//Claude PLOUVIET Respiration, clé de dé-coïncidence ?

Claude PLOUVIET Respiration, clé de dé-coïncidence ?

By | 2024-05-09T12:39:25+02:00 14 juillet 2024|Philosophie|4 Comments

Thème du tiers inclus:  La décoïncidence, la respiration;

Antagonismes en interaction : Automatique ~ Volontaire

 

*

 

 » L’âge classique a fait de l’adéquation la définition même de la vérité; et de la coïncidence avec la nature le grand précepte de l’art comme de la morale. Nous mêmes voudrions croire que, quand les choses en viennent enfin à s’accorder, c’est là le bonheur… Or c’est précisément lorsque les choses se recoupent complètement et coïncident que cette adéquation, en se stabilisant, se stérilise. La coïncidence, c’est la mort. C’est par dé-coïncidence qu’advient l’essor. « 

                                                                                  François Jullien

 

 

***

 

 

Claude PLOUVIET

Respiration

Clé de dé-coïncidence ?

 

 

La respiration est la seule des cinq fonctions vitales* possédant la double propriété d’être à la fois automatique et volontaire. (Réflexe dès la naissance lors du premier cri, il est ensuite également possible par la volonté, de la ralentir, l’accélérer ou la bloquer). Elle se situe hors d’une stricte catégorisation, les autres fonctions vitales étant strictement automatiques.

Cette spécificité, largement utilisée en méditation, permet d’obtenir le passage entre conscience, cognition et lâcher prise de toute perception ou volonté.

*Les cinq fonctions vitales sont : la fonction hématologique, la fonction cardiaque, la fonction respiratoire, la fonction rénale et la fonction digestive.

 

La respiration de « l’entre », le souffle de la pensée chinoise, présent dans sa langue, ne trouvent-t-ils pas leur illustration dans la singularité et la spécificité de l’ambivalence fonctionnelle de cette fonction vitale, tel un outil de dé-coïncidence dans la tension entre connaissance et imaginaire, détermination consciente et dés-apparence du monde, être et vivre ?

 

La respiration, clé de dé-coïncidence de la conscience ?

 

Le livre d’Herrigel, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc apporte un éclairage.

 

Dans cet ouvrage, Herrigel propose – grâce à cette double propriété de la respiration -, l’allègement jusqu’à la délivrance du poids de la conscience des antagonismes en présence (Archer / Arc) : la relation Arc Archer devient une relation aperceptive Non-Arc ~ Non-Archer (écrite Ārc Ārcher) permettant à l’archer, ainsi libéré du déterminisme «parasite» de la conscience de lui-même et de celle de l’arc, d’atteindre le cœur de la cible les yeux fermés.

 

 

Sans être totalement superposable, ceci s’apparente singulièrement au Kénôme 1 (vide) Saussurien 2 de la relation Signifiant ~ Signifié 3 où chacun est défini négativement, non pas en lui-même l’un comme son, l’autre comme idée, mais par leurs différences phoniques d’une part et conceptuelles d’autre part, toutes deux issues du système.

 

Ainsi, sous cette double propriété de la respiration et du souffle de la pensée appliquée aux exemples de binômes lexicaux du chinois, l’objet (Est~Ouest) se transformerait en Non-Est ~ Non-Ouest et le paysage (Montagne~Eau) en Non-Montagne ~ Non-Eau.

Le souffle du kénôme relationnel Non-Montagne ~ Non-Eau en tension ouvre alors un champ du possible infini par transfert du double caractère de la fonction « respiration » à la tension entre éléments antagonistes auxquels elle s’applique, ainsi qu’aux éléments eux-mêmes.

 

 

La « Stimmung » telle que décrite par Georg Simmel dans « Philosophie du paysage » prend alors une tout autre dimension, par un écart d’une infinie fécondité. Une incommensurable fécondité.

 

Revenons à la perception.

