Thème du tiers inclus : Peinture des moeurs, Coexistence sociale
Antagonismes en interaction : Carnaval ~ Carême, Fête ~ Austérité, Jours gras ~ Jours maigres, (Hiver ~ Eté), Plaisir ~ Observance religieuse, Joie populaire du cabaret ~ Dévotion de la bourgeoisie, Débauche (de couleurs, de musique et sexuelle) ~ Ascèse, Catholiques ~ Luthériens, l’un ventru et rubicond, l’autre squelettique et sinistre, tous deux assis, l’un sur un tonneau posé sur des roulettes et poussé par deux acolytes, l’autre sur une plate-forme roulante tirée par un moine et une nonne; Mardi gras ( dernier jour « gras » ) ~ Mercredi des cendres ( premier jour de carême qui va durer jusqu’à Pâques).
Le tableau peut symboliquement se comprendre comme le partage et la coexistence de la société villageoise flamande entre deux tentations distinctes :
- – La vie tournée vers le plaisir – dont le centre est l’auberge située à gauche du tableau ;
- – L’observance religieuse – dont le centre est la chapelle à droite du tableau
Mais aussi entre deux religions s’opposant en 1559 : le protestantisme qui fait fi du Carême, et le catholicisme, qui le respecte.
Deux défilés rivaux s’affrontent sans agressivité : le tableau dépeint le moment où ils vont croiser leurs lances respectives, sur une place du marché très animée.
L’article qui suit proposera au spectateur une visibilié et une perception émanant des interactions, des tensions entre les multiples polarités et antagonismes qu’illustre ce tableau
Carnaval semble laisser place à Carême comme lors des festivités liées à leurs célébrations respectives durant l’année. Les temps religieux sont respectés.
Il était requis, au début du carême de se séparer physiquement des corps gras, de suspendre le jambon dans un endroit reculé du grenier, de récurer soigneusement les ustensiles de cuisine afin « qu’ils fussent maigres ».
Ces motivations peuvent avoir donné naissance à cette représentation.
Cet article propose au spectateur une vision sous un angle différent
Celui de la logique du tiers inclus
Il n ‘est donc pas question ici de le considérer comme une somme de saynètes indépendantes les unes des autres mais comme une juxtaposition de ces saynètes en interactions le plus souvent allégoriques. Cette juxtaposition n’est elle-même en aucun cas une somme déterminée de ces interactions mais sera perçue comme une dynamique émanant des interactions d’elles-mêmes. Chaque perception de cette énergie tourbillonnante de complexité, dans un luxe de détails dont seul le peintre connait parfois la symbolique, sera également en interaction avec la sensibilité spécifique de chaque spectateur.
Nous nous contenterons donc de décrire ces situations et interactions, afin de laisser cheminer sans aucune directive interprétative cette dynamique d’interactions.
Sous cet angle de vue – celui de la logique du tiers inclus contradictoire – et même si l’atmosphère du tableau est celle d’une farce dont il faut donc relativiser la solennité ou la sévérité du titre- , le terme de « combat » pourrait apparaitre inadéquat : il oppose, radicalise les antagonismes alors que notre vision repose sur des interactions, une réciprocité, un dialogue, une cohabitation entre polarités richement illustrées.
De la multiplicité et de la cohabitation de ces multiples interactions, émane une unité harmonique. La « virtu », aurait dit Machiavel, ciment par lequel une société s’établit et se conforte, existe ici par l’harmonie des contraires. Non pas égalité, ou négation des différences, mais bien « accord » de qualités diverses, qui par compromis, tolérance et réciprocité, composent les unes avec les autres.
Comme par loi sociologique, l’harmonie « conflictuelle » du tableau va de pair avec la vitalité de l’ensemble. Lorsque qu’une organisation sociale parvient à mettre l’accent sur la diversité, elle est féconde et productrice, tant en ce qui concerne la culture, que l’organisation politique ou la simple vie quotidienne. Dès lors qu’un des éléments constitutifs de la société tente d’imposer l’un de ces trois éléments, l’équilibre se rompt et remet en question la survie de l’ensemble. ( Maffesoli)
Ici, l’illustration même des deux protagonistes, dont les trajectoires se croisent sans se rencontrer, semble montrer qu’il s’agit plutôt d’un combat » fictif », que d’une réelle confrontation. il en est de même de toutes les situations ou évènements illustrant les antagonismes.
Notre choix se porterait ainsi sur un titre laissant davantage place au champ du possible émanant de ces rencontres entre éléments, évènements ou phénomènes antagonistes : de ce point de vue nous soustrairions le terme « combat » au profit d’un titre plus ouvert « Entre Carnaval et Carême ».
