///César, Une sculpture dynamique du monde. Flying Frenchman

César, Une sculpture dynamique du monde. Flying Frenchman

By | 2019-12-13T23:24:54+01:00 13 février 2018|Art, Sculpture|0 Comments

Thème du tiers inclus : La dynamique créatrice de César se nourrit des interactions entre contradictions et oppositions  jamais absolutisées qui l’habitent : Quelles sont elles ?

Formation : Formation académique ~ Rôle pilote dans le mouvement nouveau réaliste.

Matériau : Contraste entre l’utilisation de déchets, de rebuts, de débris de ferraille et la nature académique de certaines de ses œuvres ( Les fers).  Contraste également entre son extrême sensibilité au toucher, la nature brute des matériaux utilisés et la rudesse des techniques de travail utilisées.

Social : Origine pauvre et modeste ~ Fréquentation des milieux fortunés et mondains.

Espace : Oppositions entre libertés et contraintes spatiales : réalisation de fers démesurés ~ compressions ;   Moulages ~ Expansions. Par définition le moulage se réalise dans un espace contenu alors que l’expansion s’effectue dans un espace libre de toute contrainte. Oppositions entre empreintes humaines démesure de leur représentation. (pouce de 12 mètres…)

Vie / mort : Construction destruction:  Il redonne vie et forme aux déchets dont chacun a sa propre histoire et sa propre provenance ~ il détruit les objets de l’ère industrielle par la compression. (y compris des objets neufs, il ira même jusqu’à réaliser certaines compressions en or, ce qui constitue une opposition contre nature : destruction et déstructuration de bijoux faits d’un matériau précieux, porteurs d’une histoire personnelle et affective).

Vers la fin de son parcours artistique, il conciliera compressions et plus grande liberté en réduisant la force de pression et en laquant ses œuvres ( Suite milanaise), une façon de redonner souffle et vie à un principe symbolisant la mort.

Sculpture/ Compression : Abandonner la maitrise de l’œuvre de la main du sculpteur à la presse est un véritable attentat à la sculpture. Cet abandon lui valut de nombreuses inimitiés.

 

Durant toute sa vie,  César a effectué de nombreuses navettes entre ces oppositions, refusant de se laisser enfermer. Il répond en cela aux critères fondamentaux de la logique du tiers inclus contradictoire : l’absence d’absolutisation des antagonismes cités ci-dessus et la dynamique transfinie ( terme cher à Stéphane Lupasco) qui émane de leurs interactions.

Ce refus de se laisser enfermer aura constamment nourri sa dynamique créative. La multiplicité de ces oppositions dans sa vie et son œuvre, fait de lui un personnage extrêmement complexe et attachant. Après une courte biographie, imprégnés de ces antagonismes, nous ausculterons et analyserons sous l’angle de la logique du tiers, la tension émanant de ces multiples oppositions dans le dialogue du documentaire de Stéphan Guez, reproduit ci-dessous :

 

César, un sculpteur décompressé.

 

( A l’occasion de la rétrospective consacrée à César au Centre Pompidou, avec les participations de Régis Bocquel, fondeur d’art, Rosine Baldaccini, épouse de César, Stéphanie Busuttil-Janssen, présidente Fondation César, dernière compagne de l’artiste, Jean Nouvel, architecte, Catherine Millet, critique d’art, Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art Moderne et commissaire de l’exposition, Bertrand Lavier, artiste plasticien, Denyse Durand-Ruel, collectionneuse et Elisabeth Couturier, critique d’art. )

 

CESAR (1921- 1998)

 

1.   Biographie :

Ses parents, Omer et Leila Baldaccini, italiens d’origine toscane, tenaient un bar à Marseille où César est né, avec sa sœur jumelle Amandine en 1921, dans le quartier populaire de la Belle-de-Mai, au no 71 de la rue Loubon, dans le centre. « Je suis fondamentalement un autodidacte absolu », dira-t-il. À l’époque, il dessine et bricole des carrioles pour son petit frère avec des boîtes de conserve.

Il travaille d’abord chez son père (il aide également un voisin charcutier pour un maigre salaire après avoir quitté l’école à 12 ans), puis va suivre de 1935 à 1939 les cours de l’Ecole supérieure des Beaux-arts de Marseille.

– En 1937, il obtient trois prix, en gravure, en dessin et en architecture. Non mobilisable pendant la guerre (il échappe également au STO, il vit d’arnaques puis s’installe à Paris

– En 1943, il est admis à l’Ecole nationale des beaux-arts avec Michel Guino, Allbert Féraud, Daniel David, et Philippe Hiquily,

– En 1945, il retourne à Marseille pour épouser Maria Astruc, avec qui il monte un commerce (ils divorceront en 1959).

– En 1946, il revient à Paris où il occupe un atelier dans un ancien bordel au 21 rue de l’échaudé, dont les chambres, à la suite de la loi Marthe Richard, avaient été attribuées à des étudiants. Il y rencontrera Émilienne Deschamps, qui deviendra par la suite une de ses égéries.

Devant l’impossibilité de travailler la pierre en raison de son coût, il se tourne vers d’autres matériaux. Dès 1947, il travaille le plâtre et le fer. – En 1949, il est initié à la soudure à l’arc dans une menuiserie industrielle de Trans en Provence et utilise le plomb en feuilles repoussées et des fils de fer soudés.

– En 1951, il visite Pompéi, et reste marqué par les moulages des corps des habitants pris dans la lave. En 1952, il utilise des matériaux de récupération peu coûteux et réalise ses premières sculptures en ferrailles soudées : ses moyens sont modestes. Ainsi, par manque d’argent et pour s’offrir du marbre, César va récupérer dans les décharges de ferraille les matériaux de ses premières sculptures : des tubes, des boulons, des vis, qui deviennent des insectes ou se retrouvent dans les courbes puissantes de la Vénus de Villetaneuse (1962).

