez à un guichet
Monsieur, un de mes amis qui me devait cent francs vient de me renvoyer cette somme. Il me l’a expédiée par lettre chargée, à mon nom bien entendu, mais adressée au ministère de l’Intérieur où je suis comme principal.
Le facteur chargé de me la remettre s’est présenté à mon bureau avant que j’y fusse arrivé…
L’EMPLOYÉ
…et il l’a remportée, comme c’était son devoir
LA BRIGE
Vous l’avez dit. Elle a donc fait retour à la poste
L’EMPLOYÉ
…et, à cette heure, c’est moi qui l’ai
LA BRIGE
Ah ! Voulez-vous me la donner, s’il vous plaît ? Je suis monsieur…
L’EMPLOYÉ
… monsieur La Brige
LA BRIGE, un peu étonné
Il est vrai. Mais comment…
L’EMPLOYÉ
Vous ne me remettez pas ?
LA BRIGE
Mon Dieu …
L’EMPLOYÉ
J’ai eu l’avantage, autrefois, de me trouver souvent avec vous aux vendredis des Crottemouillaud
LA BRIGE
Chez les Crottemouillaud ?
L’EMPLOYÉ
Oui
LA BRIGE, le fixant
Eh mais… (Frappé d’une idée.) Est-ce que je ne vous dois pas cent sous ?
L’EMPLOYÉ, souriant
C’est possible.
LA BRIGE
C’est même certain ! Je me souviens parfaitement.
C’était un soir qu’il pleuvait
j’étais sorti sans argent
je vous ai emprunté cinq francs pour prendre un fiacre
Excusez-moi d’être encore votre débiteur
L’EMPLOYÉ
Mon Dieu ; ce n’est rien.
LA BRIGE
Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ?
On se rencontre ; on s’emprunte cent sous un jour qu’il pleut
après quoi on se perd de vue
les années passent…
L’EMPLOYÉ
Mais oui, mais oui.
LA BRIGE
Rappelez-moi donc votre nom …
Ratbouilli, je crois
Ratcrevé ?
L’EMPLOYÉ
Ratcuit.
LA BRIGE
C’est ce que je voulais dire.
Vous avez une sœur ?
L’EMPLOYÉ
Oui, monsieur.
LA BRIGE
Fort blonde ?
L’EMPLOYÉ
Fort blonde.
LA BRIGE
C’est bien ça. La délicieuse jeune fille !…
Je la fis valser bien des fois !
Je vous prie de m’excuser si je ne vous ai pas reconnu :
je ne m’attendais pas au plaisir de vous voir, puis vous êtes à contre- jour.
Enchanté de vous retrouver en bonne santé.
Votre sœur va bien ?
L’EMPLOYÉ
À merveille.
LA BRIGE
Veuillez me rappeler à son souvenir et lui faire tous mes compliments.
L’EMPLOYÉ
Je n’y manquerai pas.
LA BRIGE
Mille grâces.
Donc, vous avez une lettre pour moi, une lettre chargée contenant cent francs ?
L’EMPLOYÉ
La voici.
Il la lui fait voir.
LA BRIGE
Bon !
Il avance la main par l’ouverture du guichet.
L’EMPLOYÉ, qui recule la sienne.
Pardon.
LA BRIGE
Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ?
Vous ne voulez pas me donner ma lettre ?
L’EMPLOYÉ
Je veux bien vous donner votre lettre, mais il vous faut, au préalable, justifier de votre identité.
LA BRIGE
À qui ?
L’EMPLOYÉ
À moi.
LA BRIGE
À vous ?
L’EMPLOYÉ
Sans doute
Un temps…
LA BRIGE, stupéfait.
Elle est bien bonne !…
Il faut que je vous établisse comme quoi je suis M. La Brige,
alors que vous avez été le premier à me reconnaître,
pour m’avoir vu vingt fois, naguère, chez nos amis les Crottemouillaud ?
