Thème du tiers inclus : L’ homme bus.
Antagonismes en interaction : Réalité ~ Imaginaire
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Martial Richoz naît à Lausanne le 15 mai 1962. Il est un passionné des trolleybus de sa ville au point d’en fabriquer lui-même à partir de chariots bricolés et peints à l’identique qu’il promène ensuite dans les rues. On le surnomme l’homme-bus. Il a vécu son enfance dans le quartier Saint Roch, quartier populaire de Lausanne, y a fréquenté l’école jusqu’à son adolescence et a alors commencé à déambuler dans les rues avec ses trolleys, vêtu d’une parure de conducteur.
Très tôt considéré comme invalide, il est mis sous curatelle, sort de l’école et se construit une activité autour de matériaux qu’il récupère et utilise au service d’une passion pour les transports publics lausannois.
Martial Richoz dit » L’homme bus », un film de Michel Etter
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Rencontre
avec
Martial Richoz*
L’ Homme – bus
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Martial Richoz qui êtes-vous ?
Je ne suis ni plus ni moins qu’une personne comme une autre, si ce n’est que, étant petit, j’avais quand même déjà compris beaucoup de choses, que la société tournait autour du capitalisme, en tout cas en Suisse. C’est un pays où on cache la merde du chat, j’ose le dire. Je me suis fait énormément d’ennemis, d’ailleurs j’en n’ai jamais eu autant. C’est bien parce que comme ça, on a au moins pas de couteaux dans le dos. Je vis avec ma petite amie, Emmanuella, j’ai mes petites peluches, mes animaux. Mes singes en peluche que j’aime bien sont plus intéressants que la race humaine, on est encore en démocratie …
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Peut-on revenir sur cette passion des trolleys bus ?
Quand j’étais enfant, j’étais passionné par les trolleys bus. Il y avait des carrosseries qui donnaient l’impression d’être plus vivantes, d’émaner une certaine forme de vie par leur formes arrondies. Maintenant, c’est tout carré, rectangulaire, c’est n’importe quoi, c’est standard. Avant il y avait énormément de sortes de trolleys bus. Ils étaient beaux. C’était pour moi comme une sorte de famille. Quand j’étais enfant, j’aimais beaucoup aller jouer dans le jardin, j’assemblais des bouts de cordes, de ficelles, je les attachais d’un arbre à l’autre et je me promenais avec une fausse perche le long de ces fils de fortune. À l’époque on savait jouer. Certains aimaient le foot, les filles sautaient à la corde, moi j’aimais bien mettre mes faux fils de trolleys bus entre les arbres et passer avec ma perche.
Pendant que mon grand-père était avec mon voisin de palier de l’époque qui était comme un papa pour moi, Monsieur Gilbert Saviaux, pour dire son nom avec madame Hélène sa femme, ils étaient sous le cerisier. Ils écoutaient des chansons que j’entends encore avec beaucoup d’émotion. C’était la belle époque.
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Qu’est-ce que vous aimiez précisément dans ces trolleys bus ?
Ce qui me plaisait le plus, c’était les lignes aériennes, les câbles, les aiguillages, les croisements, les sectionneurs et tout ce que ça pouvait inclure comme infrastructure. C’est pour moi quelque chose de sensationnel. Si vous regardez ! Bon, j’ai peur des araignées, j’aime pas trop ça mais pour avoir eu des bus à la campagne, j’ai eu l’occasion de les observer. C’est magnifique, la géométrie, l’exactitude de certaines toiles. Pour moi, tout ce qui est réseau, de lignes aériennes, de trolleys bus, de chemins de fer, de trams, c’est sensationnel. Et surtout que ça donnait des étincelles, j’aimais les étincelles. D’ailleurs, j’aimais écouter une chanson de Joe Dassin où il dit « Ma bonne étoile, dans une petite étincelle accrochée au ciel », avec mes yeux d’enfant. C’est la raison pour laquelle j’ai aimé ces trolleys bus.
Martial Richoz part de chez lui à des heures précises. Il fait l’homme bus, est le conducteur, régi comme les autres conducteurs, par une planification horaire. Il est vêtu en homme bus et porte une casquette qui lui a été offerte par les employés des transports publics lausannois. Avec sa parure et les trolleys bus qu’ils construit à partir de charrettes, il respecte un tracé dans le centre urbain de Lausanne, ville escarpée. Les perches s’accrochent parfois aux arbres.
