Thème du tiers inclus: Entretiens silencieux
Antagonismes en interaction: Homme ~ Cheval
BARTABAS
ENTRETIENS SILENCIEUX
Zingaro
Mon sang, ma chair
Ensemble, nous nous sommes appris
Nous éduquant l’un l’autre jusqu’à nous inventer un langage seulement connu de nous
Rien de ce qui a été vécu n’a été oublié
Le souvenir de toi est un horrible sentiment de notre éternité
*
Les chevaux furent l’encre avec laquelle j’ai écrit mon histoire
Celle de
Zingaro
Une encre qui s’efface avec eux.
*
Restent nos sensations
Je les porte encore d’un cheval l’autre.
Il en est des chevaux comme des coups de foudre
Ils vous tombent dessus sans crier gare
J’éprouve de plus en plus de plaisir à m’entretenir solitairement avec mes chevaux
Très tôt le matin
Avant la vie des hommes
C’est au lever du soleil
dans le silence et la concentration
que le corps et l’esprit
sont le plus disponibles pour une écoute profonde
Durant nos entretiens silencieux
je laisse revivre en moi mes amours disparus
j’avance à cœur ouvert
gonflé de l’amour qu’ils m’ont laissé
Immense
Un monstre de cheval
Un mètre quatre vingt quinze au garrot
Couleur d’abîme, il défie la perspective.
De loin, on dirait un pur-sang à l’ancienne,
ceux des gravures anglaises
De près c’est une girafe noire et dégingandée
il doit baisser la tête pour passer la porte de son box
De plus près encore, ses pieds sont larges comme des poêles à frire
Me revoilà en émoi
monté sur ce géant aux yeux doux
qui une dernière fois peut être
emportera mes fesses à l’aventure
Il a sept ans,
j’en ai deux fois trente.
Une quinzaine d’années s’ouvre à nous,
sans doute, trop pour mon corps usagé.
Lui aussi est un infirme
Poulain, son épaule fut brisée lors d’un accident au pré
Avec le temps,
les tendons et les muscles se sont reformés
et la maintiennent en place
mais les cartilages sont exsangues.
Sa robe d’ébène absorbe un peu le creux de l’épaule atrophiée
Au repos, pour se soulager,
il avance sans cesse son antérieur droit
reportant tout son poids sur le gauche dont le sabot s’est élargi et aplati
Cette infirmité nous lie d’une amitié fraternelle
je me sens solidaire
Pour lui
je vais me rassembler
et avec délicatesse
travailler à corps perdu
Le pas est la mère de toutes les allures
et le silence
l’air de ceux qui veulent apprendre
Ton chant résonne de l’oreille aux sabots,
tout ton être est une symphonie
que j’ai appris à écouter.
Les chevaux m’ont fait connaitre des hommes
et m’ont éloigné d’eux
Je ne possède rien
ni terre, ni maison.
Les chevaux, ce sont eux qui me possèdent
Ils sont les maitres à qui je soumets mon destin
Avec les chevaux,
j’ai beaucoup travaillé
pour que chacun de mes gestes
même les plus simples
provienne d’un savoir-faire
Avec les hommes,
je n’ai pas pris le temps d’apprendre
je ne suis que maladresse.
En se livrant corps et âme
le cheval m’offre la clef de mon théâtre intérieur.
Pour le comprendre et travailler avec lui
je dois être moi
ignorer le rien et penser avec les fesses
C’est à l’arrêt,
figé dans l’immobilité
comme le plongeur au bord de la falaise
les oreilles tournées vers la brise du large
que nous l’avons attendu
Longtemps d’abord
Ce que j’attends
c’est l’échange indicible
celui d’avant la parole.
Une inspiration presque inaudible,
elle précède une large expiration,
un soupir.