 

Les avancées des neurosciences montrent les liens étroits existant entre les perceptions sensorielles (Visuelle, auditive, gustative, olfactive, et tactile), leurs interactions et influences réciproques ; et les perceptions dites «archaïques » infra conscientes essentiellement (mais non exclusivement) situées au niveau de certaines zones cérébrales ancestrales4,  tel le petit collicullus supérieur pour la vision, zones corticales les plus anciennes dans l’histoire de l’évolution.

 

Ces dernières, aux capacités de représentation déterministe très limitées, sont préservées en cas de lésion des zones néo-corticales périphériques principalement vouées aux capacités cognitives élaborées (compréhension, analyse…) et maintiennent alors une perception originaire infra consciente de nature essentiellement affective ou émotionnelle.

Le maintien de cette perception infra-consciente en cas de lésion du néocortex périphérique à prédominance cognitive, ne signifie pas pour autant absence de cette fonction en cas d’intégrité de celui-ci : il existe physiologiquement une perception cumulée : l’une accessible à la conscience, la compréhension et l’analyse, l’autre infra-consciente ou ‘inconsciente » expliquant et permettant concomitamment autant de niveaux de traitement de l’information et donc de la perception. Chacun n’étant nullement exclusif de l’autre et réciproquement, voire commutativement.

Cette indissociabilité confirme la coexistence et la concomitance d’une perception de type déterministe et celle d’une perception de type infra consciente, non déterminée, proche du sensible, de l’émotion, de l’imaginaire.

Ainsi, par analogie ou parallélisme physiologique,

la fonction vitale respiratoire 5 possédant la singularité d’être à la fois volontaire et automatique d’une part,

la fonction cérébrale celle d’être à la fois consciente et inconsciente d’autre part,

la première permettant ou facilitant l’accès à la seconde par homologie de leurs propriétés fonctionnelles  gémellaires respectives,

rendent conceptuellement possible la cohabitation Montagne ~ Eau, Non-Montagne ~ Non-Eau, l’une étant, par ce biais, comme dit précédemment, non exclusive de l’autre et réciproquement.

 

 

Si le binôme Montagne ~ Eau représente déjà en lui-même l’accès à la dynamique d’un « entre » imaginaire fécond, celui-ci reste relativement ou partiellement accessible à la pensée consciente, Non-Montagne ~ Non-Eau atteint en revanche un niveau infra-perceptif inaccessible à la conscience, kénômique au sens Saussurien, et accède, absorbé sans but ni intention, aux insondables profondeurs de celle-ci, sans fond, sans forme, sans identification, soustraite d’un quelconque entendement, comme originellement irrelatif.

 

 

Cette cohabitation, exempte de toute volonté même infime de réduire, de fermer ni même d’ouvrir la porte du sens, fait sourdre sans voile, par sa seule respiration, par son seul souffle, (Qui n’est pas exactement la respiration), émanés de la juxtaposition conceptuelle et relationnelle des binômes Montagne-Eau et Non-Montagne ~ Non-Eau, un infini champ du possible et de l’impossible hors contrainte ou intention, une pensée et une non-pensée abstraite de toute détermination, omniprésentes nulle part attachées, partout détachées …

 

Telle l’expression apothéotique d’une réalité ouverte englobant réalité classique et réalité quantique.

 

 

Souffle d’une pensée libre et poétique, incommensurable et dé-coïncidant.

 

Entre être et vivre, respirons …

 

                                                              Claude PLOUVIET

 

 

[1] [Kénôme] :

On commet cette erreur de croire [qu’il y a]

  1. un mot comme par exemple voir existant en soi.
  2. une signification, qui est la chose associée au mot.

Or [ ], c’est-à-dire que c’est l’association même qui fait le mot, et que hors d’elle il n’y a plus rien. La meilleure preuve est que vwar dans une autre langue aurait un autre sens : n’est par conséquent rien en soi : et par conséquent n’est un mot que dans la mesure où il évoque un sens. Mais, cela vu, il est donc bien clair que vous n’avez plus le droit de diviser, et d’admettre d’un côté le mot, de l’autre sa signification. Cela fait tout un. Vous pouvez seulement constater le kénôme ∩ et le sème associatif ⊃⊂

 

[2] Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Gallimard, P.93.