Il joue l’homme bus, y compris avec les passagers imaginaires. Il les accueille, leur vend les billets, leur souhaite la bienvenue dans son bus, annonce le départ et l’arrivée à des arrêts dans un jeu très précis, il possède une extraordinaire capacité de mime sonore, à tel point que les gens peuvent parfois croire, que le vrai bus est derrière eux.
Faire l’homme bus, c’est faire sa ronde, chaque jour à des heures précises, et surtout entretenir cette idée d’une relation forte entre un conducteur de bus et les habitants.
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Quand avez-vous commencé à fabriquer ces trolleys bus ?
J’avais commencé à jouer avec une charrette à commissions à l’âge de 5 ans. Je la trainais derrière moi et pour une raison que je ne peux pas dire, j’ai trouvé du plaisir à tirer cette charrette et à imiter les bruits de porte, de moteur, d’accélération de véhicules de l’époque. C’était assez ressemblant à ce qu’on m’a dit. Je fais tous les bruits d’un trolleys bus.
On m’avait expliqué que quand on arrive à 3 kg, d’air dans le compresseur, il doit se recharger automatiquement jusqu’à ce qu’on arrive à 8 kg d’air.
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Quand avez-vous commencé à vous promener avec vos trolleys bus ?
C’était grosso modo à l’âge de 15 ans. Je connaissais déjà sur le bout du doigt les lignes des transports publics lausannois réels, ceux qui roulaient, qui étaient vrais, et en plus j’avais tout constitué dans mon imagination. C’était comme si j’étais acteur d’une compagnie fictive où j’interprétais le rôle tantôt d’un conducteur, tantôt d’un autre, ou le rôle d’un directeur ou le rôle d’un surveillant de dépôt ou d’un contrôleur de billets ou toutes sortes de choses. Alors c’est vrai que ça effrayait certaines personnes parce que je parlais tout seul. A l’heure actuelle, si je faisais ça, ça passerait plus…
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Quelle sorte de dialogue pouviez-vous par exemple imaginer ?
Quand j’arrivais à l’arrêt qui symbolisait l’arrêt où les conducteurs se remplaçaient, je disais par exemple :
- Salut Décombat, ça va ?
- Ça va Martin ?
- Ouais ça va
- Tu fais du 8 ou bien ?
- Dans un moment, j’va faire du 2
- T’as vu hein, y a du monde c’matin
- Ouais et les gamins font du bruit hein
- Ma foi, faut bien qu’jeunesse se passe qu’est-ce que tu veux
- T’as su la, pour Berger, il a loupé l’aiguille …
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Pourquoi faisiez-vous cela ? Qu’est-ce que ça vous apportait ?
Moi c’était parce que je n’ai jamais voulu faire partie de la société qui m’entourait, parce que ma famille, bon, je veux pas critiquer ils sont plus là, mais c’était loin d’être sans problèmes, et puis j’avais bien compris que le monde, il faut se le faire heureux par nous-mêmes.
Les trolleys bus en fait, c’était une façon pour moi d’établir un contact avec des gens. Ce que la société appelle en fait ma folie, n’était qu’une souffrance terrible qui s’est transformée en dépression. La seule chose qui me maintient, c’est mes trolleys. Mes charrettes, ça a un véritable pouvoir sur moi, même que c’est pas un vrai volant, par ce que ça représente, un véhicule.
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Symboliquement, que signifiait construire tous ces trolleys bus et de dessiner toutes ces lignes ?
J’en ai fabriqué une trentaine et le reste c’étaient mes charrettes à commission qui étaient numérotées, toutes numérotées. Je les tirais au sort quand je voulais. Quand je voulais imiter un véhicule, j’avais des bouts de papier que je tirais au sort. Des fois, je tombais sur des séries de bus de l’époque que j’aimais, des fois sur des séries de bus pour moi un peu moins bien à conduire, je les aimais moins. C’était impressionnant, tout le garage de charrettes que j’avais.
… C’était pour Martial une façon de relier des personnes qui ne se connaissaient pas et donc fonder une communauté possible, mais ils pouvaient aussi dérailler, sortir des câbles et pour lui c’était comme dans la vie. Les interactions pouvaient être empêchées. C’était aussi se rendre utile, un véhicule collectif qui relève du bien commun, qui assure un rôle social important.
Il n’a pas fait d’apprentissage ni d’électronique, ni de mécanique, ni de carrosserie.
