///Nicolas Poussin Les bergers d’Arcadie « Et in Arcadia ego »

Nicolas Poussin Les bergers d’Arcadie « Et in Arcadia ego »

By | 2023-10-01T19:51:27+02:00 26 novembre 2017|Peinture|1 Comment

Thème du tiers inclus: Poussin établit un dialogue entre la vie et la mort par le biais d’un mystérieux message d’outre tombe.  » Et in Arcadia ego », brisant ainsi l’absolutisation de l’une et de l’autre.

 

Les deux toiles de Poussin représentent des bergers de l’antiquité classique rassemblés autour d’une tombe. La première version date de 1628. Elle est exposée en Angleterre à Chatsworth House dans le Derbyshire. La seconde version, peinte en 1638, est conservée à Paris ( Musée du Louvre) . Elle est intitulée Les Bergers d’Arcadie et eut une influence majeure dans l’histoire de l’art.

 

 

Le premier tableau de Poussin, (conservé au Chatsworth ) est probablement inspiré de la toile du Guerchin. Son style baroque est caractéristique de la première manière de Poussin. Les bergers dégagent la tombe recouverte de végétation et découvrent, surpris, l’inscription. La bergère est située à gauche dans une pose suggestive.

 

 

 

 

 

 

La seconde version représente les personnages sont plus songeurs et la bergère dans une attitude beaucoup plus austère.

 

 

 

 

 

C’est dans la Venise du XVIème siècle qu’apparaît la première utilisation d’une tombe avec inscription dédicatoire dans le monde enchanteur de l’Arcadie.

La toile de Le Gerchin (conservée à Rome à Galerie nationale d’art ancien du Barberini) illustre l’inscription dédicatoire par la figuration d’un crâne au premier plan, la rendant ainsi plus évocatoire.

 

Erwin Panovsky a étudié les tableaux de Poussin dans lesquels figure en épitaphe sur les tombeaux peints, la phrase « Et in Arcadia ego », phrase qui a fait couler beaucoup d’encre.

L’Arcadie paradisiaque est évoquée dans les bucoliques de Virgile. Terre de paix, de concorde, abondance de pâturages, beauté des troupeaux, printemps éternel, loisirs inépuisables : il s’agit d’une terre idéale, d’un pays de douceurs, idyllique…  Ses habitants ne connaissent pas la brutalité ou les violences, ses pasteurs s’occupent davantage de loisirs et de chants que de leurs troupeaux.

La traduction de « Et in Arcadia ego » fut souvent contestée : la plus fréquente est cependant : « Moi aussi, j’étais en Arcadie » ou « Moi aussi, j’ai vécu en Arcadie » évoquant la vision rétrospective d’un bonheur perdu mais ancré dans la mémoire. Le roi George III l’avait traduit sous la forme «  La mort existe aussi en Arcadie »

De nombreux écrivains ou poètes l’ont utilisée (Claudel, Quinet, Flaubert, Von Schiller…) . ( Ich Auch ich war in Arcadien)

Trois bergers et une femme déchiffrent une inscription presque illisible tout en semblant méditer sur le texte, poétique et énigmatique. Deux traductions s’opposent : « Moi la mort, je suis présente même en Arcadie » ou « Moi aussi, j’ai vécu en Arcadie ». Ces paroles semblent comprises comme « Moi aussi, j’ai joui de la félicité en Arcadie et cependant j’ai du subir la mort »,  ou encore «  Même en Arcadie, j’ai du subir la mort » mais Panofsky revendique la traduction «La Mort est même en Arcadie » qualifiant les traductions « Moi aussi je suis né ou j’ai vécu en Arcadie » de contre-sens.

La voix du défunt rappelle la réalité de la mort. Il peut être tantôt perçu comme une incitation à goûter les plaisirs, tantôt comme un rappel de la dure et solennelle réalité face à leur éphémérité. (Moi aussi, j’ai connu les plaisirs que vous connaissez aujourd’hui et cependant je suis mort et enseveli dans ce tombeau).

Panofsky précise : « Nous ressentons immédiatement un étrange sentiment d’ambivalence, la double suggestion d’une douloureuse anticipation d’une destinée humaine inévitable et d’une intense conscience de la douceur de la vie »

 Utilisé comme épitaphe, ce message se veut intemporel.