[3]

Signifié (Sé)

… quand on dit qu’elles correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas positivement mais négativement par leur rapport avec les autres termes du système.

 

… Si la partie conceptuelle de la valeur est constituée uniquement de rapports et de différences avec les autres termes de la langue, on peut en dire autant de sa partie matérielle.

Signifiant (Sa) Ce qui importe dans le mot, ce n’est pas le son lui-même mais les différences phoniques qui permettent de distinguer ce mot de tous les autres, car ce sont elles qui portent la signification.

…Le signifiant linguistique, dans son essence, n’est aucunement phonique, il est incorporel, constitué, non par sa substance matérielle, mais uniquement par les différences qui séparent son image acoustique de toutes les autres.

Dans la langue, il n’y a que des différences. Bien plus : une différence suppose des termes positifs entre lesquels elle s’établit, mais dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs.

Qu’on prenne le signifié (Sé) ou le signifiant (Sa), la langue ne comporte ni idées ni sons, qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système[3].

[4] Lionel Naccache, Le nouvel inconscient, Odile Jacob

[5] Qi, pilier de la pensée chinoise

4 Comments

  1. Ayar Portugal 18 juillet 2024 at 21 h 52 min

    Merci beaucoup d’avoir partagé votre analyse, c’est très profond et original. La respiration est vu dans la méditation bouddhiste comme un support (« l’outil »dont vous parlez) à la concentration, et on s’entraîne à le relâcher progressivement, tout en maintenant l’équilibre contradictoire du conscient et de l’inconscient, qui est une expérience qu’on ne peut vivre que si on pratique la méditation.
    Sur un plan plus général, je vois votre article comme une contribution majeure rapprochant les pensées des deux mondes opposés: le matérialisme occidental et la spiritualité orientale. Ça démontre la pertinence de la logique du tiers inclus.
    A ce propos, je voudrais partager avec vous et vos lecteurs une version personnalisée de GPT qui « applique » la logique dynamique du contradictoire : https://chatgpt.com/g/g-CoeDgcQcX-contradictory-scientist
    J’ai « alimenté » votre article à cette IA et elle a bien « validé » votre application du Postulat fondamental : https://chatgpt.com/share/38206c14-5f2e-4b57-9fcf-82718f33ed05
    Cordiales salutations,

  2. jc 19 juillet 2024 at 12 h 32 min

    À mon avis en rapport avec votre article, René Thom écrit ceci au début de la conclusion de l’article « Topologie et signification » (1968), que l’on trouve dans « Modèles mathématiques de la morphogenèse » (1974, 1981) :

    « L’invasion du cérébral par le génétique, qui est à l’origine de la pensée (si justement dénommée) conceptuelle, est un autre aspect de l’analogie relevée par Bergson entre organe et outil; Nos modèles dynamiques conduisent à une présentation de l’organogenèse au cours de l’Évolution qu’on peut schématiser ainsi : toute fonction physiologique correspond à une régulation « catastrophique » du métabolisme, une véritable « onde de choc » physiologique; l’organogenèse est une sorte de lissage rétroactif de cette onde de choc, ce qui donne à l’organe sa finalité (ainsi, respirer par les poumons prévient l’asphyxie). L’homo Faber est apparu lorsque toutes les fonctions de défense contre les agressions extérieures ont été transférées du plan génétique au plan cérébral. Or, comment s’expliquer, dans le cadre d’une théorie déterministe, un « lissage rétroactif », c’est-à-dire la possibilité pour un fait d’influer sur ses antécédents ? (ce qui est le problème épistémologique de la finalité biologique). Si l’on considère que le logos d’une espèce biologique définit une figure continue de l’espace-temps, il et normal de penser que les variations continues de cette figure au cours de l’évolution s’effectueront conformément à un principe variationnel excluant les discontinuité, les angles de cette figure : mais le lissage ainsi effectué peut s’effectuer dans le sens du passé aussi bien que de l’avenir. »

  3. Jacline MORICEAU 21 juillet 2024 at 11 h 44 min

    Merci Claude

    Très intéressant de remonter au pourquoi de la priorité de la respiration dans les arts martiaux, à commencer par le QI gong.

