Thème du tiers inclus : Phédon
Antagonismes en interaction : Douleur ~ Plaisir
P L A T O N
PHÉDON
Entre
Douleur et Plaisir
– « Dis-moi, demandai-je, n’affirmons-nous pas que la douleur est le contraire du plaisir ?
– Si fait.
– Et n’y a-t-il pas un état où l’on ne ressent ni joie ni peine ?
– Si
– État intermédiaire également éloigné de ces deux sentiments, qui consiste dans un repos où l’âme se trouve à l’égard de l’un et de l’autre. N’est-ce pas ainsi que tu l’entends ?
– Si, dit-il.
– Or, te rappelles-tu les discours que tiennent les malades quand ils souffrent ?
– Quels discours ?
– Qu’il n’y a rien de plus agréable que de bien se porter, mais qu’avant d’être malades, ils n’avaient point remarqué que c’était la chose la plus agréable.
– Je m’en souviens.
– Et n’entends-tu pas dire à ceux qui éprouvent quelque violente douleur qu’il n’est rien de plus doux que de cesser de souffrir ?
– Je l’entends dire.
– Et dans beaucoup d’autres circonstances semblables tu as remarqué, je pense, que les hommes qui souffrent vantent comme la chose la plus agréable, non pas la jouissance, mais la cessation de la douleur et le sentiment de repos.
– C’est qu’alors, peut-être, le repos devient doux et aimable.
– Et lorsqu’un homme cesse d’éprouver une jouissance, le repos à l’égard du plaisir lui est pénible.
– Peut-être dit-il.
– Ainsi cet état, dont nous disions tout à l’heure qu’il était intermédiaire entre les deux autres, le repos, sera parfois l’un ou l’autre, plaisir ou douleur ?
– Il le semble.
– Mais est-il possible que ce qui n’est ni l’un ni l’autre devienne l’un et l’autre ?
– Il ne me le semble pas.
– Et le plaisir et la douleur, quand ils se produisent dans l’âme, sont une espèce de mouvement, n’est-ce pas ?
– Oui
– Or, ne venons-nous pas de reconnaître que l’état où l’on ne ressent ni plaisir ni douleur est un état de repos qui se situe entre ces deux sentiments ?
– Nous l’avons reconnu ?
– Comment donc peut-on croire raisonnablement que l’absence de douleur soit un plaisir, et l’absence de plaisir une douleur ?
– On ne le peut d’aucune façon.
– Donc cet état de repos n’est pas, mais apparaît, soit un plaisir par opposition à la douleur, soit une douleur par opposition au plaisir, et il n’y a rien de sain dans ces visions quant à la réalité du plaisir : c’est une sorte de prestige.
– Oui, dit-il, le raisonnement le démontre.
– Considère maintenant les plaisirs qui ne viennent pas à la suite de douleurs, afin de ne pas être induit à croire, dans le cas présent, que, par nature, le plaisir n’est que la cessation de la douleur, et la douleur la cessation du plaisir.
– De quel cas et de quels plaisirs veux-tu parler ?
– Il y en a beaucoup, répondis-je ; mais veuille bien considérer surtout les plaisirs de l’odorat. Ils se produisent en effet soudainement, avec une intensité extraordinaire, sans avoir été précédés d’aucune peine, et quand ils cessent, ils ne laissent après eux aucune douleur.
– C’est très vrai, dit-il.
– Ne nous laissons donc pas persuader que le plaisir pur soit la cessation de la douleur, ou la douleur la cessation du plaisir.
– Non
– Et pourtant, les prétendus plaisirs qui passent dans l’âme par le corps – et qui sont peut-être les plus nombreux et les plus vifs – appartiennent à cette classe : ce sont des cessations de douleurs.
– En effet.
– N’en est-il pas de même de ces plaisirs et de ces douleurs anticipés que cause l’attente ?
– Il en est de même.
– Or donc, sais-tu ce que sont les plaisirs, et à quoi ils ressemblent le plus ?
– À quoi ? demanda-t-il ?
– Penses-tu qu’il y ait dans la nature un haut, un bas et un milieu ?
– Certes !
– Or, à ton avis, un homme transporté du bas au milieu pourrait-il s’empêcher de penser qu’il a été transporté en haut ? Et quand il se trouverait au milieu, et regarderait l’endroit qu’il a quitté, se croirait-il ailleurs qu’en haut s’il n’avait pas vu le haut véritable ?
– Par Zeus ! il ne pourrait, à mon avis, faire une autre supposition.
– Mais s’il était ensuite transporté en sens inverse, ne croirait-il pas revenir en bas, ce en quoi il ne se tromperait point ?
– Sans doute.
– Et il se figurerait tout cela parce qu’il ne connaît pas par expérience le haut, le milieu et le bas véritables.
– Évidemment.
– T’étonneras-tu donc que les hommes qui n’ont point l’expérience de la vérité se forment de maints objets une idée fausse, et qu’à l’égard du plaisir, de la douleur et de leur intermédiaire ils se trouvent disposés de telle sorte que, lorsqu’ils passent à la douleur le sentiment qu’ils éprouvent est juste, car ils souffrent réellement, tandis que, lorsqu’ils passent de la douleur à l’état intermédiaire, et croient fermement qu’ils ont atteint la plénitude du plaisir, ils se trompent, car, semblables à des gens qui opposeraient le gris au noir, faute de connaître le blanc, ils opposent l’absence de douleur à la douleur, faute de connaître le plaisir ?
– Par Zeus ! je ne m’en étonnerai pas, mais bien plutôt qu’il en fût autrement. »
…
* Platon, La république, IX, 583c – 585 a. Trad. R.Baccou. GF, p 346 à 348.
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