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Bartabas. Entretiens silencieux. Zingaro, mon sang, ma chair, le souvenir de toi est un horrible sentiment de notre éternité

By | 2022-01-22T11:58:27+01:00 20 novembre 2021|Art, Danse, Poésie, Théâtre|1 Comment

Thème du tiers inclus: Entretiens silencieux

Antagonismes en interaction: Homme ~ Cheval

 

BARTABAS

ENTRETIENS SILENCIEUX

 

 

 

Zingaro

Mon sang, ma chair

 

 

Ensemble, nous nous sommes appris

Nous éduquant l’un l’autre jusqu’à nous inventer un langage seulement connu de nous

Rien de ce qui a été vécu n’a été oublié

Le souvenir de toi est un horrible sentiment de notre éternité

 

*

 

Les chevaux furent l’encre avec laquelle j’ai écrit mon histoire

 

 

Celle de

Zingaro

 

 

Une encre qui s’efface avec eux.

 

*

Restent nos sensations

Je les porte encore d’un cheval l’autre.

Il en est des chevaux comme des coups de foudre

Ils vous tombent dessus sans crier gare

 

 

J’éprouve de plus en plus de plaisir à m’entretenir solitairement avec mes chevaux

Très tôt le matin

Avant la vie des hommes

 

 

C’est au lever du soleil

dans le silence et la concentration

que le corps et l’esprit

sont le plus disponibles pour une écoute profonde

 

 

Durant nos entretiens silencieux

je laisse revivre en moi mes amours disparus

j’avance à cœur ouvert

gonflé de l’amour qu’ils m’ont laissé

 

 

Immense

Un monstre de cheval

Un mètre quatre vingt quinze au garrot

Couleur d’abîme, il défie la perspective.

 

 

De loin, on dirait un pur-sang à l’ancienne,

ceux des gravures anglaises

De près c’est une girafe noire et dégingandée

il doit baisser la tête pour passer la porte de son box

De plus près encore, ses pieds sont larges comme des poêles à frire

 

 

Me revoilà en émoi

monté sur ce géant aux yeux doux

qui une dernière fois peut être

emportera mes fesses à l’aventure

 

 

Il a sept ans,

j’en ai deux fois trente.

Une quinzaine d’années s’ouvre à nous,

sans doute, trop pour mon corps usagé.

 

Lui aussi est un infirme

Poulain, son épaule fut brisée lors d’un accident au pré

 

 

Avec le temps,

les tendons et les muscles se sont reformés

et la maintiennent en place

mais les cartilages sont exsangues.

Sa robe d’ébène absorbe un peu le creux de l’épaule atrophiée

 

 

Au repos, pour se soulager,

il avance sans cesse son antérieur droit

reportant tout son poids sur le gauche dont le sabot s’est élargi et aplati

 

 

Cette infirmité nous lie d’une amitié fraternelle

je me sens solidaire

 

 

Pour lui

je vais me rassembler

et avec délicatesse

travailler à corps perdu

 

 

 

Le pas est la mère de toutes les allures

et le silence

l’air de ceux qui veulent apprendre

 

 

Ton chant résonne de l’oreille aux sabots,

tout ton être est une symphonie

que j’ai appris à écouter.

 

 

Les chevaux m’ont fait connaitre des hommes

et m’ont éloigné d’eux

 

 

Je ne possède rien

ni terre, ni maison.

Les chevaux, ce sont eux qui me possèdent

 

 

Ils sont les maitres à qui je soumets mon destin

 

 

Avec les chevaux,

j’ai beaucoup travaillé

pour que chacun de mes gestes

même les plus simples

provienne d’un savoir-faire

 

 

Avec les hommes,

je n’ai pas pris le temps d’apprendre

je ne suis que maladresse.

 

 

En se livrant corps et âme

le cheval m’offre la clef de mon théâtre intérieur.

 

 

Pour le comprendre et travailler avec lui

je dois être moi

ignorer le rien et penser avec les fesses

 

 

C’est à l’arrêt,

figé dans l’immobilité

comme le plongeur au bord de la falaise

les oreilles tournées vers la brise du large

que nous l’avons attendu

 

 

Longtemps d’abord

 

Ce que j’attends

c’est l’échange indicible

celui d’avant la parole.

Une inspiration presque inaudible,

elle précède une large expiration,

un soupir.