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SOMMAIRE
1. Le peintre
2. L’œuvre
3. Les antagonismes
3.1. Deux modèles
3.2. Le combat
3.3. À droite, autour de l’église
3.4. En arrière premier plan, les maisons
3.5. En arrière deuxième plan au fond
3.6. À gauche
3.7. La place du village
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1. Le peintre
La date de naissance de Pieter Bruegel dit l’Ancien, est située, par déduction, entre 1525 et 1530. Celle de sa mort est en revanche certaine : 1569. Peintre et graveur de formation, Pieter Brueghel est issu d’une famille d’artistes flamands bien établie. Il étudie auprès de Pieter Coecke Van Aelst et passe la majeure partie de sa carrière à Anvers, plaque tournante du commerce international et centre de l’édition de gravures du pays.
Dans les années 50 il vit à Anvers et travaille pour le commerce de l’estampe en réalisant de nombreux dessins.
Brueghel fréquente les kermesses et les noces villageoises. Ces fêtes populaires l’inspirent.
En 1552, il voyage en Italie, en passant par la France.
En 1562, Brueghel s’installe à Bruxelles avec sa femme. Elle lui donne plusieurs fils qui deviendront peintres à leur tour. Il a produit alors davantage de gravures que de tableaux.
Peintre des carnavals, des fêtes et de la célèbre Tour de Babel, Pieter Bruegel est un maître de la Renaissance flamande, à la tête d’une dynastie d’artistes.
En 1569, il est inhumé dans l’église Notre-Dame de la Chapelle à Bruxelles.
2. L’œuvre
Après avoir vraisemblablement fait partie de la collection de l’empereur Rodolphe II, ce tableau, « Combat du carnaval et du carême » est aujourd’hui conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
Ainsi représente-t-il (peut-être), sous l’alibi de la fête, de l’opposition Carême (maigre)~ Carnaval (gras), la violence d’une autre opposition (Catholique ~ Luthériens) qui préfigure la répression sanglante menée par le duc d’Albe à partir de 1567.
La scène se situe sur la place d’un village flamand. Elle est présentée en contreplongée. D’innombrables petits personnages sont dispersés autour de deux d’entre eux figurés à plus grande échelle, l’un ventru et rubicond, l’autre squelettique et sinistre, tous deux assis, l’un sur un tonneau posé sur des roulettes et poussé par deux acolytes, l’autre sur une plate-forme roulante tirée par un moine et une nonne.
Hormis un certain nombre de personnages qui, comme participants d’une fête populaire, relèvent d’une scène de genre, tous les autres, mendiants et estropiés, composent une humanité pitoyable. Une population qui malgré une apparente indifférence aux défilés du carnaval et carême, vit d’innombrables contradictions. Une vie elle-même contradictoire ( Débauche ~ Ascèse, Austérité ~ Abondance, Plaisir ~ Dévotion, Mesure ~ Dévergondage, Grosseur ~ maigreur, etc …)
Cette fête de mi-carême, malgré les déguisements de quelques-uns et les jeux de quelques autres, peut se percevoir diversement. La vue de ces malheureux qui s’efforcent ou font semblant de s’amuser – beaucoup déjà atteints dans leur corps – peut laisser le spectateur partagé entre la pitié envers leur état et la répulsion qu’inspire la cruauté spontanée de la plupart de leurs amusements. Elle peut aussi, sous un autre angle, illustrer la tolérance par la totale intégration, cohabitation et acceptation de toutes les composantes d’une société.
Les lignes ne convergent vers aucun point de fuite, l’horizon est obstrué par les habitations, les personnages sont représentés de façon anarchique, tant dans leur disposition, leurs tailles respectives, que dans leur nature ( cul-de-jattes, enfants, nains…), et leurs couleurs (rouges, bleus, roses ) se détachant sur des tons chauds ( jaunes tirant sur l’ocre, sur un fond uni brun-vert.)
Le thème est un « combat » sans agressivité entre les personnifications de Carnaval et de Carême.
3. Les antagonismes
3.1. Deux modèles
Deux modèles cohabitent :
1. Une diagonale tirée de l’angle situé en haut à gauche du tableau à l’angle situé en bas à droite sépare à gauche les personnages licencieux du Carnaval, à droite l’austérité des jours maigres que symbolise Carême.
2. Une ellipse établit une séparation artificielle entre le centre de la place et les constructions qui l’entourent. Cette ellipse contient les deux temps liturgiques que sont le Carnaval (jours gras) et le Carême, elle s’enroule autour du couple éclairé par un flambeau situé au centre, tâche lumineuse n’incluant pas les habitations de l’arrière-plan.