  1. Dans sa forme originelle en latin: la phrase ne comporte pas le verbe être. Son absence, métaphore de la mort, accroit paradoxalement son importance. Qui plus est dans une langue dite elle aussi morte : le latin.
  2. Ce verbe « être » elliptique présente la particularité d’être à la fois de nature existentielle (présence physique) et essentielle (jouissance de la vie). Toutes les langues ne distinguent pas la forme existentielle et essentielle du verbe être (Hébreu, Russe, Espagnol…)
  3. L’intemporalité : Message éternel, l’absence du verbe être dispense de sa conjugaison dans un temps donné (même s’il paraît évident qu’il s’agit du passé, cette ellipse de être et du temps de sa conjugaison se perd dans les traductions maintes fois proposées expliquant ainsi  probablement les infinies controverses autour de cette traduction.

Selon le sens commun, les contraires se succèdent et se présentent dans l’apparence comme distincts: il n’est pas possible que la même chose, en un seul et même temps, soit et ne soit pas, et il en est de même pour tout autre couple semblable d’opposés.

Goethe*, qui, à la mort de son fils avait crié résolument: « En avant, par delà les tombeaux» eut pour lui même ce soupir de penseur: Mehr Licht ! (6 ). «Plus de lumière! » Ces derniers mots de Goethe demandant qu’on lui ouvrit une fenêtre, sont devenus une expression allemande synonyme de « plus de savoir, plus de vérité …»

L’esprit non éveillé se figure qu’ils sont séparables et que l’on peut avoir l’un sans l’autre : il ne voit pas l’absurdité de vouloir la vie sans la mort, la jeunesse sans la vieillesse, le bien sans le mal…

Héraclite révélait l’appartenance mutuelle des contraires indissociables. Il existe entre les deux termes, un lien d’essence, en dépit de leur opposition absolue. La vie se transpose dans la mort (Comme la jeunesse dans la vieillesse) en vertu d’elle même, et non pas d’autre chose. Il place l’opposition de l’être et du non-être au cœur de la réalité. Le réel porte en son essence même l’opposition à soi. Ce qui s’oppose à soi même s’accorde avec soi, les hommes s’en tiennent trop souvent à une simple opposition sans y voir leur unité.

Marguerite Yourcenar évoque la même vision au moment de la mort de Zénon dans L’œuvre au noir[1] : « Le lecteur intelligent comprendra sans que je lui dise à qui Zénon attribue les pas dans le corridor à l’instant où son agonie prend fin : « Nous nous retrouvions au-delà des contradictions » . Rien n’est plus instable que la Fortune, qui, jouant avec les affaires humaines comme au jeu de dés, les bouleverse de fond en comble, et souvent, en un seul jour, abaisse celui qui est exalté, exalte celui qui est abaissé.

Marcel Conche nous rappelle que les choses humaines dépendent radicalement du principe d’absolue instabilité, d’un arbitraire pur et non pas d’une logique des contraires.[2] La Fortune est l’absence de règle érigée en règle. Le temps est alogique, il va de proche en proche par la succession des « maintenant ». Il laisse opérer le hasard sans réaction ou correction. Il est le lieu où joue librement la Fortune.

La formulation Hégélienne – que toute chose appelle son contraire et entre avec lui dans une synthèse supérieure, dans laquelle elle est certes subsumée, mais où précisément, elle vient aussi « à soi » – ne révèle nulle part davantage son sens profond que dans la relation entre la vie et la mort. La vie en elle-même appelle la mort, en tant que son contraire, en tant que l’ « Autre » en quoi se transforme la chose et sans lequel cette chose ne posséderait absolument pas son sens et sa forme spécifiques. Par conséquent, vie et mort se trouvent sur le même degré de l’être comme la thèse et l’antithèse.

Georg Simmel:  Mais ainsi s’élève au-dessus d’elles quelque chose de supérieur,[3] des valeurs et des tensions de notre existence qui se situent au delà de la vie et de la mort et ne sont plus atteintes par leur opposition, mais dans lesquelles seulement la vie parvient à elle-même, à son sens suprême. Ainsi la vie, comme le pense Georg Simmel, déroule son processus sans l’indivision complète de ses contenus, unité effective ne pouvant qu’être vécue, ne se laissant pas maîtriser intellectuellement en tant que telle. C’est l’entendement poursuit-il qui la découpe en ces deux éléments, la ligne de partage ainsi tracée doit tout autant correspondre à une structure objective de l’objet que l’unité du vécu dans ses données affectives, bien sûr à un autre niveau de la réalité. Simmel situe donc ainsi la réalité non pas comme synthèse d’une vision dualiste entre la vie et la mort mais comme tiers inclus d’une juxtaposition, par delà la vie et la mort, indépendamment de leur caractère passager et fini, dont le contenu à signification intemporelle permet à la vie d’atteindre ses sommets les plus purs, en absorbant en soi précise Simmel, ces contenus qui sont plus qu’elle même, ou bien en se déversant en eux, la vie se dépasse elle-même sans se perdre.