– En 1954, il expose à la galerie Lucien Durand à Paris et obtient le prix « collabo » pour une sculpture intitulée Le Poisson réalisée à Villetaneuse, ville où il travaillera une douzaine d’années, grâce à l’aide d’un industriel local, Léon Jacques Il acquiert la célébrité lorsque son œuvre est achetée 100 000 francs en 1955 par l’État pour le musée national d’art moderne. La même année, il expose au Salon de mai. L’année suivante le MNAM achète Chauve-souris de 1954 et le musée d’art moderne de la ville de Paris Le scorpion de 1955. À partir de 1954 (Torse, MOMA), il réalise également des sculptures en métal soudé, puis en bronze, partiellement polis de femmes plantureuses (Ginette, 1958, Victoire de Villetaneuse, 1965).

– En 1956,  il participe à la Biennale de Venise, puis à la Biennale de Sao Paulo et à la Documenta II en 1959. En 1958, il signe un contrat avec la galerie parisienne Claude Bernard. En 1961, il se rapproche de Marino di Teana et rejoint le groupe des  Nouveaux réalistes, mouvement fondé par le critique d’art Pierre Restany, comprenant notamment  Arman, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle et Gérard Deschamps.

– Lorsqu’il peut s’offrir en 1957 un atelier, rue Campagne-Première à Paris, il épouse Rosine Groult-Baldaccini (rencontrée aux Beaux-Arts en 1948) avec qui il a une fille, Anna, un an plus tard. Il se met également à fréquenter le monde de la nuit.

– En 1968, il créera à la Manufacture nationale de Sèvres, un Cendrier en porcelaine édité en 50 exemplaires. Réalisé en porcelaine à couverte nacrée semi-mat, il représente un moule en plâtre utilisé pour la production des pièces, et a été produit à partir d’un modèle original en aluminium.

– En 1971, lors d’une première au Lido, il trouve plus médiatique que lui : Salvador Dali, le maître de l’extravagance. Il débat la même année dans Italiques avec François Truffaut, Lucien Bodard et Asher Ben-Natan.

 

2.   Documentaire Arte / Musée Pompidou :

César, Sculpteur décompressé, un film de Stephan Guez.

 

Imprégnés de la connaissance des antagonismes énoncés plus haut, de ces oppositions en constante interaction, ferments d’une production novatrice et atypique, tiers inclus multiples de ces polarités jamais absolutisées, tentons de nous laisser porter, sans jugement de valeur, par le dialogue et les commentaires du film de Stéphan Guez, consacré au sculpteur.

L’approche de l’oeuvre de César sous l’angle de cette logique du tiers inclus contradictoire est susceptible de modifier la lecture et la compréhension que nous en avons.

Le texte de ce documentaire est reproduit ci-dessous.

 

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César : « Moi je suis un instinctif, il faut y croire, j’ai les doutes que j’ai en moi, mais y a des moments où j’ai une certitude, quand j’ai une certitude, je suis comme les cons, je fonce ».

 

[[  L’instinct est ici le tiers inclus des contradictions que sont ses doutes permanents ]]

 

Bernard Blistène : La compression est évidemment une forme de point de non retour des œuvres qui a un moment donné ont cette radicalité, cette violence.

Stéphanie Busuttil-Janssen : C’est quelqu’un qui a par certains gestes a changé le regard qu’on peut avoir de la sculpture.

Catherine Millet : Ce qui l’intéressait, c’était la matière, plonger les mains dans la matière.

Bernard Blistène : César est évidemment aussi l’artiste, l’alchimiste qui transforme le rien en quelque chose.

Jean Nouvel : C’est l’artiste qui a inventé pour moi trois concepts, à sa façon c’est un artiste conceptuel.

Catherine Millet : Les compressions,

Bernard Blistène :  L’extension,

Stéphanie Busuttil-Janssen : Les empreintes humaines.

César : C‘est quand je suis au bout souvent que je me suis aperçu que je me suis trompé mais souvent quand je me trompe, c’est mieux que quand je me trompe pas.

[La fonderie Bocquel en Normandie a abrité l’atelier de César pendant près de 25 ans. Le sculpteur y a réalisé certaines de ses œuvres les plus emblématiques, comme ce pouce de six mètres de haut destiné à une prochaine exposition du centre Pompidou et dont Régis Bocquel supervise la finition.]

Régis Bocquel : César n’est toujours pas mort, il est toujours avec nous et on a la chance d’avoir avec nous plein d’œuvres, des modèles, des moules, il est toujours avec nous et on en parle tous les jours, tous les jours.

Montrant un fer de César : Çà c’est une.., à mes yeux, c’est du fort çà, César avait récupéré les fers de la tour Eiffel pour faire une sculpture un peu dans le même esprit qui mais qui fait vingt mètres de hauteur, il restait quelques morceaux et César a dit  » Heu, on pourrait peut être essayer d’en faire quelque chose » et César là dessus, s’est éclaté. Çà ce sont des morceaux de rails de chemin de fer, tout a une histoire, des morceaux de ferraille qu’il a trouvés par terre, il a reconstruit çà comme un peintre peut faire un tableau, et à chaque fois, le soir on mettait çà, et le lendemain matin, « Çà me plait pas », et on l’enlevait, on recommençait parce que çà fait partie de son travail, de son jeu, et il savait qu’on jouait ce jeu là aussi, donc, il y a des moments où il nous cassait un peu les pieds mais quelque part, c’était fabuleux quoi.

 

[[  Les Fers sont des sculptures obtenues grâce au soudage de différents déchets métalliques entre eux. Cela donne lieu à des œuvres singulières, puisque elles sont en partie définies par  les matériaux qu’il trouve et sélectionne, qui contraignent la forme. En même temps, cela permet d’obtenir un résultat expressif, texturé, et en aucun cas lisse. Même dans ce travail de sculpture assez classique, on ressent une véritable force. Ces sculptures sont le fruit d’un important travail de soudure et  d’assemblage de morceaux de métal divers. ]]

 

César : Je suis né à la belle de mai, qui est un quartier très populaire qui est connu comme disons, Saint Denis, c’est un quartier où il a une ambiance, très cosmopolite, il y a des italiens, des corses, des espagnols, je suis marseillais.

[Mais comment était votre père, on aimerait bien l’imaginer un peu ?]

César : Mon père, c’est le César de Pagnol, c’est Raimu. Pour mon père, un sculpteur, c’est comme les types qui taillent les pierres dans les cimetières, c’est un sculpteur.