 

 

Ce qu’il veut dire est infini

peut être court

soulagé ou ample,

libérateur, expulsif

 

 

C’est une prière silencieuse

une résignation

une invitation à poursuivre

 

Alors et alors seulement

nous pouvons nous porter en avant

et continuer à explorer l’espace

 

 

Il faut être bien malheureux

pour avoir tant besoin de se rapprocher d’eux

 

A moins que ce ne soit ma façon à moi d’être seul

 

 

A cheval

je n’ai pas besoin de mots

c’est une étreinte charnelle qui alimente mes rêves

 

 

Dialogue sans mains

à peine les jambes

un frôlement de bassin

 

 

Je lui indique par la pensée

la voie à emprunter

 

 

Les chevaux sont mes yeux

pour regarder le monde

 

 

Je n’ai jamais eu la mémoire pour boussole

vivre avec eux

m’a déconnecté du passé

et de l’avenir des hommes

 

 

J’ai appris à écouter les chevaux en les observant

car c’est de tout leur être qu’ils s’expriment

 

 

Je me méfie des mots

ils n’ont pour moi pas plus d’importance qu’un claquement de porte

Ils me font peur

souvent, ils manquent de pudeur

 

Dresser un cheval est un travail de tous les jours

une quête de l’absolu

qui refuse l’abstrait

et puise sa matière dans la beauté du geste

 

 

Pour créer ce qui n’existe pas

il faut vivre dans l’insatisfaction permanente

 

Le Caravage vibre comme le crin de l’archer

au moindre frôlement de ma jambe

à l’engagement de ma ceinture

ou seulement au sentiment qui m’anime

il s’élance a capella

 

 

Nous écoutons le chant qui se diffuse en nous

 

Ce que nous avons appris et compris ensemble

fait notre richesse et n’appartient qu’à nous

 

 

Tu m’as appris à fermer les yeux

et à devenir l’instrument de ton désir

 

Chaque soir

j’ai joui de ton monde

perché sur un nuage ondulant entre mes cuisses

grâce à toi, j’ai goûté à la plénitude du centaure

 

 

Se confier à un cheval réveille

des sensations si primitives

que petit à petit grandit en nous

un sentiment

qui pour survivre

doit rester à l’ombre de nous-mêmes

 

 

Ils sont mon savoir

comment le transmettre si ce n’est en apparaissant

 

 

Maintenant, simplement

j’aimerais montrer un homme et un cheval

qui en silence se cherchent,

s’écoutent, s’apprennent

 

 

Zingaro,

mon sang, ma chair,

ensemble

nous nous sommes appris

nous éduquant l’un l’autre

jusqu’à nous inventer un langage seulement connu de nous

 

 

Rien de ce qui a été vécu n’a été oublié

Le souvenir de toi est un horrible sentiment de notre éternité

 

 

Mes jambes s’effacent sous les plis de ma jupe

des rennes à la ceinture

j’entre à mi-corps dans ta bête tout entière

mes mains inutiles peuvent désormais embrasser l’espace

mes bras flottent à la surface d’un être qui bouillonne sous mes fesses

 

 

Tu es l’énergie

je suis l’apesanteur

Nous formons un être hybride

Fouler la piste avec tes pieds m’a révélé au monde de la danse

 

 

 

J’irai toujours confiant dans mes rêves

tant qu’il y aura des chevaux pour les porter

 

Avec toi, je ne désire

ni démontrer

ni étonner

ni persuader

je voudrais juste être moi-même

nous-mêmes

 

 

Avec les hommes,

j’ai toujours l’impression d’apparaitre déguisé

Seuls les chevaux me voient tel que je suis

 

Nous avons appris à tomber tous les deux comme on tombe amoureux

Avec plaisir

 

 

Il est la force, le mouvement

je suis le passif

le lâcher prise

 

 

Il est l’énergie

je suis l’apesanteur

il est le masculin le soleil

je suis le féminin, la nuit

il domine son sujet

je me soumets à lui

il est la montagne

je suis la rivière

il est le yang

je suis le yin

 

Avec lui

je ne suis plus seul dans ma peau

il danse pour moi

se livre et se délivre

et je ressens quelque chose de très haut

 

 

Nous ne sommes que de petites gens

et de pauvres chevaux

qui aspirons à faire œuvre de leur destin

 

Des vedettes, rien que des vedettes

 

Il est présomptueux de croire que les chevaux sont nés pour les hommes

et vain de chercher celui que l’on voudrait parfait

 

Il me faudra toujours les accepter tels qu’ils sont

les adopter,

m’appliquer à faire éclore

les trésors qu’ils recèlent

et parfois même célébrer leurs défauts

 

C’est donc cela une vie à cheval

quelques secondes de bonheur partagé

 

 

Au crépuscule de ma vie

je ne veux toujours pas renoncer à mes rêves

tu es là pour les exaucer

 

Tu te nommes

Tsar

et garderas ton nom

 

 

Après tant d’années de pratique

je ne sais plus grand-chose

 

Tout mon savoir des chevaux longtemps porté avec eux

Je rends la main

et m’en vais.

 

Avec ton pas

 

                                                                                                                …

One Comment

  1. Jacline MORICEAU 7 décembre 2021 at 23 h 50 min

    Claude c’est bouleversant.

    Jacline

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