3.2. Le combat
Carnaval esquisse un geste d’adieu en levant les yeux au ciel , Carême, est assis sur un prie-Dieu.
Le combat illustre
l’opposition symbolique,
non violente entre
Carnaval
et
Carême.
Carnaval, dodu, est armé d’une broche sur laquelle sont enfilés deux poulets. Son char, un tonneau, est poussé par deux personnages colorés, coiffés de chapeaux pointus.
Carnaval est incarné par l’homme bedonnant sur sa barrique de bière (sur laquelle un large morceau de viande de porc est rivée par un couteau). Il porte comme couvre-chef une large tourte de viande et brandit une lance, sur laquelle est empalée une tête de cochon, un poulet, des saucisses et un petit gibier. Cette insistance autour du thème de la viande est bien entendu destinée à montrer que la viande du Carnaval contraste avec le Carême, où toute consommation de viande est interdite. L’homme appartient visiblement à la corporation des bouchers, comme son long couteau autour de sa ceinture semble l’indiquer. Il était en effet de tradition que la figure du Carnaval soit issue de la guilde des bouchers. Derrière lui se tient un homme vêtu d’une tunique jaune (couleur traditionnellement associée à la tromperie) et d’un chapeau pointu
Carême présente un visage plus austère. Maigre et longiligne, il porte des vêtements plus ternes et porte une ruche sur la tête. L’extrémité de sa lance porte une palette sur laquelle sont présentés deux poissons. Il est assis sur une chaise haute posée sur une planche rouge à roulettes sur laquelle sont posés des bretzels, du pain sans levain et un panier rempli de raisins. Le « char » est tiré par un homme (sans doute un moine) et une femme. Contrairement à ceux qui suivent Caranaval, les enfants et adultes suivent Carême avec des crécelles et ne portent aucun masque.
Au premier plan, dans l’espace qui sépare précisément Carnaval de Carême, quatre personnages remplissent l’espace. Deux tirent le chariot de Carême. Le combat, tant du côté du gras Carnaval que de la maigre » Veille de Carême« , est dénué d’agressivité. L’un lève les yeux au ciel et sa main gauche esquisse un geste d’adieu, l’autre, les yeux fixes, épuisé par le jeûne , ne se prépare ni à donner ni à recevoir des coups. Comme Carnaval, Carême défile mais ne combat pas.
La direction des chariots semble montrer que les deux défilés se croisent et s’évitent. le mouvement poursuivi ferait passer Carême au premier plan, puis Carnaval au second. Les deux « ennemis » ne se regardent pas, évitent de se voir. Ces deux mouvements en sens contraire ne montrent pas d’inclusion dans le domaine » ennemi « , mais un infléchissement de la ligne qui sépare les deux territoires.
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Derrière Carnaval, un personnage ( homme ou femme ?), chandelle à la main, porte sur la tête une table où se trouvent différentes sortes de pains, des gaufres (tradition culinaire du mardi gras. Dans ses mains, un vase (à gauche) et une bougie (à droite) – la scène se déroulant en plein jour, porter une bougie allumée paraît anachronique.
A sa droite, un guitariste, coiffé d’une marmite, joue de son minuscule instrument sur son énorme ventre. Derrière lui, un femme porte des gaufres et un collier d’oeufs. Les œufs, comme la viande, étaient proscrits pendant le Carême.
D’autres personnages à la mine patibulaire entourent le char
3.3. À droite, autour de l’église
Côté Église : distribution des aumônes, achat de poisson, de rameaux bénis, fidèles allant vers l’église pour vénérer la sainte croix, fidèles sortant de la messe avec leurs sièges
À droite, une église à l’architecture simple: le portail en plein cintre, surmonté d’un oculus, et quelques colonnes de la nef. De cette église sortent deux flux de fidèles, tous vêtus de noir, beaucoup portent un capuchon.
Un flux de personnages prolonge le cortège de Carême.
Des mendiants, un manchot dépourvu de pieds, une femme mendiant avec son bébé
L’autre flux sort par une porte latérale. Certains des fidèles emportent leur chaise. Un autre groupe d’hommes vêtus d’habits sombres (marrons) arrivent en sens inverse dans la rue principale. Peut-être viennent-ils pour un second office.
Des femmes nettoient leurs maisons pour Pâques. Des invalides discutent. Des adultes et des enfants jouent.
3.4. En arrière premier plan, les maisons
L’architecture des maisons est typiquement flamande. Une femme, sur son échelle, nettoie ses carreaux. un homme est dangereusement assis sur le châssis de sa fenêtre, quelques curieux observent la place penchés à leurs fenêtres.