Cette approche de la mort se retrouve chez Anne dans ces passages sublimes de Thomas l’obscur de Maurice Blanchot : Citons les :

«  C’est toute vivante qu’Anne entendait passer à la mort, en esquivant les états intermédiaires qui sont le dégoût et le refus de vivre. Pourtant , cernée par la dureté, guettée par ses amis qui, d’un air innocent, l ‘éprouvaient en disant : «  Nous ne pouvons venir demain, excuse –nous », et qui ensuite, comme elle répondait en véritable amie : « Cela n’a pas d’importance, ne vous dérangez pas », pensaient : « Comme elle est insensible, elle ne s’intéresse plus à rien », devant cette triste conjuration pour la réduire aux sentiments qui, avant de mourir, devaient la dégrader et rendre les regrets superflus, l’heure vint où elle se vit trahie par sa pudeur, sa discrétion, justement ce qu’elle gardait de ses manières d’être habituelles. Bientôt on dirait : «  Ce n’est plus elle, mieux vaut qu’elle meure », puis : « Quelle délivrance pour elle si elle mourait [4] ! » ….

… Alors, sous la forme de cette passion primordiale, n’ayant plus qu’une âme silencieuse et morne, ayant un cœur vide et mort, elle offrit son absence d’amitié comme l’amitié la plus vraie et la plus pure ; elle accepta, dans cette région obscure où personne ne l’atteignait, de répondre à l’affection banale des siens par ce doute suprême sur son être, par la conscience désespérée de n’être plus rien, par son angoisse ; elle fit le sacrifice, sacrifice plein d’étrangeté, de sa certitude d’exister pour donner un sens à ce néant d’amour qu’elle était devenue. Et ainsi, au fond d’elle déjà scellée, déjà morte, se forma la passion la plus profonde….

… Elle tirait d’elle non pas les faibles émotions, la tristesse, le regret, qui étaient le lot de ceux qui l’entouraient, accidents insignifiants qui ne risquaient pas de la changer, mais la seule passion capable de menacer son être même, celle qu’il n’est pas permis d’aliéner et qui continuerait à brûler quand toutes les lumières seraient éteintes….

… Jamais dans ce corps, idéal de marbre, monstre d’égoïsme, qui justement faisait de son inconscience le symbole de sa conscience aliénée en dernier gage d’amitié, il n’y avait eu plus de tendresse et jamais dans ce pauvre être réduit à moins que la mort, dépouillé de son trésor le plus intime, sa mort, contraint de mourir non pas personnellement, mais par l’intermédiaire de tous les autres, il n’y avait eu plus d’être, plus de perfection d’être. Ainsi, elle avait réussi : son corps était bien le plus fort, le plus heureux ; cette existence, si indigente et si restreinte qu’elle ne pouvait même plus recevoir son contraire, la non-existence, c’était bien ce qu’elle cherchait….

Puis après la mort d’Anne :

Le silence, le vrai silence, celui qui n’est pas fait de parole tue, de pensées possibles, avait une voix. Son visage, d’instant en instant plus beau, édifiait son absence. Aucune partie d’elle-même qui fût encore le soutien d’une réalité quelconque…

… je tirais ma mort de mon existence et non de l’absence de l’existence…

… Mais ceux qui m’ont contemplé ont senti que la mort pouvait s’associer à l’existence et former cette parole décisive : la mort existe. Ils ont pris l’habitude de dire de l’existence tout ce qu’ils ne pouvaient dire de la mort pour moi et, au lieu de murmurer : «  Je suis, je ne suis pas », de mêler les termes dans une même et heureuse combinaison, de dire : «  Je suis, n’étant pas » et également : » Je ne suis pas, étant », sans qu’il y eut la moindre tentative pour rapprocher des mots contraires en les usant l’un contre l’autre comme des pierres. C’est en appelant sur elle des voix qui affirmaient tour à tour avec une égale passion : il est pour toujours, il n’est pas pour jamais, que mon existence, à leurs yeux, prit un caractère fatal [5]

 A nouveau chez Marguerite Yourcenar , Hadrien n’imagine l’au delà qu’avec le regret de la maitrise des sens et de la raison [6]:

« Je suis ce que j’étais ; je meurs sans changer. A première vue, l’enfant robuste des jardins d’Espagne, l’officier ambitieux rentrant sous sa tente en secouant de ses épaules des flocons de neige semblent aussi anéantis que je le serai quand j’aurai passé par le bûcher ; mais ils sont là ; j’en suis inséparable. L’homme qui hurlait sur la poitrine d’un mort continue à gémir dans un coin de moi-même, en dépit du calme plus ou moins qu’humain auquel je participe déjà ; le voyageur à jamais sédentaire s’intéresse à la mort parce qu’elle représente un départ. Cette force qui fut moi semble encore capable d’instrumenter plusieurs autres vies, de soulever des mondes. Si quelques siècles venaient par miracle s’ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu’aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de l’utilité de la mort, mais elle m’inspire en même temps des doutes quant à sa totale efficacité. »

« Durant certaines périodes de ma vie, j’ai noté mes rêves ; j’en discutais la signification avec les prêtres, les philosophes, les astrologues. Cette faculté de rêver, amortie depuis des années, m’a été rendue au cours de ces mois d’agonie ; les incidents de l’état de veille semblent moins réels, parfois moins importants que ces songes. Si ce monde larvaire et spectral, où le plat et l’absurde foisonnent plus abondamment encore que sur terre, nous offre une idée des conditions de l’âme séparée du corps, je passerai sans doute mon éternité à regretter le contrôle exquis des sens et les perspectives réajustées de la raison humaine. En pourtant, je m’enfonce avec quelque douceur dans ces régions vaines des songes ; j’y possède pour un instant certains secrets qui bientôt m’échappent ; j’y bois à des sources… »

 « L’âme nous dit encore Hadrien ( Saeculum aureum), n’est elle que le suprême aboutissement du corps, manifestation fragile de la peine et du plaisir d’exister ? Est-elle au contraire plus antique que ce corps modelé à son image, et qui, tant bien que mal, lui sert momentanément d’instrument ? Peut-on la rappeler à l’intérieur de la chair, rétablir entre elles cette union étroite, cette combustion que nous appelons la vie ? Si les âmes possèdent leur identité propre, peuvent-elles s’échanger, aller d’un être à l’autre comme le quartier de fruit, la gorgée de vin que deux amants se passent dans un baiser[7] ? »

 

Et in arcadia ego:

Toute l’énigme de cette phrase réside dans l’absence du verbe « être ». L’absence du verbe, mais également dans l’incertitude concernant le temps auquel il serait conjugué.

  • Conjugué au passé : «  Et moi aussi, j’étais en Arcadie », il signifierait que la jouissance des plaisirs terrestres ne met pas à l’abri de la mort et que tôt ou tard , ils se termineront.
  • Conjugué au présent: «  Et moi aussi, je suis en Arcadie » : Il s’agit alors d’un message d’outre tombe, qui signifie que , au delà de la mort, j’ai rencontré le paradis et que les plaisirs se poursuivent. Toutefois, le pays d’Arcadie est un pays imaginaire et cette nature imaginaire du pays auquel il est fait référence, renforce l’idée que les plaisirs terrestres ne sont qu’un leurre.

[1] Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir, Carnets de notes, Folio.p 465. «  Le lecteur intelligent comprendra

[2] Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, PUF / perspectives critiques. P 293

[3] Georg Simmel, La tragédie de la culture, Rivages poche / Petite Bibliothèque, p 174-175.

[4] Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, L’imaginaire Gallimard, p88- 93.

[5] Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, L’imaginaire Gallimard, p 110.

[6] Marguerite Yourcenar, Mémoire d’Hadrien, Patientia, Ed. Folio, P 311-312.

[7] Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Saeculum aureum, Ed Folio, P 199.

One Comment

  1. jc 16 mars 2020 at 15 h 44 min

    (Toujours de la réclame pour l’oeuvre de René Thom.)

    Il s’agit de l’analyse par Jean Petitot (sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’oeuvre de Thom) d’une analyse structurale faite par Claude Lévi-Strauss d’un tableau de Poussin. Bien que je n’aie pas vu -à première vue…- dans cette analyse un traitement lupascien (par ex. centré sur les deux actants principaux du tableau, Eliezer et Rebecca), cette analyse de Petitot fait apparaître les concepts phénoménologiques fondamentaux de Thom (ici ce qui attire l’oeil), à savoir les concepts de singularité et de non-généricité, ce dernier concept en rapport direct avec la notion de changement (nécessairement centrale chez Lupasco puisque sa vision de la logique est dynamique):

    http://jeanpetitot.com/ArticlesPDF/Petitot_LeviStrauss_FR.pdf

    Thom a écrit au moins trois articles concernant l’art: « Local et global dans l’oeuvre d’art », « L’art, lieu du conflit des forces et des formes » et «  »La danse comme sémiurgie », qui figurent dans « apologie du logos » (1990)

    Les titres « conflictuels » des deux premiers suggèrent la possibilité d’un traitement lupascien.

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