Thème du tiers inclus: La création artistique
Antagonismes en interaction : Artiste reconnu ~ Rebelle et marginal, Esthétique pop ~ violence du geste, Expérience ~ renouveau
Basquiat ~ Warhol
Inspiration et contradiction *
Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat se rencontrent en 1983. Ils n’ont rien en commun.
– Warhol, d’origine slovaque, a 55 ans. Artiste accompli, il côtoie les puissants et jouit d’une renommée planétaire.
– Basquiat, mi-haïtien mi-portoricain, a 23 ans et débarque à peine sur la scène new-yorkaise. Rebelle et marginal, il vient de la rue et du graffiti.
Tandis que Warhol recourt aux moyens mécaniques de reproduction d’images, Basquiat cherche au contraire l’énergie et la vivacité du geste, instinctif et sauvage.
Malgré leurs différences, ils se lient d’amitié. Warhol donne des conseils à Basquiat et lui ouvre son réseau. Ils co-signent des œuvres où la violence du geste de l’un se confronte à l’esthétique pop de l’autre, et exposent ces toiles sur un pied d’égalité. Chacun a beaucoup à y gagner.
– Warhol véhicule l’étiquette du pop-art déjà poussiéreux, il cherche le renouveau, la jeunesse et la fraîcheur.
– Basquiat lui, a besoin de l’expérience de son aîné, de sa vision et de son intelligence.
Leur coopération artistique émane de la tension entre leurs différences
Basquiat : « Il mettait quelque chose de très concret ou de très reconnaissable, comme une manchette de journal ou un logo de produit, et puis je défigurais, en quelque sorte, et puis j’essayais de le faire travailler dessus un peu, et puis je retravaillais dessus davantage. J’essayais de lui faire faire au moins deux choses. Il aime bien lancer juste un truc et, après ça, me laisser faire tout le travail. Nous passions tout notre temps à peindre par-dessus les trucs de l’autre. »
En deux ans, Basquiat et Warhol ont réalisé plus de cent soixante tableaux en collaboration.
Plusieurs groupes parmi l’ensemble de ces œuvres en collaboration :
- Les logos peints à la main par Warhol, comme Arm and Hammer, les anneaux olympiques ou le sigle de la Paramount.
- Les motifs simples que Warhol prenait comme thèmes de base : objets, ustensiles ménagers ou fruits.
- Des créations picturales plus complexes tel des paysages
- Les gros titres de journaux que Warhol choisissait au préalable
- Les motifs de Basquiat le plus souvent sous forme de sérigraphie
- Les dernières œuvres en commun, très complexes, dont Warhol fournissait les motifs dans le style du copier-coller.
SOMMAIRE
- Arm & Hammer
- Wood 1984
- TOP COP ADMITS HANKY-PANTY
- HEART ATTACK FO(X) JEAN HARRIS JESS ( L.JACKSON) WILL JOIN ( Ernest) FRITZ ( Hollings) BUT I’M MY OWN
- SUBWAY FIRE. 200 trapped
- COPYRIGHT 1935 A.C.GILBERT COMPANY NEW HAVE, CONN USA
- Unit Filter GE
- Lincoln Memorial et Brown spots Portrait of Warhol as a banana
- Third eye
- China Paramount 4
- ½ de Warhol et Exercise Specials
- 6.99
- Gravestone
***
- Arm & Hammer :
Oeuvre clé
Sur fond acrylique doré, Warhol peint deux fois le logo de Arm & Hammer, fabricant américain de produits d’hygiène à base de bicarbonate de soude, remplissant à chaque fois la moitié du tableau. Basquiat se concentre sur le logo de gauche, qu’il retravaille. Il efface le bras tenant le marteau avec de la peinture acrylique blanche et peint le portrait du musicien de jazz Charlie Parker par-dessus, comme s’il s’agissait du côté pile d’une pièce de monnaie. L’année indiquée « 1955 » est celle de la mort de Parker, le saxophone semblant faire exploser le logo. Basquiat rature les mots « Arm » et « Hammer » par de larges coups de pinceaux. Il les recouvre du mot « commemeritive » (jeu de mots sur commémorative, « pièce commémorative ») et « one cent », et finit par rayer également ces deux mots, afin de les mettre en valeur, fidèle à sa conception : « Je rature les mots pour que vous les voyiez davantage, le fait qu’ils soient cachés vous donne envie de les lire »
Warhol peint les images à la main, ( Logos d’entreprise ou motifs comme ceux des prothèses dentaires, des fruits ou des chiens. Après cela Basquiat les accentue ou les efface avec ses propres éléments picturaux, en laissant toutefois perceptible et visible ce qui se trouve dessous, comme il le fait pour ses propres tableaux.