[A priori rien ne destinait César Baldaccini à révolutionner la sculpture du XXème siècle ? César est né sous le soleil de Marseille en 1921, dans une famille modeste d’origine italienne. A 12 ans, il quitte l’école pour travailler avec son père, négociant en vin, il est tour à tour tonnelier, maçon, chauffeur livreur mais César a de l’or dans les mains, et en 1938 il commence à suivre les cours du soir de dessin et de modelage. En 1943, César monte à Paris, il s’inscrit à l’école des beaux arts, avant tout pour échapper au travail obligatoire en Allemagne. Il parviendra à y rester étudiant pendant près de 15 ans. Dans ce temple de la tradition, César découvre les maîtres de la sculpture classique.]

Rosine Baldaccini : J’ai rencontré César en 48, je suis allée aux beaux arts, j’ai vu César dans la cour, c’était un personnage extrêmement spécial que j’avais jamais vu, il était habillé avec des chaussures avec des chaines, une barbiche, il était très exceptionnel, très extraordinaire, beaucoup, beaucoup de faconde, je n’avais jamais vu çà. Il était passionné par les formes humaines dans le sens où, quand il voyait un corps, il voyait tout de suite l’architecture du corps, la façon dont les épaules étaient accrochées, il avait ce sens là du corps humain.

César : Moi j’ai cru en étant jeune, que j’allais devenir un sculpteur comme Michel Ange, comme Maillol, comme Giacomettti, un sculpteur. Un sculpteur c’est à l’origine, c’est un homme qui touche surtout de la terre.

Rosine Baldaccini : Il vivait surtout, et c’est la raison pour laquelle il restait, il demeurait un élève de l’école, c’est qu’il avait des possibilités d’avoir une chambre, des tickets de restaurant, parce que vraiment, il était très démuni. Le problème des sculpteurs, c’était évidemment toujours le moulage. Même pour le plâtre, il faut faire un moulage, çà coûte de l’argent, donc il essayait de trouver un matériau solide, il essayait de faire des sculptures avec des fils de fer qu’’il entremêlait les uns dans les autres et sur une enclume il tapait ce qu’il avait fait pour que çà fasse une matière compacte, et il a trouvé cette formule là pour faire des choses qui resteraient. Il avait donc fait lui même, par lui même il avait fait sa matière.

 

[ En 1954, César installe son atelier à Villetaneuse, dans une usine qui appartient au père d’un ami. Le jeune sculpteur développe un nouveau langage à partir des déchets métalliques, un matériau qui ne lui coûte rien, et qu’il trouve en abondance dans cette banlieue industrielle du nord de Paris.]

César : La première chose que j’ai pensée, c’est de trouver une usine où je pourrais travailler du fer parce que d’abord j’avais pas les moyens premièrement et puis une usine, il y a des machines, il y a du fer en quantité, il y en partout, et haut en bas, il y a du fer, et des machines, des machines, parce que je pense que c’est une sculpture qui est née en fonction des machines.

Stéphanie Busuttil-Janssen : Il a un amour pou tout ce qui est recyclé, réutilisé, il trouve une certaine poésie dans ces matériaux là. Donc quand il commence à se promener autour de Villetaneuse, il va commencer à ramener des éléments métalliques qu’il a trouvés dans l’usine, il va commencer à les incorporer dans certains reliefs. Il va mettre des éléments de voiture dans une petite poule ! Ses sculptures étaient très personnelles, c’est une sculpture qui se rattache beaucoup à ses racines aussi, c’est à dire dans le choix de ce qu’il fait, un scorpion, une sauterelle, il y a beaucoup de, il y a quand même tout un imaginaire très méditerranéen.

César : Je suis parti, d’abord d’un fragment que j’avais détruit, ce fragment me plaisait, m’intriguait, alors j’ai commencé à pousser là dessus, et çà pousse comme une fleur quoi, c’est exactement comme la terre quoi c’est exactement comme la sculpture, l’autre sculpture, on peut encore couper, re-découper, contre- couper, ajouter, enlever, meuler, polir, on peut faire tout ce qu’on veut.

 

[ Et vous avez fait tout de même par exemple, des rencontres imprévues en cours de route ? ]

 

César : Bien sûr, il y a l’aventure, on sait pas il y a des choses qui se développent dans un accident et si je le subis, c’est parce que j’ai décidé de le subir.

[ Ce poisson vaut à César son premier grand succès en 1954. Pablo Picasso se déplace en personne et le félicite. César a 33 ans, sa carrière est lancée. Après de longues années de bohème, il devient le jeune sculpteur en vogue, une personnalité de Montparnasse et de Saint Germain des prés. A Paris, Londres, Bruxelles, ses expositions attirent l’attention et le consacrent comme le sculpteur du fer. La critique applaudit particulièrement son bestiaire et ses bustes voluptueux.]

 

Jean Nouvel : Ce qui me touche, c’est son sens artistique, la façon de saisir ce qu’est un animal, la façon de saisir ce qu’est un personnage, en quelques points de soudure, et puis il y a le travail laborieux du fer qui se met en place, qui se constitue, qui devient une structure lourde, qui devient une sculpture composée, devient une sculpture respectable au sens d’un objet noble, qui affirme ce qu’il est.

Catherine Millet : C’était un vraiment manuel et c’était un toucheur. Je le dis comme on le dit des hommes qui sont des toucheurs. D’abord, çà n’est pas un secret, César aimait beaucoup les femmes, et voilà, il était toujours en train de peloter les femmes, et les femmes adoraient être pelotées par César. Et il touchait ses sculptures je crois, de la même façon, c’est à dire, César vous expliquant comment il a fait par exemple les grands nus de Villetaneuse, qui sont faits avec des petits morceaux, des petites plaques de fer soudées les unes aux autres, comment il les a réalisées ces oeuvres, c’est vraiment comme s’il avait presque caressé ces femmes, ces magnifiques ventres comme çà.

César : Je touche, et je pense. Si je touche pas, j’arrive pas à me concentrer, si je touche pas, mon intelligence fonctionne moins bien en tout cas à ce niveau là. Ou alors quand j’ai touché, mon imagination ne se met en marche que quand j’ai touché les choses, alors tout de suite, je peux rêver.