Plus à gauche, un orateur, monté sur tonneau reçoit sur la tête un seau d’eau jeté de l’étage de la maison.
La vie quotidienne agite la place, une ronde anime la gauche de la maison
3.5. En arrière deuxième, plan au fond
On aperçoit un feu près d’une maison, au bout de la rue principale. On ignore s’il s’agit d’un début d’incendie, comme peut l’évoquer la couleur orange des fenêtres, en opposition avec la couleur noire des autres fenêtres.
3.6. À gauche:
Côté Auberge : beuverie, fête, personnages ivres, achat de gaufres, représentation de farces burlesques, jeux de hasard
Noces de Mopsus et Nysa inspirées des bucoliques de Virgile
L’auberge de la Nef bleue, identifiable à son enseigne, est remplie de buveurs et de badauds qui regardent la représentation théâtrale connue sous le nom des Noces de Mopsus et Nysa, encore nommée «fiançailles malpropres », farce d’une « union contre nature » jouée par des célibataires tournés en ridicule. L’ambiance est à la dérision : un enfant de chœur et un musicien jouent du gril accompagnent le cortège d’un couple très mal assorti, composé d’une femme ébouriffée et trapue tirant contre son gré un homme vers une tente de fortune, composée de toiles rapiécées, sous les regards des clients attroupés. Ce cortège est connu sous le nom de charivari.
Le rituel est attesté dès le XIV ème siècle. Il se tient à l’occasion d’un mariage jugé mal assorti (c’est notamment le cas des charivaris organisés lors du mariage d’un homme âgé avec une jeune femme) ou d’un remariage (notamment quand un veuf ou une veuve se remarie trop vite après le décès de son premier conjoint : il s’agit alors d’un rite funéraire dans lequel le bruit est le seul moyen d’expression du défunt).
3.7. La place du village:
Chacun sur cette grande place, s’occupe de ses affaires sans se soucier du voisin. De nombreuses scènes indépendantes les unes des autres génèrent une forme de désordre.
Brueghel les juxtapose les saynètes dans une composition tourbillonnante avec un luxe de détails.
C’est de ce foisonnement et des multiples interactions entre ces petites saynètes allégoriques contradictoires qu’émane le sens profond du tableau. La saynète exactement située au centre du tableau, à l’intersection des deux diagonales en est le modèle. Cette position première reflète et condense en elle seule les multiples interactions métaphoriques environnantes.
Un couple, comme indifférent à ce qui l’entoure, comme guidé par un bouffon tenant une chandelle allumée malgré la lumière du jour: symbole d’un monde renversé. L’homme est vêtu d’un habit brun et porte un grand chapeau de même couleur. Une épée et une dague pendent sur ses flancs. La femme porte un manteau de poils gris. Une lanterne est accrochée à sa ceinture, dans son dos. Les vêtements du bouffon ont des couleurs très vives, des rayures jaunes et bleues pour une moitié et du rouge pour l’autre moitié.
Toutes les autres saynètes du tableau sont construites autour de ce couple et de ce bouffon en position centrale, illustrant l’interaction entre tradition et fantaisie, entre conventionnel et décalé.
Derrière le cortège du Carnaval, une femme assise sur une chaise basse, prépare son repas. Trois oeufs sont posés sur une table, à côté d’elle.
A leur droite : un puits carré en briques, dans lequel une femme jette un seau. Un porc mange derrière le puits.
De l’autre côté, une poissonnière vend sa marchandise.
Un étalage regorge de poissons, on en voit quelques beaux spécimens dans un panier.
Un groupe d’infirmes s’agite près des tonneaux de la brasserie. L’un se traîne par terre en s’appuyant sur deux morceaux de bois. Plusieurs unijambistes, portés par leurs béquilles, marchent en tous sens.
Bruegel utilisera à nouveau ce motif dans Les Mendiants ( 1568)
Abraham Ornelius, géographe ,ami de Bruegel : « Ce qu’il montre, nul homme ne l’a vu, car nul ne peut voir à la fois le printemps et l’été, l’enfant et l’homme. Il a fallu pour le composer, plus de pensée que de peinture ».
Félicitations !! L’analyse de la peinture de Bruegghel est forte juste et on peut en voir un autre exemple avec le portement de croix, qui a été illustré par un film remarquable. !!! Votre analyse justifie un Voyage à Vienne, pour déterminer si l’on doit faire carême non !! ( existe-t-il un PDF de cet article ? Sincèrement.Jpd