Dans ce jeu d’échanges, il parvient toujours à donner à leurs œuvres communes l’anatomie de ses propres œuvres, y instillant son identité noire et ses prises de position contre l’exploitation, la société de consommation capitaliste, l’oppression, le racisme, les violences policières.
Keith Haring décrit leur collaboration comme « une conversation en peinture plutôt qu’en mots ». Les deux artistes travaillent plusieurs toiles en même temps, chaque idée inspirant la suivante. Des couches d’images et d’idées s’accumulent, se superposent, se raturent, s’effacent jusqu’à leur condensation en un point culminant.
- Wood 1984.
L’œuvre est signée des deux artistes sur le bord droit. Sur le paysage aux couleurs puissantes, peint avec soin par Warhol, Basquiat efface les bords avec de la peinture blanche sans toutefois recouvrir le thème fondamental. Il inscrit le mot « wood » au pastel gras blanc sur fond noir et ajoute un cylindre « cylinder » (wooden) ainsi qu’un cabanon en bois. Le mot « eye » crache du feu. Dans le coin inférieur droit, un pied rouge, indiqué « FEET », voisine avec une patte d’oiseau. Basquiat efface ici complètement une image pour en mettre une autre en valeur.
- TOP COP ADMITS HANKY-PANTY
Début des années 80, Warhol refait des sérigraphies des titres de journaux évoquant les catastrophes, le racisme ou les violences policières. Dans une de ses œuvres, il inclut l’article du Daily News de New York sur la mort d’un graffeur afro-américain Michael Stewart tué par des policiers en 1983. Cette mort avait profondément choqué Basquiat. Il intitule son oeuvre : « TOP COP ADMITS HANKY-PANTY » ( un flic haut placé reconnait un comportement déplacé )
Basquiat efface le gros titre jusqu’à le rendre illisible, réduisant les lettres à des éléments visuels dépourvus de signification auxquels il joint, dans OP OP, des personnages ou des demi personnages, dans des surfaces de couleur ajoutées, évoquant trois autoportraits : l’un avec chapeau et cravate, l’autre stylisé en silhouette et le troisième en tenue rouge avec une couronne jaune surdimensionnée et des lignes d’énergie émises par le corps.
Warhol, à son tour, a opposé les logos de Arm & Hammer et de Zenith Electronices ainsi qu’une prothèse dentaire rouge dans l’angle inférieur droit.
- HEART ATTACK FO(X) JEAN HARRIS JESS ( L.JACKSON) WILL JOIN ( Ernest) FRITZ ( Hollings) BUT I’M MY OWN
Dialogue artistique
Warhol a combiné ces deux titres avec un bifteck en forme de cœur. Basquiat laisse les titres en grande partie lisibles et ajoute un rectangle blanc. Symbole du décès par arrêt cardiaque et du néant post mortem. Il a inscrit le mot « Alcohol », lui-même en partie repeint, et une tête verte en forme de masque.
- SUBWAY FIRE. 200 trapped
Une logique interne partagée
Basquiat ajoute au titre des flammes, deux corps inanimés, deux masques noirs et une figure en pose de vainqueur dans l’angle inférieur droit. Warhol recouvre ensuite ce décor d’un logo « Zenith » rouge, suggérant qu’un court-circuit a déclenché l’incendie.
- COPYRIGHT 1935 A.C.GILBERT COMPANY NEW HAVE, CONN USA
Sur l’ensemble des modèles réduits d’instruments mobiles et engins de locomotion (moulins à vent, catapultes, moyens de transport…), Warhol place un logo bleu clair de la Général Electric, en contraste avec les appareils qui fonctionnent sans électricité. Basquiat réplique avec une tête noire en forme de crâne, au contour blanc délimité par un rectangle aux lignes vertes, en surplomb de toutes ces réalisations et inventions mécaniques.
- Unit Filter GE
On retrouve les motifs de jeux de construction sur lesquels Warhol superpose un logo Général Electric. Basquiat réagit en ajoutant des figures humaines stylisées entre autres un policier afro-américain…
- Lincoln Memorial et Brown spots Portrait of Warhol as a banana
Dialogue entre Warhol et Basquiat : « Greatest things »
Basquiat associe le billet de cinq dollars et sa reproduction du Lincoln mémorial à deux bananes, l’une entière, l’autre ouverte et entamée, en guise de crypto-portrait de Warhol, allusion au premier disque de The Velvet Underground & Nico dont Warhol avait réalisé la pochette.