 

[[ Le lien entre le toucher et la dynamique de l’imaginaire est majeur chez César, l’illustrent encore ces deux citations : « Je n’ai pas d’imagination. Elle ne me vient qu’avec le toucher et les yeux. Sans ces deux éléments, le cerveau ne fonctionne pas. »  « Ce sont mes mains qui font travailler ma tête. »]]

 

Bernard Blistène : Ce sont ces années et ces années à revenir sur des pièces de fer soudées, sur des œuvres qui, densifiant la matière de plus en plus vont finir par nous faire oublier la matériau dont elles sont composées, voyez le diable, voyez certaines autres pièces, il élargit son vocabulaire, les déploie de manière tout à fait singulière, et les fers soudés conduisent aussi à ces fameuses plaques.

Catherine Millet : César était tellement attentif au matériau qu’il se laissait entrainer par lui et il a réalisé ces personnages qui ont des ailes qui sont en quelque sorte de plus en plus grandes de plus en plus étendues parce que le sculpteur se laissait aller à ajouter un petit carré de métal, un petit carré de métal, un petit carré de métal, et puis un jour il n’y a plus eu que les ailes et c’est ce qu’on a appelé les plaques qui sont ces grandes surfaces abstraites et qui sont magnifiques par leur dimension et par leur surface très travaillée.

 

[ Regardant le travail de la presse] César : « Regarde c’est beau çà, regarde, regarde, oh putain, c’est beau, merveilleuse c’te machine hein ! »

[[ « Le hasard a voulu qu’on installe, en France, à Villetaneuse, la première grande presse dont je rêvais. J’ai voulu tout de suite rendre un hommage à la matière. »]]

 

[ Le spectacle de la toute première presse hydraulique installée en France frappe l’imagination de César. A la fin des années 50, près de l’usine de Villetaneuse, il découvre, sidéré, les paysages de fer compressé. Ce choc esthétique provoque une rupture chez le sculpteur. Lui qui admirait tant la virtuosité des maitres n’a soudain qu’une envie : céder l’acte créateur à ces machines. ]

 

César : « Je suis arrivé à un moment où la ferraille, je suis arrivé jusqu’au bout du langage de la ferraille, c’est à dire, à un moment donné, j’ai pris conscience davantage de la quantité. Je me suis rendu compte que je voyais plus le besoin de faire avec du déchet, des nus, des animaux ou des choses organiques comme les plaques, les grandes plaques, et tout çà, d’ailleurs les grandes plaques et tout çà m’ont entrainé automatiquement à la compression. Quand j’ai vu la presse, que j’ai vu le paquet, j’ai eu, j’en ai pris la responsabilité et tout de suite je me suis identifié à ce paquet et je crois que après çà, j’ai eu une espèce de crise »

Stéphanie Busuttil-Janssen : Et donc là il va commencer à aller d’une manière instinctive, mais en ayant un peu peur aussi parce que c’est très déstabilisant, tout à coup. César c’est quelqu’un qui vient de l’académie, c’est pas un artiste conceptuel, il aime çà en soi, mais il s’interroge : est que j’ai une légitimité à voler d’une certaine manière quelque chose que je n’ai pas fait ?

Jean Nouvel : Pour lui, abandonner la main, c’était une chose délicate et puis effectivement ça été surement été aussi une violence vis à vis de lui même aussi, une façon de se contester ou de chercher la limite ce qu’il est. Pour un sculpteur, c’est une provocation, en fait, c’est à dire finalement, je me sers d’une machine, elle fera très bien le travail. Çà va aller comme çà, boum et regardez ce qui sort.

 

César expose au salon de mai 60, trois compressions de voiture qu’il présente tel quel dans leur radicale simplicité. Pour le monde de l’art, il s’agit d’un véritable attentat à la sculpture.]

[[ César ne prophétise-t-il pas en cela le destin funèbre engendré par la domination de la machine sur la volonté humaine, quand bien même celle-ci resterait commandée par l’homme? ]]

 

Stéphanie Busuttil-Janssen : On lui demande d’enlever ses trois compressions, le jury du salon de mai trouve que c’est immonde, que ce n’est pas de la sculpture. Il arrive avec quelque chose où on ne l’attend pas du tout, parce que César est encensé un peu comme une espèce de Vulcain, comme çà qui fait jaillir des pièces de cette ferraille et tout à coup, il passe de l’autre côté. Donc, avec tout ce que çà va impliquer à cette époque de rupture, qui va même aller jusqu’à une rupture jusqu’à sa propre galerie.

César : « Si moi j’ai trouvé une beauté dans ce paquet, c’est une chose que je ne peux pas expliquer, çà me regarde, c’est une nécessité, je le sens, je sentais que çà m’appartenait, je sentais qu’après tout ce que j’avais fait, toute la vie que j’ai, çà correspond pour moi à un besoin, une nécessité, j’ai pensé, j’ai même pas pensé sur le moment, j’ai agi, c’est après que j’ai pensé »

Bernard Blistène : César va déléguer en ces machines absolument stupéfiantes qui président à ce destin tragique et funèbre finalement du monde industriel, hein, la voiture à la casse, il y a quelque chose de tragique dans une casse automobile, parce que quand on est dans une casse automobile, on voit immédiatement l’accident et derrière l’accident on voit la mort et derrière la mort, on voit bien évidemment quelque chose qui dans l’œuvre de César rode absolument en permanence. Des œuvres qui a un moment donné, ont cette radicalité, cette violence, qui est à la fois physique et symbolique, de fait il y en a peu, et à ce moment des années 60, la compression est une forme de point de non retour.

 

[ Pour les artistes contemporains tels que Bertrand Lavier, la compression reste une source d’inspiration, elle a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de la sculpture.]