    Bonnes vacances – sûrement l’occasion de réfléchir à une nouvelle proposition,

    Amitiés
    Jacline

  4. Nicolas Steffan 1 août 2024 at 8 h 18 min

    Merci beaucoup pour cet article qui touche à un aspect essentiel de la respiration et qui permet d’établir des jonctions en proposant des mots souvent absents pour décrire une respiration qui redevient un centre d’intérêt. Je propose ce témoignage qui vient corroborer cet article de façon très concrète. Je pratique une technique de Breathwork depuis 5 ans, dont les principes peuvent très précisément être rapprochés de ceux décrits. Cette « technique » vise à amplifier l’antagonisme entre volonté-détermination et lâcher-prise-indétermination par une respiration connectée, c’est-à-dire sans aucune pause entre inspire et expire. Cette respiration n’a rien de naturelle. L’absence de pause entraîne une forte mobilisation de la volonté lors de l’inspire, et la respiration se faisant par une bouche grande ouverte, cette volonté engage l’ensemble du système respiratoire musculaire, et notamment le diaphragme jusqu’au bassin. Au contraire, l’absence de pause à l’expire implique un relâchement diaphragmatique qui n’est possible que pas lâcher prise. L’objectif est d’attendre un expire détendu, la poitrine se relâchant totalement. Cette technique vise à mobiliser la respiration diaphragmatique jusqu’au périnet et à retrouver une fluidité et continuité entre respiration ventrale et thoracique. Elle amplifie totalement l’antagonisme décrit entre volonté et lâcher prise et entraine, rééduque à un équilibre de ces deux polarités. Sous cette forme, la respiration se présente rapidement comme un espace de médiation entre inconscient et conscient, avec des similitudes avec la respiration holotropique : une séance permet l’émergence d’informations qui se présentent sous forme de visions, d’émotions surgissantes, de sensations, etc .. et que le pratiquant parvient à intégrer corporellement avant de l’intégrer psychiquement ultérieurement. L’expérience met en contact avec le vide lemmique décrit ici comme « ni arc – ni archer », qu’on mettra en relation avec la double négation de Nagarjuna et/ou Yamauchi (Cf « Logos et Lemme »). L’expérience respiratoire permet une acceptation progressive de ce vide lemmique, que Mickael Brown appelle lui Présence dans un vocabulaire plus occidental (Cf « Le processus de la Presence »). Ce qui est frappant c’est que durant des années d’apprentissage de cette pratique, j’ai concomitamment intensément travaillé la philosophie de Lupasco, Nicolescu et Yamauchi, et notamment ces questions d’antagonisme, de tiers inclus et des formes nouvelles de logicité rapprochant pensée occidentale et pensée bouddhique. Je peux témoigner du fait que la pratique respiratoire a fortement soutenu cette recherche philosophique, et que cette recherche philosophique a permis d’approfondir très certainement l’expérience respiratoire. J’ai pu constater qu’un « éveil respiratoire » alimentait un « éveil philosophique », ce dernier approfondissant l’expérience respiratoire. Voilà qui corrobore la résonnance décrite dans l’article entre des mécanismes proches d’un « niveau physiologique », des mécanismes de « niveaux cognitif ». Cet article permet de mieux caractériser cette jonction qui est essentielle. Un point important serait de noter que cet espace de médiation qu’est la respiration ne peut pas donner lieu à technique ou à approche systématique. Cet espace de médiation se fonde sur un équilibre entre détermination et indétermination et toute systématisation vient rompre la « magie » que seul permet la part accordée à l’inconnu et à l’indéterminé. En revanche, il peut y avoir réellement un éveil respiratoire, une rééducation pour une place laissée à un tel espace, et le développement d’une écoute de notre propre respiration facilitant et fluidifiant échanges entre conscient et inconscient.

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