L’EMPLOYÉ
Je vous ai reconnu en tant qu’homme du monde
mais j’ignore qui vous êtes
en tant que fonctionnaire
LA BRIGE
Certes, j’avais entendu parler des chinoiseries administratives
mais celle-ci …
L’EMPLOYÉ
Je suis employé de l’État
les règlements sont les règlements
et je ne saurais les enfreindre sans risque
La Brige veut parler
L’EMPLOYÉ
Eh ! monsieur, il y va de ma responsabilité.
Supposez que vous ne soyez pas le destinataire de cette lettre et que je vous la remette cependant.
Qu’arriverait-il ?
Il arriverait :
primo, que je serais engueulé comme du poisson pourri ;
secundo, que j’aurais à rembourser de ma poche les cent francs, valeur déclarée, accusés à sa souscription.
LA BRIGE
Que diable allez-vous chercher là !
Suis-je, oui ou non, M. La Brige ?
De votre propre aveu, le suis-je ?
L’EMPLOYÉ
Vous êtes M. La Brige, c’est vrai
LA BRIGE
Eh bien, alors ?
L’EMPLOYÉ
Eh bien, justifiez, preuves en main, que vous êtes bien cette personne, et je vous remettrai ce qui est à vous
LA BRIGE, les yeux au ciel.
La fooorme !… Enfin ! (Il tire son portefeuille.)
Voici des enveloppes de lettres.
L’EMPLOYÉ
Ça ne suffit pas. Avez-vous votre carte d’électeur ?
LA BRIGE
Non, mais je peux vous montrer ma quittance de loyer et mon contrat d’assurance
L’EMPLOYÉ
Je m’en contenterai
LA BRIGE
C’est heureux. Voici ces deux pièces.
L’EMPLOYÉ, qui les prend.
Merci
Long silence…
L’employé examine les papiers de tout près.
De l’autre côté du grillage auquel il repose son front,
La Brige attend une décision en grinçant des maxillaires. À la fin :
L’EMPLOYÉ
Je reconnais l’authenticité de ces documents
Seulement, ils ne prouvent rien
LA BRIGE
Pourquoi ?
L’EMPLOYÉ
Parce qu’ils concernent un nommé Jean-Philippe La Brige, domicilié 41 bis, rue de Douai,
alors que la lettre chargée, objet de votre démarche, intéresse un nommé La Brige,
prénommé aussi Jean-Philippe,
mais domicilié place Beauveau, au ministère de l’Intérieur
LA BRIGE
Si bien que voilà le ministre obligé de me louer un bureau ou de m’assurer contre le feu,
faute de quoi ce sera comme des pommes pour rentrer dans mes cent francs
L’EMPLOYÉ
Rassurez-vous. La lettre vous sera représentée
LA BRIGE
Quand ?
L’EMPLOYÉ
Demain matin, à huit heures
LA BRIGE
Bon ! les bureaux n’ouvrent qu’à dix
L’EMPLOYÉ
Puis à midi
LA BRIGE
De mieux en mieux.
C’est le moment où je pars déjeuner
L’EMPLOYÉ
Puis à six heures
LA BRIGE
Du soir ?… Parfait ! Les ministères ferment à cinq
L’EMPLOYÉ
Monsieur, j’en suis désolé ;
mais avec la meilleure volonté du monde,
il n’est pas possible à la poste de modifier les heures du courrier
à seule fin de les faire concorder avec vos heures de présence au ministère de l’Intérieur.
LA BRIGE
Alors ?
L’EMPLOYÉ
Alors…
Geste vague…
LA BRIGE
Alors, c’est bien ce que je pensais ;
nous passerons, le facteur et moi, la moitié de notre existence à tenter de nous rencontrer,
et l’autre moitié à flétrir la fatalité exécrable qui nous isolera,
moi et lui, trois fois chaque jour, à heures fixes,
sur des points différents du globe.