Après avoir colorié certains éléments du tableau en jaune (les bananes) et en vert (autour du Lincoln Mémorial du billet de banque), Warhol retourne la toile pour ajouter, à l’envers, un logo GE, le prix promotionnel « $ 4,99″ en rouge, en référence au billet de 5 dollars, et une main partiellement délimitée par un rectangle peint en rouge, tel un panneau STOP.
A nouveau retournée pour l’accrochage, Basquiat y inscrit au pastel gras vert l’annonce des « $ 4.99 « dans l’angle supérieur gauche et le mot « milk » dans l’angle inférieur droit.
- Third eye
La remise en question par opposition aboutit à un niveau de réflexion supérieur par juxtaposition des contraires.
Dans la moitié gauche du tableau, Basquiat donne une représentation humaine comme sujet de départ. Warhol répond par un bretzel et trois étiquettes de prix.
- China Paramount
Warhol : « Les tableaux que l’on fait ensemble sont plus réussis lorsqu’on ne peut pas dire qui a fait quelle partie »
Le logo de la Paramount renvoie à la relation privée que Warhol entretient avec Jon Goult, son dirigeant. Le portrait de Ronald Reagan est traversé de chiffres, la politique US -Chine et des visages divers aux allures de masques de noir et de personnes de couleur.
Warhol crée un fond constitué d’articles de sport (un gant de base-ball, une raquette de tennis, et des chaussures). De ces images, nait un dialogue progressant par énoncés contradictoires, un réseau de symboles, de chiffres, de signes, d’objets, de têtes, de surfaces de couleur bleu clair et ivoire, à l’image de ces « espaces de savoir » de Basquiat dans lesquels l’artiste met en relation tout ce qui l’entoure et tout ce avec quoi il s’entoure. Basquiat copie toujours le matériau préexistant en le transformant, d’une manière qui rappelle dans son esthétique, le « sampling » en copier-coller de la génération internet.
- ½ de Warhol et Exercise Specials
Combinaison d’images dont la logique interne ouvre de nouveaux espaces de réflexion
Ensemble de combinaisons de têtes noires de Basquiat, d’athlètes afro-américains, de structures végétatives de la vie et de la croissance et du A (en rouge) du nom de Hank Aaron.
- 6.99
Une des dernières œuvres communes réalisée dans la dernière Factory de Warhol, au 22 East 33rd Street
Rencontre d’éléments picturaux de Warhol : une femme de profil, deux joueurs de football américain en noir et blanc courant l’un vers l’autre, avec ceux de Basquiat : une tête incandescente crachant du feu, dans l’angle inférieur droit, des coups de pinceaux blancs s’opposant aux surfaces de couleurs vives et les effaçant en partie, des traits suggérant des cicatrices sur les corps effacés des personnages à gauche, au centre du tableau ainsi qu’autour et à côté de la tête incandescente. Tout cela sous le prix promotionnel « 6.99 « peint par Warhol en jaune sur fond rouge, emblème du système économique capitaliste qui domine l’action du tableau auquel répond, en bas à gauche, le nombre « 5599 », probablement ajouté par Warhol au dernier moment, comme une note de bas de page.
- Gravestone
L’amitié des deux artistes s’est poursuivie après la fin progressive de leur collaboration même si l’intensité a diminué. Basquiat fut très affecté de la mort de Warhol le 22 février 1987. Il crée un assemblage en trois parties, sorte de pierre tombale pour Warhol.
Il cite à la fois la série des croix jaunes de Warhol (Cross 1982) et son propre motif de tête ressemblant à un crâne, qu’il efface à nouveau par des coups de pinceaux.
La tulipe noire plus grande que nature et le mot « Perishable » écrit deux fois sur le panneau central du triptyque expriment la présence de la mort et la caducité.
Un espace dialectique né de la rencontre de deux mondes
Basquiat meurt l’année suivante le 12 août 1988. Il est retrouvé mort dans son appartement de New York, victime d’une overdose d’héroïne et de cocaïne.
Dans ses affaires, racontent ses amis, les seringues et un billet d’avion aller simple pour Abidjan où il devait retrouver son ami Ouattara Watts six jours plus tard.
Qu’allait-il faire en Côte d’Ivoire ?
Peindre ?
Renouer avec ses racines africaines ?
Partir à la recherche d’esprits susceptibles de le délivrer de ses démons ?
…
* Cet article comporte des extraits du catalogue de l’exposition Basquiat x Warhol , à quatre mains, Fondation Louis Vuitton, 2023.
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