Bertrand Lavier : « C’est le regard porté par un artiste qui par une sorte d’alchimie visuelle, et aussi à la fois mentale fait que la réalité peut être transformée en œuvre d’art. Alors on peut expliquer çà de façon assez simple, c’est quand même lié évidemment à Marcel Duchamp, Marcel Duchamp, qui a comme on sait mis un porte bouteille dans une lieu d’exposition et quand on est devant une compression de César, on a les émotions qu’on a devant une sculpture, j’allais dire de manière assez traditionnelle en réalité mais comme en toile de fond, il y a un geste qui est fort, alors disons que la résonnance esthétique a plus d’ampleur. »

 

[ … Voici le jeune Armand sur le carreau des halles qui récupère, chiffons, papiers gras et boites de camembert pour composer ses tableaux poubelle, Yves Klein qui peint au lance flammes, César dans les cimetières de voiture. César passe à l’avant-garde, il rejoint en 1960 le mouvement des nouveaux réalistes, équivalent français du pop art américain. Niki de Saint Phalle qui massacre ses tableaux et ses tubes de couleur à coup de carabine, ces jeunes artistes dynamitent l’art traditionnel et comme lui recyclent les objets de la société de consommation. César se sent encouragé à poursuivre ses expérimentations, en particulier par le fondateur des nouveaux réalistes, Pierre Restany, l’un des critiques français les plus influents d’après guerre.]

Pierre Restany : « Il y a déjà deux plans César, ce premier plan, c’est le plan classique et je pourrais dire culturel, et le second plan là bas le César qui fabrique des objets modernes. Et ces objets modernes nous concernent tous parce qu’on les voit dans les cimetières de voiture, on les voit dans la banlieue des grandes villes, çà c’est le César qui s’est approprié un fragment de la nature moderne, et qui la vit et qui en rend compte, çà je crois que c’est très important.

César : « Il n’y a pas un fil conducteur philosophique ou politique. Pour moi, c’est pas le problème. Toi tu en fais toujours une analyse mais moi, pour moi, il n’y a aucun problème »

Pierre Restany : Parce que tu es un personnage d’instinct et moi je suis un analyste, en ce sens c’est normal, que je tire si tu veux, cette leçon. Une fois que tu as fait tes premières compressions, que tu les assumées en tant que telles que tu as dit que c’était une nouvelle sculpture, au salon de mai 1960, et bien ce jour là un chapitre de la sculpture métallique a été fermé et les gens qui depuis 1960 continuent toujours à souder avec des morceaux de métal, et bien ces gens là sont en arrière de la main, par rapport à un certain problème »

[[Restany souligne l’avance de la vision de l’artiste sur son temps, avance qu’il se refuse à tempérer ]]

Stéphanie Busuttil-Janssen : « Pierre, c’est une espèce de mère qui théorise tout, qui explique tout et qui j’allais dire, qui excuse tout aussi. C’est à dire, même quand César a eu l’idée la plus folle, Pierre est toujours inconditionnellement du côté de César. Donc il re-théorise une chose instinctive qui du coup, rassure énormément César. »

[ Après ses premières compressions sur lesquelles César n’intervenait pas du tout, le sculpteur reprend la main, il commence à choisir les couleurs, les formes, la force de la presse, ce sont les compressions dirigées.]

 

[ Où on va là.]

César : On va esquicher une voiture.

[… « C’est quoi esquicher ? »]

César : Il y a une chanson qui dit : « Viens ici que je t’esquiche on fera un petit tour de corniche, tu connais pas çà ?

[… «  Non »]

César : « Esquicher çà veut dire, compresser, serrer, quand tu esquiches une femme par exemple, tiens celle là, je me l’esquicherais bien, çà veut dire que tu te la serres »

 

Dans la casse, près de la presse :

César : « Il y a du jaune, il y a du jaune, il y a du gris, çà c’est pas mal ce jaune là. »

[ Il veut du jaune, du vert, il veut ajouter, au moins de la voiture.]

[ Au fond, tout çà c’est sa palette.]

[ Oui.]

César : Du noir, il n’y en a pas ?

[Tu veux pas pas de bleu ?]

César : « Vas y presse un peu ! »

……

[Vivre au milieu des compressions de César, c’est le choix qu’ont fait Denise Durand Ruel et son mari Philippe. Ces amis du sculpteur, sont sûrement ses plus grands collectionneurs.]

 

[Montrant une compression.]

Denise Durand Ruel : C’est une compression de César, une des premières mais pas tout à fait les premières, il a commencé en 1960, celle ci est de 1964, elle est colorée, elle est de toutes les couleurs, elle est très avenante moi je trouve. En tous les cas, vous voyez, les enfants, même petits l’aiment, s’ils se sont installés là, c’est parce que c’est un des endroits qu’ils préfèrent de la pièce, sans aucun doute.

… La compression de moto. Alors elle a une histoire toute particulière, oui. César avait déjà fait des tas de compressions de motos, mais des motos qu’il achetait au rebus et il rêvait de faire une moto neuve. Alors mon mari lui a dit, ben on y va, on était à Nice à cette époque là, on y va, ils ont été dans un magasin acheter la moto, ils sont partis tous les deux sur la moto, ils ont été tous les deux directement à la presse et ils ont compressé. Et voilà, elle a roulé deux kilomètres je crois. C’était vraiment un grand, grand ami. On sortait énormément ensemble avec Philippe, il venait très souvent diner à la maison avec des tas de copains etc.. et puis on parlait art tout le temps et on voyait plein de monde …etc… On allait voir jouer Lino Ventura, Yves Montand, etc… quand ils jouaient aux boules, César était super connu, il était un grand ami de tous ceux là.

[Denise Durand Ruel  a également travaillé avec César durant près de 30 ans. Elle a recensé toutes ses œuvres au fil de leur création. À 80 ans passé, Denise Durand Ruel  prépare la nouvelle édition de son catalogue raisonné avec l’aide de la fondation César, un travail indispensable pour démasquer les éventuels faussaires et authentifier les œuvres du sculpteur. ]

Denise Durand Ruel : Nous en sommes au numéro 7725. C’est à dire 7725 oeuvres mais quand il y a une série de 25 ou de 100 exemplaires, évidemment c‘est un seul numéro. Nous avons tout un énorme dossier qui vient de la gendarmerie dans le sud de la France, d’une série de faux César, et nous cherchons si ce sont des faux ou des vrais… Et il avait, vous savez comment on l’a reconnu, on l’a reconnu parce qu’il a même imité César jusqu’à mettre son pouce, César mettait très souvent son pouce, son empreinte en dessous de sa signature, et bien il a mis son empreinte en dessous de sa signature, sauf qu’il n’avait pas les mêmes marques que César et qu’on le reconnait immédiatement. Il y avait un rond blanc au beau milieu. Voilà toutes les plaques minéralogiques de voiture, toutes les cannettes, il y en a des milliers, des jeans, les tissus, il y a un peu de tout, là des ustensiles de cuisine.