Comment est-il parvenu à construire tous ces trolleys bus, à transformer des charrettes, à les équiper de fils électriques d’un système électronique assez sophistiqué ? Il fut identifié comme un créateur d’art brut. C’est-à-dire en dehors de toute demande institutionnelle, de toute carrière académique ou scolaire. Il s’agit d’une création pure, sans recherche d’une quelconque réception à leurs œuvres.
Martial : Qu’est-ce que c’est que les lois, qu’est-ce que c’est que l’argent, qu’est-ce que c’est que le travail, qu’est-ce que c’est que toutes ces obligations qu’il y a dans la vie ? Est-ce que c’est pas une sorte de ligne aérienne qu’on doit suivre et que si on sort de cette ligne, qu’on va trop à gauche ou trop à droite ou si on se trompe d’aiguille, c’est-à-dire, pour ceux qui ne comprendraient pas, l’aiguille, ce serait le mauvais chemin, on est mal vu de la société. Si on est mal vu de la société, des fois on est arrêté, des fois on est interné … alors est ce qu’on n’essaye pas de remettre les perches aux gens…
Martial : Le volant : pas le volant d’un camion, pas le volant d’un autobus, d’une voiture ou d’une camionnette, ni d’un truc de chantier, c’est le volant d’un trolleybus, c’est tout. Parce qu’il y a des perches. J’admire, vraiment j’admire le travail des lignes aériennes, des courbes, des croisements, des aiguilles… C’est une chose absolument fabuleuse.
Sous couvert d’ordre public, Martial est arrêté et interné à l’hôpital psychiatrique de Cery.
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La police vient vous chercher chez vous pour vous interner à l’hôpital psychiatrique de Lausanne. Était-ce votre premier contact avec l’institution psychiatrique ?
Non j’avais déjà eu un contact parce que mon grand-père appelait la police à tort et à travers, j’ai eu beaucoup de soucis. Mais là, quand la police est venue me chercher, c’était pour des faits que je n’avais pas faits.
Faut nous suivre, on a un mandat contre vous, mais ne vous en faites pas, vous allez revenir dans un petit moment. Ce qui n’était pas vrai. Bon ils m’ont mis quelques heures dans un cachot, une cellule et puis après j’ai vu un juge, et j’ai été à Cery.
J’ai fait une compagnie imaginaire, quand je conduis ma charrette, je ne fais jamais le même conducteur, et j’arrive à imiter tous les gens que j’aime au volant d’un trolleybus. Donc c’est une compagnie qui m’aide à supporter le monde.
… Quinze jours plus tard, le conservateur de l’art brut de Lausanne révèle que Martial est interné. Il était connu dans la ville de Lausanne pour ce jeu de simulation de chauffeur de trolleybus qu’il aurait tellement voulu être. L’organisation lausannoise des trolleybus lui a toujours refusé le poste parce qu’il avait déjà un dossier psychiatrique.
Tout le voisinage dénonce cette décision, il est aimé de tous. Beaucoup lui témoignent leur affection, mais peu peuvent lui consacrer le temps qu’ils souhaiteraient. Martial est donc souvent seul. Il a cependant tissé un rapport social avec une grande partie de la population, sensible à sa singularité. D’autres en revanche lui opposent un rejet face au jeu et à l’exubérance, lui reprochant la charge qu’il représente pour la société.
Ceci donne parfois lieu à des altercations, cause d’une souffrance psychologique que Martial raconte en évoquant sa dépression et son mal-être.
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Vous a-t-on reproché de faire l’homme bus ?
Oui, oh oui. On m’a reproché parce que les gens sont jaloux, ils ne sont pas heureux dans leurs vies, parce que moi j’étais heureux et il y avait une chanson de Pierre Vassilliu qui disait :
« Qui c’est celui-là, mais ça emmerde les gens quand on vit pas comme eux, et les gens disaient de moi qui c’est celui- là, il est complètement toqué ce gars-là, complètement gaga, on va le mettre en prison ce type là … »
Pour eux j’étais un profiteur, un type qui voulait pas travailler et ensuite un homme qui veut pas travailler, c’est très mal vu. Une fois il y a un qui m’a dit : espèce de fainéant, tu vas payer, t’as jamais travaillé, tu profites de la société. Je lui ai dit : j’ai toujours travaillé.
Débile, me répondit-il
Je lui ai dit : Ben si, ben justement, j’ai toujours travaillé : je travaille du chapeau depuis ma naissance.
