Thème du tiers inclus : Le cheminement mémoriel de Walter Benjamin
En interaction entre les éléments de l’oeuvre : Le cimetière, la cité des morts, la bouche d’ombre du corridor descendant vers le tourbillon, le grillage, l’olivier, le promontoire, le cube, l’escalier enchâssé dans la roche.
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« Passages » est une œuvre constituée de fragments dispersés. Dans ses écarts, ses espacements, ses trouées, l’œuvre ouvre un espace de mise en relations réciproques de ces fragments, relations dont émane le cheminement mémoriel. L’histoire fait ainsi écho en nous.
Les chemins proposés ainsi que les fragments appellent à déchiffrer leur énigme.
Cette œuvre spatialement partitionnée ouvre un déploiement de la pensée.
La spécificité du site, sa géographie, sa géologie, son histoire (le suicide de Benjamin) en font un lieu singulier.
Karavan propose un itinéraire libre entre chaque élément constitutif de son oeuvre. Entre fragments de ce parcours, s’installent forces, relations, va-et-vient mobilisant la pensée et l’émotion.
De ce chemin, du dialogue entre les éléments, nait la dynamique mémorielle.
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Dani Karavan
« Les passages »
Port Bou
Hommage à Walter Benjamin
Karavan : « Chacune de mes œuvres est d’abord intrinsèquement liée à un lieu spécifique. Je commence à travailler avec chacun des éléments que l’on retrouve dans le rituel Peul, la nature, cette relation du troupeau ou de l’artiste avec l’univers, l’arbre et enfin l’étranger. » Dans mon travail, l’étranger, c’est le public, que je ne connais pas et chacune de mes œuvres existe pour l’accueillir. Il se crée quelque chose, une espèce de rituel inconscient pour chacun, et mon travail a pour fonction de le faire advenir, d’amener le public à ce parcours rituel, à en accomplir les gestes. S’il ne le fait pas, j’ai échoué. Mon œuvre ne s’est pas accomplie. Derrière mon travail, pas de foi religieuse mais une foi dans l’homme, dans la société, dans le public, dans la nature. Les choses célébrées dans mes œuvres sont de l’ordre de l’usage quotidien, ce sont les matériaux, les faits et les gestes coutumiers, du dialogue de l’homme avec la nature, avec la mémoire, avec l’univers. »
Celle qui a aidé WB à traverser la frontière : « Nous atteignîmes enfin la crête. Je précédais les autres et m’arrêtais pour regarder autour de moi. De stupéfaction devant le tableau qui s’offrait soudainement à mes yeux, je crus un instant à un mirage. Tout en bas, dans le lointain, là d’où nous venions, la Méditerranée bleu foncé, de l’autre côté, face à nous, des récifs tombant à pic sur une plaque de verre turquoise. Une seconde mer ?
Comment parvient-on à ce site ? Que s’est-il passé pour que Port Bou, qui est un bout du monde soit aussi la fin d’une vie.
Dans sa dernière lettre à Adorno, le 25 septembre 1940, veille de son suicide, Walter Benjamin écrit : « Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. Dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connait, c’est là que ma vie va s’achever. » Lorsque quelques années plus tard, Hannah Arendt vient sur le site, elle dit : « Il lui manquait le visa de sortie français encore exigé à l’époque, car le régime de Vichy, désireux d’être agréable à la Gestapo, avait pour principe à ce moment, de le refuser aux réfugiés allemands* »
* Dans l’armistice du 22 juin 1940 (signé au même endroit que celui de 1918, dans le wagon de la clairière de Rethondes à l’emplacement exact où il se trouvait le 11 novembre 1918) , Hitler avait exigé dans l’article 19 que la France livrât tous les ressortissants allemands
Cependant, il n’en résultait pas en général de grandes difficultés. La route qui menait à Port Bou à pied par-delà la montagne, relativement courte et point trop pénible, bien connue, n’était pas gardée par la police frontalière française. Mais pour Walter Benjamin qui était malade du cœur, cela signifiait un grand effort et il est sans doute arrivé dans un état de grave épuisement. (ils ont mis environ dix heures pour monter alors qu’il n’en fallait en moyenne que quatre).