[A partir de 1968, le sculpteur explore les possibilités formelles des compressions avec les matériaux les plus divers.]

Denise Durand Ruel : Il a compressé beaucoup, beaucoup de choses différentes.

Jean Nouvel : Je crois qu’à partir du moment où César s’est approprié ce territoire artistique et la compression, il l’explore, c’est tout à fait logique, il s’amuse avec, donc il compresse effectivement toutes sortes de matériaux, de couleurs, de textures, et on a vu ce qu’on a vu arriver.

Bernard Blistène : Dès lors que tout y passe, que tout s’engouffre dans ce procédé, bien évidemment offre des possibilités infinies. César était pour Pierre Restany, l’homo faber et l’homo lidens, l’homme du travail et l’homme du jeu parce qu’il y a évidemment, dans l’être d’abord, cette part du jeu, César est joueur, son parcours, est peuplé de ces rencontres somme toute imprévues qui tournent toutes autour d’une réflexion sur la matière.

[ Voyant un immense amas de tissus], César : Oh là là là là, oh putain, il y a des César à la tonne, Oh là là là là,  !

 

[ En 1971, César présente ses premières compressions en or. Le succès est immédiat dans le tout Paris. Parmi les amateurs, Picasso, Simone Signoret, Johny Halliday ou l’écrivain Guy des Cars.]

 

Stéphanie Busuttil-Janssen : Il leur a dit : « Ecoute, je veux bien te faire une compression en or, mais cette compression, il faut que ce soit un bloc qui soit chargé émotionnellement donc, il faut que tu me donnes des bijoux qui t’appartiennent ou qui ont appartenu à des personnes qui te sont chères, et qui pour toi ont une certaine signification, donc tu vas me donner si ta mère est décédée, l’alliance peut être de ta mère, les médailles de tes enfants que tu ne portes pas . Donc l’idée de la compression, c’est çà, c’est à dire, que quand on regarde sa propre compression, elle est chargée émotionnellement, de plein de choses qui se rattachent à votre histoire, et la manière dont on la porte, César aimait qu’on les porte basses, et en fait, c’est un bijou qui donne une espèce d’attitude, donc toujours dans l’idée du tactile, on joue avec. Et il en a même fait pour homme comme des seins, donc juste une chose comme çà, qu’on a dans sa poche et qu’on tripote d’une manière un peu sensuelle.

……

 

{Les premières empreintes de César remontent à 1965. Le sculpteur est invité à participer à une exposition sur le thème de la main de Rodin à Picasso. Il découvre alors le pantographe, un outil utilisé traditionnellement pour copier et agrandir les sculptures. César décide de faire un moulage de son propre pouce et de le reproduire à toutes les tailles et dans tous les matériaux.]

Bernard Blistène : César avait l’ambition de cartographier un corps en son entier, et là l’idée de ne plus intervenir et donc là encore quelque chose d’une totale radicalité. C’est peut être là où César s’approche le plus de pratiques conceptuelles. Moi je pense que c’est le génie, – allons y du mot -, de l’artiste que d’avoir réussi à réinventer de manière incroyable son œuvre.

Catherine Millet : Le pouce est c’est une forme qui s’est assumée partout. J’ai le souvenir d’une pouce en forme de sucette ? J’ai souvenir du pouce sous une forme de sucette. J’ai toujours dans un tiroir, j’ai jamais osé la gouter, d’abord parce que le geste est un petit peu particulier de sucer pour une femme le pouce de César. Pour moi César était vraiment un homme malicieux, parce que le pouce, surtout lorsqu’il est agrandi prend un caractère phallique, c’est évident, il a moulé le sein de la femme, je crois que dans les empreintes, on trouve comme çà d’autres références très évidemment sexuelles.

[César aurait rêvé de faire un moulage de la poitrine de Brigitte Bardot, mais c’est le sein d’une danseuse du Crazy-Horse qu’il a finalement agrandi jusqu’à cinq mètres de diamètre en acier inoxydable]

Stéphanie Busuttil-Janssen : Il commence à travailler sur l’idée des empreintes en jouant sur les échelles, sur l’idée de l’agrandissement, du matériau et surtout en rêvant à cette espèce de multiplication qui évidemment change complètement le regard en fonction de la taille, mais en imaginant même qu’un jour il pourrait y avoir une tour pouce, on est dans les années 70, et que les gens pourraient vivre dans un bâtiment qui aurait une forme de pouce.

[Son rêve de tour n’a jamais vu le jour mais César a créé pour le quartier d’affaires de la défense, proche de Paris, un pouce de 12 mètres de haut, le plus monumental qu’il n’ait jamais produit.]

Régis Bocquel : C’est une belle histoire, c’est en 93 le pouce de 12 mètres, il est parti d’ici couché, on n’a pas eu l’honneur de le voir debout dans l’atelier parce que l’atelier était trop petit. Et après quand on l’a déposé à la défense, la première fois qu’on l’a regardé, on s’est dit, c’est pas notre pouce. 12 mètres c’est énorme mais devant un immeuble de 100 mètres, c’est tout petit, tout petit et César a dit : on aurait quand même pu le faire plus grand hein !

Jean Nouvel : Il était très jaloux de l’architecture, il me disait que lui il était une petite chose et que moi j’étais un architecte. Il me disait : « Toi l’architecte, de toute façon, je n’arriverai jamais à faire des choses comme çà » ; mais je crois que tout ce qu’on voit sur l’empreinte humaine hors d’échelle, justement c’est bien tous ces jeux sur la dimension, sur le matériau en fonction de la dimension, sur les textures, c’est un jeu d’architecte, un jeu de personne qui se demande quelle est la juste proportion par rapport à l’homme, de ce qu’il doit faire, par rapport à l’espace dans lequel il va le montrer, quelle est la meilleure façon de le révéler, donc tout çà, ce sont des questions qui   dépassent le sculpteur qui se demande simplement sur une pierre donnée ou sur un objet donné ce qu’il va faire. C’est des questions d’une autre nature.