« Mon trolleybus, c’est l’imagination. Une copine, j’en ai aussi une imaginaire. C’est une poupée mais je la promène avec moi et ça m’est égal de ce que les gens peuvent dire, elle m’aide beaucoup. J’ai personne à qui causer dans les jeunes, parce que les jeunes me rejettent alors je cause à ma poupée et ça me fait une compagnie. Elle s’appelle Fabienne. Bon et bien mon trolley, ma poupée, c’est ce que j’ai de plus important dans la vie.
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Suite à votre internement à Cery, vous a-t-on interdit de faire l’homme bus ?
Oui c’est vrai. On m’avait dit qu’on pouvait pas continuer de me laisser arpenter les rues lausannoises et provoquer des passants en simulant des choses qui n’existent pas en fait puisque c’était quand même bien d’un domaine un peu du rêve. C’était très représentatif et très ressemblant à la réalité, néanmoins, c’était quand même pas des vrais trolleybus, c’était des charrettes …
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Ces activités étaient-elles une manière de rêver tous les jours ?
Oui alors c’était un bon digestif pour la vie parce qu’autrement j’étais plutôt quelqu’un de taciturne et assez mélancolique mais très réaliste. J’ai une pathologie psychiatrique et j’en suis pas fier mais j’en suis pas non plus consterné, je suis dépressif et la dépression de nos jours , c’est un handicap c’est pas une pathologie parce que c’est presque compréhensif d’être dépressif dans un monde pareil avec le réchauffement climatique etc… Mais j’avais bien compris les choses étant petit parce que j’ai une intelligence de base que je considère a contrario des autres qui me prennent pour un parfait couillon, je me considère comme plus intelligent que la norme, d’ailleurs je l’ai prouvé à Cery, j’avais fait un quotient intellectuel et les médecins n’y comprenaient rien, parce qu’on peut très bien se conduire comme un abruti et jouer au schizophrène et pas l’être et puis c’est ça qui les énerve…
En Suisse, on aime bien les choses bien catégoriées, alors un fou c’est un fou et un qui est pas fou, c’est quelqu’un de normal, alors quand il y a un mélange des deux, ça devient dangereux. Si le fou devient tout d’un coup trop réaliste et puis qu’il sort des théories qui embarrassent certaines personnes, ça devient gênant. Ben moi, je reconnais que j’ai un brin de ça. Je l’ai tellement vécu que maintenant je commence à en avoir vraiment marre du monde que je côtoie à Lausanne. Mais de moins en moins parce que maintenant, j’ai une maladie grave et que je suis en train de m’en aller gentiment, gentiment, on sait pas quand, j’ai le cœur qui fonctionne qu’à 40%. Et voilà…
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Quarante ans après quel regard portez-vous sur le jeune homme de 20 ans que vous étiez ?
Je pense que j’ai au moins vécu, j’ai au moins vécu quelque chose. Ne serait-ce qu’avoir des trolleybus à moi, c’est une chose que si, j’avais l’occasion de revivre une autre vie, je ne referais pas cette erreur-là, non, mais je n’ai pas à rougir ou à avoir des regrets. Non. Je me suis bien amusé. Et puis je me suis bien foutu un peu de la gueule de la société. Ça c’est vrai messieurs dames, et c’est pour vous montrer que le système il est loin d’être parfait. Voilà …
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Pourquoi dites-vous que c’est une erreur ?
Oui parce que maintenant, si je revenais au monde, en enfant comme ça, je verrais les trolleybus actuels, ils ne m’intéresseraient plus du tout. Moi j’aimais les trolleys quand les perches elles étaient vraiment à la ligne, là c’est plus du tout le même système, c’est plus la même époque qu’avant.
Alors leur petit char avec l’accordéon au milieu, non je les aime pas.
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Mais vous ne regrettez pas d’avoir fait l’homme bus ?
Non. Non parce quelque part, c’était presque un message politique. Voilà. Je me suis bien foutu de cette société et j’ai bien fait …
… La mort, c’est l’aboutissement de la vie on va dire
Moi, si je mourais, j’irais au jardin du souvenir
Là où personne sait ….
…
Cet article comporte des extraits du film » Martial Richoz, l’homme bus », de Michel Etter ainsi que des extraits de l’émission « Martial Richoz, l’homme bus » de France Culture
Étonnant
Encore un grand merci.
Quoi de plus vrai que l’imagination?
Transportée dans le rêve, la souffrance, la tendresse, l’émotion profonde.