Cependant sciemment et de sang froid,
vous persisterez à détenir entre vos mains une somme d’argent dont j’ai besoin
et que vous savez être à moi au point de n’en pouvoir douter ?
L’EMPLOYÉ
Monsieur…
LA BRIGE
Monsieur, cela est trop absurde.
Si je connais bien le règlement,
le destinataire d’une lettre chargée entre en possession de son dû
moyennant décharge au facteur par lui donnée sur un petit livre à cet effet ?
L’EMPLOYÉ
Oui
LA BRIGE
Ceci sans le concours d’aucun contrat d’assurance,
d’aucune quittance de loyer,
en un mot, d’aucune sorte de papier authentique répondant de l’identité du signataire ?
L’EMPLOYÉ
Non
LA BRIGE
C’est tout ce que je voulais savoir, vous trouverez donc bon, monsieur,
que je donne la somme de vingt sous au concierge de mon ministère afin qu’il réponde :
« C’est moi » quand le facteur, ma lettre à la main, viendra lui demander : « M. La Brige ? »
L’EMPLOYÉ
Je n’y vois pas d’inconvénient
LA BRIGE
Vous voudrez bien tenir pour excellente la griffe : « Jean Philippe La Brige »
qu’apposera sur registre officiel ce personnage appelé Pépin ?
L’EMPLOYÉ
Pourquoi pas ?
LA BRIGE
Ce sera un faux
L’EMPLOYÉ
Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?
LA BRIGE
Rien du tout. Nous voici d’accord et vous m’en voyez plein de joie.
Monsieur, à l’honneur de vous revoir ! Mes amitiés à votre sœur.
L’EMPLOYÉ
Serviteur de tout mon cœur !
Quant aux cent sous, ça ne presse pas.
LA BRIGE (Tirant les cinq francs de sa poche.)
Où avais-je la tête ?
Les voici
L’EMPLOYÉ
Merci mille fois
LA BRIGE, retirant sa main.
Pardon !
L’EMPLOYÉ
Quoi ?
LA BRIGE
Un instant…
Vous êtes bien monsieur Ratbouilli ?
L’EMPLOYÉ
Ratcuit
LA BRIGE
Ratcuit, je veux dire
L’EMPLOYÉ
Parbleu !
LA BRIGE
Bon !… Vous pouvez me l’établir ?
L’EMPLOYÉ
Établir quoi ?
LA BRIGE
Que vous êtes bien cette personne
L’EMPLOYÉ
Moi ?
LA BRIGE
Vous avez des parchemins ?
L’EMPLOYÉ
Monsieur…
LA BRIGE
Des lettres de noblesse ?
L’EMPLOYÉ
Ah ça…
LA BRIGE
Vous êtes au Gotha, j’imagine ?
L’EMPLOYÉ
Mais…
LA BRIGE
À l’annuaire des châteaux ?
L’EMPLOYÉ
Non !
LA BRIGE
Non ? Eh bien, mon cher monsieur, allez vous y faire inscrire.
Il remet son argent dans sa poche
L’EMPLOYÉ
Dites donc, vous vous fichez de moi
LA BRIGE
J’en suis tout à fait incapable.
Seulement, vous savez le proverbe : les bons comptes font les bons amis.
J’ai emprunté cent sous à un homme du monde ;
je n’ai aucune espèce de raison pour les rendre à un rond-de-cuir.
Au revoir, monsieur Ratbouilli.
L’EMPLOYÉ, exaspéré.
Ratcuit !
Rideau
FIN
Un grand merci au 1/3 inclus pour un texte qui, mine de rien, percute de front l’usage à tout va.de la catégorie »identité ».
Penser une distribution du terme entre « identité existentielle » et « identité légale » est une première façon. Elle aide.
En fait elle aide directement à parler contre tous les racismes. Question urgente.
Ce commentaire posté, en ce début juillet 2024, en pleine explosion de la xénophobie et de la désorientation, je voulais l’écrire depuis longtemps.