Catherine Millet : César choisit de montrer la réalité encore du corps humain, de la chair humaine parce qu’il ne faut pas oublier que les empreintes même très agrandies et j’ai envie de dire surtout très agrandies à une échelle de plusieurs mètres, restituent tous les défauts de la peau, on voit tous les plis de la peau, les petites rides, on voit les pores de la peau, etc…et donc il y a une présence charnelle au travers de ces empreintes qui est ce dont on s’était complètement détourné dans les années 60 avec le pop art et le nouveau réalisme.

[En travaillant sur ces empreintes, César découvre un nouveau matériau, la mousse de polyurétane, dérivée du plastique, il trouve un nouvel élan, l’expansion.]

César : Ce que moi j’ai vu, je voulais le montrer aux autres, c’était une chose sans bavures, je prenais les mousses, au lieu d’en prendre 10 grammes, j’en prenais 5O kilos, je prenais un moteur pour mélanger les 50 kilos et je versais en public, les deux ou trois quantités de mousse.

Catherine Millet : C ‘était comme une lave [1] qui peu à peu s’étendait, gonflait, formait des plis et c’était très très beau, et çà se terminait par un véritable « happening », c’est à dire qu’avec un scie, on découpait ce matériau très friable, en morceaux comme un gâteau et tout le monde s’arrachait des morceaux du gâteau. Moi j’ai gardé pendant des années, un morceau d’expansion qui s’effritait peu à peu et que j’ai dû finir par jeter malheureusement, mais enfin, on est tous plus ou moins fétichiste, et c’était formidable d’emporter çà chez soi.

[Et la sculpture devint performance, César s’embarque pour une véritable tournée internationale, qui le mène de la Ted Galerie de Londres à Rio. En 1970, il est à Milan, pour le 10ème anniversaire du nouveau réalisme, le sculpteur crée l’événement avec trois expansions géantes sous la galerie Victor Emmanuel. On frôle l’émeute.]

Catherine Millet : Evidemment , César sculpteur non seulement avant-gardiste capable de faire des gestes de cet ordre, mais aussi sculpteur classique qui a envie de les garder, et de garder des objets qui vont durer dans le temps et imposer leur beauté à travers le temps, s’est posé à un moment donné la question de savoir comment les garder ces expansions et çà a pris beaucoup, beaucoup de temps avant de comprendre qu’il fallait des couches et des couches, qu’il fallait mettre une couche, poncer, remettre une couche. etc…

… C’est très étrange les expansions, en plus les laques sont des laques qui donnent des aspects irisés, ou nacrés assez diaphanes qui accentuent encore plus cet aspect irréel comme çà des expansions,

Bernard Blistène : Il les aimait parfaites, il n’aimait pas qu’elles soient fissurées, craquelées, que l’usure du temps semble en l’occurrence les marquer.

Jean Nouvel : Ce qu’on peut remarquer dans l’œuvre de César, c’est qu’à chaque fois, c’est un artiste d’époque, c’est à dire qu’il se sert des moyens de son époque.

La compression, c’est le moment où cette technique arrive,

L’empreinte hors d’échelle, c’est le pantographe avec l’ordinateur et tout ce qui permet de faire ce qu’on ne savait pas faire avant,

L’expansion c’est un nouveau matériau qui fascine et qui en général n’est pas fait pour çà, c’est une sorte de contre point aussi, c’est une sorte d’antithèse, donc entre la compression et l’expansion il y a effectivement la façon de s’approprier le monde.

 

[Jeanne Moreau lors de la cérémonie des César] : « Et la petite statuette qu’il a crée est la récompense dont nous rêvons tous, avec son accent du soleil, sa belle barbe… alors viens César, sors de ton César. » [César sort alors d’un immense César, en bas duquel on le voit apparaître… ]

 

[Aucune des créations du sculpteur n’a autant contribué à sa popularité que ce trophée réalisé en 1975 à la demande de son ami, le producteur Georges Craven. Ce dernier souhaitait créer l’équivalent français des oscars du cinéma, ce sera la nuit des César.]

[La fonderie Bocquel fabrique chaque année cette petite compression en bronze à partir du moule de l’original .

 Régis Bocquel : Ben ! Au début César a fait une compression d’objets de bronzes d’ornement pour les commodes, c’est du bronze d’ameublement on appelle çà, il a pris du matériel très sophistiqué, regardez les plis, c’est vraiment une belle matière. Et donc on retrouve de l’anecdote, regardez ces petites fleurs, c’est mignon comme tout, çà fait une richesse dans la compression.

 

Odette Laure, lors de la première cérémonie des Césars : Et bien je pense que c’est tout à fait le symbole de notre métier, des trous, des bosses, des chocs, mais tout çà sous la dorure…

Stéphanie Busuttil-Janssen : César l’a fait dune manière très désintéressée parce qu’il aimait beaucoup le cinéma, qu’il avait beaucoup de rapports avec les gens du cinéma et çà lui a été extrêmement reproché par le milieu de l’art. Le milieu de l’art détestait à l’époque, parce que les époques ont beaucoup changé; mais à l’époque détestait ce côté un peu médiatique, tout à coup, César vendait un peu son âme au diable en allant à la cérémonie des Césars, il fallait surtout pas mélanger le cinéma et l’art plastique qu’un certain nombre de gens mettait au dessus de tout.

[« Dis donc t’as des relations toi ! t’es mondain toi »]

César : Qu’est ce que c’est que d’être mondain, si on me le disait, alors peut être je pourrais dire oui ou non, alors çà m’énerve parce que toujours on me dit t’es mondain parce qu’on a vu mon nom avec celui,  on a dit que j’étais la coqueluche des milliardaires, que j’étais l’ami intime de Rotschild, que ci que là, mais qu’est ce que çà peut me foutre tout çà, mais qu’est que çà me dire tout çà. Pourquoi poser ces questions, çà sert à quoi ? Ce qui m’intéresse, c’est ce que je fais . Et si je sors, c’est parce que bien sûr maintenant, je commence à vieillir, mais c’est parce que je suis un putanier, un cavaleur alors je sortais pour pouvoir courir des filles, c’est tout.