Ce qu’il veut dire est infini
peut être court
soulagé ou ample,
libérateur, expulsif
C’est une prière silencieuse
une résignation
une invitation à poursuivre
Alors et alors seulement
nous pouvons nous porter en avant
et continuer à explorer l’espace
Il faut être bien malheureux
pour avoir tant besoin de se rapprocher d’eux
A moins que ce ne soit ma façon à moi d’être seul
A cheval
je n’ai pas besoin de mots
c’est une étreinte charnelle qui alimente mes rêves
Dialogue sans mains
à peine les jambes
un frôlement de bassin
Je lui indique par la pensée
la voie à emprunter
Les chevaux sont mes yeux
pour regarder le monde
Je n’ai jamais eu la mémoire pour boussole
vivre avec eux
m’a déconnecté du passé
et de l’avenir des hommes
J’ai appris à écouter les chevaux en les observant
car c’est de tout leur être qu’ils s’expriment
Je me méfie des mots
ils n’ont pour moi pas plus d’importance qu’un claquement de porte
Ils me font peur
souvent, ils manquent de pudeur
Dresser un cheval est un travail de tous les jours
une quête de l’absolu
qui refuse l’abstrait
et puise sa matière dans la beauté du geste
Pour créer ce qui n’existe pas
il faut vivre dans l’insatisfaction permanente
Le Caravage vibre comme le crin de l’archer
au moindre frôlement de ma jambe
à l’engagement de ma ceinture
ou seulement au sentiment qui m’anime
il s’élance a capella
Nous écoutons le chant qui se diffuse en nous
Ce que nous avons appris et compris ensemble
fait notre richesse et n’appartient qu’à nous
Tu m’as appris à fermer les yeux
et à devenir l’instrument de ton désir
Chaque soir
j’ai joui de ton monde
perché sur un nuage ondulant entre mes cuisses
grâce à toi, j’ai goûté à la plénitude du centaure
Se confier à un cheval réveille
des sensations si primitives
que petit à petit grandit en nous
un sentiment
qui pour survivre
doit rester à l’ombre de nous-mêmes
Ils sont mon savoir
comment le transmettre si ce n’est en apparaissant
Maintenant, simplement
j’aimerais montrer un homme et un cheval
qui en silence se cherchent,
s’écoutent, s’apprennent
Zingaro,
mon sang, ma chair,
ensemble
nous nous sommes appris
nous éduquant l’un l’autre
jusqu’à nous inventer un langage seulement connu de nous
Rien de ce qui a été vécu n’a été oublié
Le souvenir de toi est un horrible sentiment de notre éternité
Mes jambes s’effacent sous les plis de ma jupe
des rennes à la ceinture
j’entre à mi-corps dans ta bête tout entière
mes mains inutiles peuvent désormais embrasser l’espace
mes bras flottent à la surface d’un être qui bouillonne sous mes fesses
Tu es l’énergie
je suis l’apesanteur
Nous formons un être hybride
Fouler la piste avec tes pieds m’a révélé au monde de la danse
J’irai toujours confiant dans mes rêves
tant qu’il y aura des chevaux pour les porter
Avec toi, je ne désire
ni démontrer
ni étonner
ni persuader
je voudrais juste être moi-même
nous-mêmes
Avec les hommes,
j’ai toujours l’impression d’apparaitre déguisé
Seuls les chevaux me voient tel que je suis
Nous avons appris à tomber tous les deux comme on tombe amoureux
Avec plaisir
Il est la force, le mouvement
je suis le passif
le lâcher prise
Il est l’énergie
je suis l’apesanteur
il est le masculin le soleil
je suis le féminin, la nuit
il domine son sujet
je me soumets à lui
il est la montagne
je suis la rivière
il est le yang
je suis le yin
Avec lui
je ne suis plus seul dans ma peau
il danse pour moi
se livre et se délivre
et je ressens quelque chose de très haut
Nous ne sommes que de petites gens
et de pauvres chevaux
qui aspirons à faire œuvre de leur destin
Des vedettes, rien que des vedettes
Il est présomptueux de croire que les chevaux sont nés pour les hommes
et vain de chercher celui que l’on voudrait parfait
Il me faudra toujours les accepter tels qu’ils sont
les adopter,
m’appliquer à faire éclore
les trésors qu’ils recèlent
et parfois même célébrer leurs défauts
C’est donc cela une vie à cheval
quelques secondes de bonheur partagé
Au crépuscule de ma vie
je ne veux toujours pas renoncer à mes rêves
tu es là pour les exaucer
Tu te nommes
Tsar
et garderas ton nom
Après tant d’années de pratique
je ne sais plus grand-chose
Tout mon savoir des chevaux longtemps porté avec eux
Je rends la main
et m’en vais.
Avec ton pas
…
Claude c’est bouleversant.
Jacline