Lorsque le petit groupe de réfugiés auquel il s’était joint atteignit la frontière espagnole, il se révéla soudain que les espagnols avaient ce jour-là fermé la frontière et que les douaniers ne reconnaissaient pas les visas faits à Marseille. Les réfugiés devaient donc retourner en France le jour suivant par le même chemin. Walter Benjamin se suicida dans la nuit avec de la morphine et ses compagnons furent alors autorisés par les gardes-frontières quelque peu impressionnés à gagner le Portugal via l’Espagne. (ils devaient rejoindre le Portugal pour rejoindre les États-Unis ) L’embargo sur les visas fut levé quelques semaines plus tard. Un jour plus tôt, Walter Benjamin serait passé sans difficulté , un jour plus tard, on aurait à Marseille, su qu’il n’était pas possible à ce moment de passer en Espagne. C’est seulement ce jour là que la catastrophe était possible.
En 1977, Après son Grand prix à Kassel (Hesse), l’Allemagne qui souhaite honorer la mémoire des grands penseurs juifs allemands, sollicite Karavan. Il travaillera sur ce projet de 1990 à 1994.
Karavan : « Quant à Walter Benjamin, le lieu ne m’était pas donné. On m’a demandé un monument à Port Bou en hommage à Walter Benjamin. Je préfère dire, non pas un monument mais un hommage. J’ai cherché le meilleur endroit, j’étais vraiment hésitant. Et puis j’ai pensé qu’il devait être près du cimetière. Walter Benjamin n’était certes pas venu à Port Bou pour y être enterré, mais le fait est qu’il y fut enterré sans l’avoir voulu. J’ai regardé tout autour de moi et la deuxième fois que j’y suis venu, j’ai vu ce tourbillon au pied de la falaise.
J’ai alors pensé : « C’est vraiment l’histoire de cet homme, ce tourbillon a été le premier point de mon projet puis je me suis demandé comment y amener les gens. Un corridor un escalier dans la falaise n’est pas en soi un objet d’art, il est là simplement pour amener les gens jusqu’à la mer voir le tourbillon. Ainsi j’avais un point, j’en cherchais un autre.
Je me suis dit « si ce phénomène existe, la nature peut me proposer d’autres éléments. »
Alors est venu l’olivier symbole de la vie entre rochers, pierres, vent salé et violent. Voilà le deuxième point.
Puis j’ai trouvé le troisième avec la haie, obstacle entre la vue et la mer, l’horizon et la liberté et de l’autre côté simplement le bruit des trains qui s’en vont. Ce fut le troisième point.
On redescend, et l’on revient au point de départ. Cela devient une sorte d’anneau qui tourne autour du cimetière. C’est aussi le chemin qui m’a conduit à la découverte des choses qui sont venues d’elles-mêmes au fur et à mesure que je concevais mon travail*. »
*il faut préciser qu’on ignore où se situe exactement le corps de Walter Benjamin, peut-être dans une fosse commune quelque part dans le cimetière.
Pourquoi ce terme de «Passages» ?
Ce n’est ni un tombeau, ni un monument. On l’a ensuite appelé « Mémorial ». Dans ce titre « Passages », on a aussi un renvoi au fameux livre des passages de Benjamin, sur une réalité Baudelairienne ( pas seulement sur la passante) sur le temps qui passe et d’une œuvre inachevée, éparse et fragmentaire. Lorsque Karavan évoque le pèlerin à propos du visiteur de ces lieux, il faudrait l’entendre comme ce Pérégrinus, l’étranger, l’exilé, le voyageur qui partout est cet inconnu des hommes, celui qui cherche dans la pérégrination une humanité reconnaissable à son hospitalité. L’œuvre de Karavan montre la qualité de ce parcours, de cheminement et de recueillement, illustre comment habiter le monde et vivre le temps qui passe, celui du passage.
L’œuvre de Karavan, ces segments épars tels une constellation de stations permettant de recomposer une mémoire, notre mémoire personnelle et la compréhension de la pensée même de Walter Benjamin.
Walter Benjamin avait pris conscience du prix d’une errance à l’issue tragique. Ses dernières thèses sur le concept d’histoire, on pense que le fameux cartable qu’il portait lorsqu’il a traversé la frontière, auquel il tenait tant et qu’on n’a jamais retrouvé la trace était la continuation de ses thèses sur le concept d’histoire.
De l’histoire, celle des anonymes qui intéresse Walter Benjamin, travaille l’idée que nous-mêmes ne sommes que de passage.
Michelet : le temps de l’histoire où chaque époque rêve la suivante n’est que l’impossible rédemption de la précédente. Si « passages » hommage à Walter Benjamin n’est qu’un espace dédié à la mémoire et à la pensée de Walter Benjamin, le parcours de l’œuvre demeure ouvert à un paysage que seul le point de vue du visiteur compose.