Ce qui est sérieux, c’est ce que je fais, et si dans la rue je suis pas sérieux, tant mieux, si les gens me trouvent sympathique, tant mieux, il faudrait que je sois là, que je baisse la tête, que je réfléchisse, quand on me dit bonjour, je regarde personne, regarde celui –là il fait le mystère, il est mystérieux, il est artiste,

Bernard Blistène : César a élaboré nombre de techniques, il en a d’ailleurs élaboré une qui était la construction de son personnage, on ne saurait dissocier d’ailleurs César du personnage qu’il a construit, il y a une mythologie César, dans la faconde, l’accent qu’il s’est évertué à préserver, César est à la fois adulé et à la fois souvent mal compris, le personnage éclipsant l’œuvre.

Elisabeth Couturier (critique d’art pour Paris Match) : César, c’était un bon client , peut on dire en télévision ou dans la presse, c’était à la fois un acteur du monde de l’art extrêmement populaire, vous voyez le mot acteur me vient parce qu’il se mettait en scène tout le temps, et en même temps un artiste extraordinairement pointu d’un point d’avant garde, donc il connaissait parfaitement l’évolution de l’art, il était dans tous les vernissages tous les soirs, c’était un esprit extraordinairement curieux mais il avait du mal et le public avait du mal à réconcilier les deux personnages.

 

César cultive ce paradoxe, bien qu’il expose dans le monde entier, certains critiques français ne reconnaissent en lui qu’un artiste mondain. Tantôt classique, tantôt moderne, son œuvre monumentale et polymorphe bouscule et intrigue d’autant qu’après les gestes de rupture des années 60, César a repris ses outils de sculpteur du fer dans les années 80 pour réaliser notamment ce centaure en hommage à Picasso, qui trône aujourd’hui sur une place de Paris. ( carrefour de la croix rouge). Une fois de plus, césar s’amuse et prend le monde de l’art à contre pied, ]

[César a repris avec bonheur son fer à souder et sa ponceuse, ces outils d’il y a 25 ans alors qu’il s’attaquait à sa vénus de Villetaneuse.]

Stéphanie Busuttil-Janssen : Ce qui est très très difficile et déroutant pour les gens qui aiment César, c’est qu’il n’abandonne jamais un territoire au profit d’un autre, c’est à dire, durant toute sa vie, il s’autorise en permanence à faire des allers retours dans son œuvre, en fonction, de nouveaux matériaux aussi et çà va se terminer vraiment en apothéose par la suite milanaise.

 

[Pour cette suite milanaise, César demande à un constructeur italien 15 coques de voitures neuves du même modèle qu’il va compresser sans pousser la presse au maximum, elles sont ensuite peintes aux couleurs de la gamme.]

Stéphanie Busuttil-Janssen : Tout à coup, on va avoir une suite de pièces très expressionnistes, baroques, ouvertes, légères, qui ne sont pas du tout dans l’idée première de la compression mais qui bouclent vraiment le cycle des compressions.

 

Catherine Millet : D’une certaine façon, la laque adoucit les arêtes du métal et dématérialise un petit peu tous ces plis exactement comme un tissu soyeux qui serait drapé sur un corps et a pour effet un peu de dématérialiser le corps qui se trouve en dessous et tout çà est d’une sensualité absolument extraordinaire.

 

Bernard Blistène : Cette suite milanaise jette finalement un regard complètement différent sur ce que on tentait d’opposer entre expansion et compression, elle en produit peut être justement une forme de synthèse, il est intéressant de voir que César reprend à travers d’autres matériaux des expériences qu’il avait conduites quelques décennies auparavant. Il le fait également avec cette incroyable accumulation de compressions automobiles lorsqu’il est l’invité du pavillon français de la biennale de Venise.

 

[Dans les années 90, César multiplie les projets, à Marseille, Paris ou Seoul, plusieurs rétrospectives rendent hommage à l’un des grands sculpteurs du XXème siècle, un artiste qui pendant plus de 50 ans, a constamment renouvelé son oeuvre. En 1995, trois ans avant sa disparition, Catherine Millet invite César à représenter la France lors de la biennale de Venise, l’une des plus prestigieuses manifestations artistiques d’Europe. Le sculpteur en profite pour donner vie à un très ancien rêve]

 

Catherine Millet : De mon point de vue en tout cas, il était insuffisamment considéré, insuffisamment reconnu par son propre pays, et c’est tellement vrai que j’ai eu beaucoup de mal à imposer auprès des organisateurs y compris français mon choix de montrer César dans le pavillon français. Il a pu réaliser là, dans le cadre du pavillon à Venise un projet, qu’il avait en tête depuis très longtemps, qui était de réaliser une énorme compression. C’était à peu près 520 tonnes et çà a été là aussi un énorme travail.

Tout au long de sa vie, il a développé, en parallèle, les fers et les compressions, et il n’a jamais abandonné l’un pour l’autre, ce que certains lui ont reproché, César s’est toujours mis en retrait par rapport à ces injonctions du milieu, traversé lui même par ces contradictions.

Moi j’ai le souvenir de César, disant d’une manière très sincère, mais comment je m’en sors, je ne comprends pas moi même tu vois j’ai encore j’ai envie de faire des fers alors que je fais des compressions ou les empreintes, ou les expansions et pour moi la qualité de César, elle est dans cette contradictions et la continuité , l’évolution de l’art depuis quelques années nous montre bien que l’art est perpétuellement en tension aujourd’hui, entre des gestes qui sont des gestes de rupture qui sont des gestes : j’essaye de faire quelque chose qui n’a jamais été fait, et d’autres démarches qui sont elles au contraire dans la continuation la reprise d’une tradition.

Voilà, ce sont nos contradictions d’aujourd’hui que César a été peut être l’un des premiers à assumer, et je dois dire qu’il faut  lui rendre hommage, et rendre à César que nous devions à César.

 

[1] Sans doute restait-il marqué par les moulages des corps des habitants pris dans la lave lors de son voyage à Pompéi en 1951

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