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Georg Simmel , la « Stimmung » du paysage

By | 2022-07-07T12:37:07+02:00 7 juillet 2022|Art, Mésologie, Peinture, Philosophie|1 Comment

Thème du tiers inclus: La « Stimmung », indétermination et liberté des sensations.

Entre:  Entre éléments du paysage et son unité

 

 

Georg  Simmel

La « Stimmung »

 

extrait de

Philosophie du paysage*

 

…  À la difficulté de prendre une sereine distance vis-à-vis de l’image humaine, comparée au paysage, s’ajoute ce qu’il faut appeler la résistance de celle-là au processus de mise en forme artistique. Notre regard peut réunir les éléments du paysage en les groupant soit d’une façon soit d’une autre, il peut déplacer les accents parmi eux de bien des manières, ou encore faire varier le centre et les limites. Mais la figure de l’homme détermine par elle-même tout cela, elle effectue par ses propres forces la synthèse autour de son propre centre, et se délimite ainsi sans équivoque. Elle se rapproche donc déjà, dans sa configuration naturelle, de l’oeuvre d’art, et ce peut être la raison pour laquelle un regard moins exercé confondra plus vite, en tout état de cause, la photographie d’une personne avec la reproduction de son portrait qu’une photographie de paysage avec la reproduction du tableau de paysage. La refonte de l’apparence humaine dans l’oeuvre d’art est indiscutable; mais elle se fait à partir du donné immédiat de cette apparence, alors qu’on arrive au tableau de paysage en passant par un degré intermédiaire en plus, le modelage des éléments naturels en « paysage » ordinaire, auquel ont déjà contribué forcément les catégories esthétiques, et qui donc se trouve sur la voie de l’oeuvre d’art, qui est leur produit pur, autonomisé.

 

 

L’état présent de notre esthétique ne nous permet guère d’aller au-delà de ce constat théorique. Car les règles que la peinture de paysage sut élaborer pour le choix de l’objet et du point de vue, pour l’éclairage et l’illusion spatiale, pour la composition et l’harmonie climatique, seraient sans doute aisées à critiquer, mais, dans l’évolution menant de l’impression première des choses prises dans leur singularité jusqu’au tableau de paysage, elles concernent le segment au-delà du stade de la perception générale du paysage. Ce qui conduit jusqu’à ce stade-ci est accepté et supposé sans aucune prévention par ces mêmes règles et donc ne saurait, bien que semblablement dirigé vers la création artistique, se lire en celles-là, qui norment l’esthétique au sens plus étroit.

 

 

Un de ces éléments modeleurs impose de manière inéluctable sa problématique au plus profond. Le paysage, disions-nous, naît à partir du moment où des phénomènes naturels juxtaposés sur le sol terrestre sont regroupés par un mode particulier d’unité, différente de celle que peuvent embrasser dans leur champ de vision le savant et sa pensée causale, l’adorateur de la nature et son sentiment religieux, le laboureur ou le stratège et leur orientation finalisée. Le support majeur de cette unité est sans doute ce qu’on appelle la Stimmung du paysage. Chez un homme, nous entendons sous ce mot l’unité qui colore constamment ou actuellement la totalité de ses contenus psychiques, unité qui ne constitue rien de singulier en soi ni même n’adhère, dans beaucoup de cas, à quelque singulier aisément indicable, mais qui néanmoins représente le général où se rencontrent maintenant toutes ces particularités. Or, il en va de même pour la Stimmung du paysage : elle pénètre tous les détails de celui-ci, sans qu’on puisse rendre un seul d’entre eux responsable d’elle : chacun en participe d’une façon mal définissable – mais elle n’existe pas plus extérieurement à ces apports qu’elle ne se compose de leur somme.

 

 

Cette étrange difficulté à localiser la Stimmung d’un paysage s’approfondit avec la question suivante : dans quelle mesure la Stimmung se fonde-t-elle en lui objectivement, étant donné qu’elle est un état psychique et réside par là dans le réflexe affectif du spectateur, et non dans les choses extérieures dépourvues de conscience ? Autant de problèmes qui se recoupent dans notre sujet d’intérêt propre : si la Stimmung est un facteur essentiel, et même peut-être le facteur essentiel qui réunit les morceaux en un paysage dès lors ressenti dans son unité -comment cela se peut-il, alors que le paysage possède une Stimmung à partir du moment où il est vu comme unité, et n’en possède donc pas avant, lorsqu’il se réduit à la simple somme de ses morceaux disparates ?

 

 

Il ne s’agit pas là de complications artificielles : elles sont au contraire impossibles à éviter, comme bien d’autres du même genre, dès que le vécu simple, comme tel indivis, est décomposé en éléments par la pensée et demande à être compris désormais à travers les rapports et les raccords entre les dits éléments. Or, cette idée, justement, va peut-être nous permettre d’avancer. La Stimmung du paysage et l’unité perceptible de celui-ci ne seraient-elles point, en réalité, une seule et même chose, considérée sous deux aspects ? Un seul et même moyen, exprimable en deux, par lequel l’âme du spectateur instaure le paysage, tel paysage précis à chaque fois, à l’aide de ces morceaux juxtaposés.

 

                                                                                                                   …

 

 

 

* Georg Simmel, la Tragédie de la culture et autres essais, chap. : « Philosophie du paysage », traduction de S. Comille et P. Ivernel, © édit. Rivages, Paris et Marseille, 1988.

* Paysages de Caspar David Friedrich

One Comment

  1. DUPUY Gérard 24 juillet 2022 at 10 h 14 min

    Merci de m’avoir adressé votre article sur « Stimmung », ainsi que l’adresse de votre site.
    Eloigné par l’empereur (Jin de l’est) de la capitale Nankin, le poète chinois XIE Lingyun (385-433) a eu la révélation du paysage (autour de l’actuelle Wenzhou, au Zhejiang) au point que, malgré son épuisement physique lié au très long voyage, il n’a cessé de parcourir les montagnes et les eaux qui l’entouraient. Nous détenons une cinquantaine de ses magnifiques poèmes, le plus souvent ainsi construits : entrée dans le paysage > visions successives > sensations > émotions > réflexions / pensées / réminiscences > envoi en forme de méditation.
    De sa poésie, il me semble possible de montrer, et presque démontrer, que le paysage résulte de l’émotion parfois intense éprouvée par la rencontre entre un être humain, donc sensible, et un cadre physique. Le terme de « résonance » ( 感 gan ) me paraît parfaitement en rendre compte
    Ceci permet d’inclure des paysages moins habituels, comme le désert ou même la ville.
    C’est sur cette base, que je compte développer dans un livre, que je répondrais à mon cher Cézanne qui s’interrogeait :
    le paysan au pied de la Ste Victoire, voit-il le paysage ?
    Oui, tout homme peut avoir son paysage, physique, mental ou purement imaginaire.
    Pour votre information, j’ai publié une histoire de la montagne en Chine ancienne sous le titre « Monter haut, regarder loin » aux éditions i, en 2019. La période traitée part du chaos originel au Vème siècle, cette période bénie des Six Dynasties où sont nés les discussions philosophiques (« conversations épurées »), ainsi que trois très courts traités sur « la peinture de paysage » (dont celui de Zong Bing, génial).
    Avec mes meilleures salutations.
    Gérard DUPUY

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