C’est là la force de Karavan, que d’engager une réflexion sur son propre temps à la fois singulier et collectif. Karavan spatialise le temps par un cheminement architecturé : attente et à un moment donné : point de saisissement.
L’œuvre
Karavan prend en charge le site. Il « fait avec », sans jamais nier les éléments qu’il y trouve.
- A l’arrivée, une bouche d’ombre, l’extrémité supérieure du corridor
- Le cimetière, la Cité des morts
- Une plaque, Contre monument, moment votif où l’on peut lire : Benjamin : « Il n’est pas de témoignage, de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie. » Traduction de Maurice de Gondillac
Le site inspire Karavan :
La stèle réalisée dressée en 2015, à l’occasion du 75ème anniversaire de la mort de Benjamin.
Inscription en 4 langues : Espagnol, Catalan, Français et Allemand.
Les escaliers descendent de manière vertigineuse vers la mer,
des voutes d’arbres constituent des ouvertures verticales
Un grillage entoure l’ensemble
- Le toit du cimetière tutoie l’horizon
Vue du mur du cimetière depuis le bas de la falaise
Karavan incorpore tous ces éléments dans sa sculpture
Puis il incorpore le tourbillon :
« Je regarde la mer du haut des falaises, l’eau démontée tourbillonne et mugit, jaillit tout à coup en écume blanche, retombe s’apaise, la mer est immobile et à nouveau tourbillon, écume, rugissement, calme, la nature raconte ici la tragédie de cet homme. Personne ne pourrait mieux la représenter. Tout ce qui me reste à faire, c’est amener le pèlerin à voir ce que raconte la nature. »
À partir de ce tourbillon, il va travailler trois passages mémoriaux
L’olivier
Un cube avec une plateforme
Il dessine des rails.
Ces rails ne seront pas dans la sculpture mais on les entendra.
Karavan : « La première fois que je suis venu ici, ce fut immédiatement clair pour moi que cet endroit, proche de là où Walter Benjamin avait été enterré, serait le site de mon projet. Toutes les autres possibilités ne me semblaient pas aussi bien convenir. Dans le lointain de l’ouest, j’entends le bruit des trains arrivant et quittant la gare frontière, et ce son se mêle au son de l’est. Vers le nord, je vois l’ancien bâtiment de la douane. »
On se retrouve face à cette bouche d’ombre en acier corten (sa particularité est de développer spontanément, lorsqu’il est exposé à l’atmosphère extérieure, une couche superficielle d’oxyde d’aspect rouillé). Acier corten dont la couleur varie mais qui résiste aux embruns, qui est un chemin, un guide.
De l’autre côté, un couloir donne sur ce tourbillon qui agite.
Trois images
1. La descente
2. La remontée (on peut descendre et se retourner)
le point de retournement
3. L’angelus Novus, tableau de Klee que possédait Benjamin en 1920
Benjamin : 9ème thèse sur le concept d’histoire
«Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines [Trümmer auf Trümmer] et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré [das Zerschlagene zusammenfügen]. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines [der Trümmerhaufen] devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.»
A chaque instant, on peut avancer, se retourner, avancer, se retourner …
On entre dans cette bouche d’ombre et on descend :
Le vide attire, les marches sont creuses, l’escalier est entouré de plaques d’acier. On s’enfonce lentement, marche après marche. Le bruit des pas, mêlé à celui des flots battants en contrebas, fait que ce couloir devient une caisse de résonance, l’ensemble étant à la fois tactile et sonore.
L’effet tunnel et son issue fatale est balancé par une sorte d’apprivoisement de soi-même, on se sent de plus en plus présent à soi, jusqu’à ce que notre propre image apparaisse dans les flots, invitant à se jeter dans la mer, produisant simultanément un effet de surplomb et d’immersion. L’image de soi-même, ainsi construite, non reconnaissable devient image anonyme.
Puis tout au fond, après soixante neuf marches, empêchant d’aller plus loin, une vitre sur laquelle est gravée cette citation en 4 langues :
« C’est bien plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celle des personnes célèbres. La construction historique est consacrée à la mémoire de ceux qui n’ont pas de nom»
Dix-huit marches inaccessibles sont visibles au delà ce cette vitre
Dans les premières notes du livre des passages en 1929, Walter Benjamin avait écrivait à propos du tourbillon :
« Toute intuition vraie forme un tourbillon. Nager à contre sens du courant tournoyant comme en art, ce qui est décisif, c’est de brosser la nature à rebrousse-poil »
La descente de ces escaliers sera suivie d’un retour. L’extrémité de la descente révèle l’existence d’un visage anonyme où l’on ne se reconnait pas soi-même. Retour de l’absent à travers la mémoire des « sans-noms » Image de soi-même, celle de l’humanité.
Pour témoigner du sans témoin, là où nul ne témoigne pour le témoin
« Personne ne témoigne pour le témoin *»
* Paul Celan, Poème Gloire de cendres.
Karavan réactive ici un témoignage sans origine car il est précisément pris dans le tourbillon.
L’image est à la fois ombre et reflet.
Lorsqu’on se retourne le blanc du corridor aveugle.
Comment donner visage à l’humanité dans les silences de l’histoire ?
Entre avancer et se retourner. Dans les deux cas, la lumière attire. A l’extrémité basse, le schiste cuivré semble pleurer. Lors de la remontée, une partie est à ciel ouvert.
A l’extrémité supérieure, un olivier se distingue puis apparait ce qui semble être une porte.
Ce n’est pas une porte mais la lumière qui « fait » porte. Il n’y a pas de porte, l’extrémité est ouverte
Une fois parvenu au niveau du sol, on retrouve le ruban observé initialement lors de la descente.
Mais ici, lors du retour, la vue est obstruée par un «mur porte ». ce ruban situé au sol, n’est que le prolongement à plan rabattu de l’ouverture du corridor.
Lorsque l’on remonte, on observe adossé au mur blanc du cimetière, l’olivier et enchâssé dans la roche, le siège en forme d’escalier, monobloc en acier corten, peu éloigné de l’ouverture du corridor.
René Char dans le « Poème pulvérisé » : « C’est l’heure de se taire, de devenir la tour que l’avenir convoite. Terre sur quoi l’olivier brille, tout s’évanouit en passage. »
De l’autre côté, se situe la ville, on l’entend, on la voit, on distingue la gare immense et l’église Santa maria sur le quai.
En remontant le chemin, faisant le tour vers l’arrière de la chapelle du cimetière, on parvient au promontoire sur lequel se situe un cube d’acier Corten, situé au-dessus du toit du cimetière.
Ce cube est un reste de piédestal dédié aux statues, à une statuaire qui n’est plus.
Opposition entre mémoire volontaire de la sculpture classique à la mémoire involontaire de la sculpture contemporaine. Ce piédestal représente l’ancienne fonction commémorative, elle ouvre trace de l’expérience vécue à travers la remémoration sur des parcours à trous : oubli, retour, avancées. La structure mémorielle qui caractérise « Passages » prend en charge la remémoration faisant de l’histoire la remémoration au sens où benjamin l’entend : «Faisant de l’histoire un temps saturé d’art présent marqué par le choc et l’éveil »
Le grillage a été maintenu, il oblitère la vue, oblige à voir l’horizon à travers. Horizon illimité mais inatteignable.
Karavan écrit : « Voir à travers la grille et au-delà du cimetière vers la liberté »
Karavan ravive ici un témoignage sans origine alors qu’il est pris dans le tourbillon qui prend en charge les sans-nom en avant en arrière lorsqu’on se retrouve
Benjamin : « Rien de ce qui ait eu jamais lieu n’est perdu pour l’histoire »
Puis en se retournant on aperçoit la gare.
Dans le corridor, lorsqu’on repart vers la lumière, le site complet, dit « spécifique », prend en charge la géologie, le temps de l’histoire, la construction, l’urbanisme, la mémoire des lieux élargie. On voit ces tunnels, ces traversées, dont toute la ville est pétrie.
Au loin, le passage de la frontière, la ligne frontière, qui a marqué la Rétirada (exode des réfugiés de la guerre civile espagnole.
À partir de février 1939, ce sont plus de 450 000 républicains qui franchissent la frontière franco-espagnole à l’issue de la guerre civile qui voit la victoire des nationalistes du général Franco et la chute de la Seconde République espagnole)
…
Merci à toi pour ce commentaire ces images les citations. Merci de m’avoir fait découvrir ce lieu et cet hommage, très forts.
Merci pour la variété de tes analyses et les découvertes qu’elles induisent.
À plus
Jacline