Thème du tiers inclus: Le » Duende »
Voyage vers un ailleurs musical insondable, indéterminé, hors de la forme, de l’assurance, de la technique et du savoir-faire, qui en transcende les limites.
Duende
*
Pastora Pavòn
La Niña de los Peines
Extrait de
« Jeu et théorie du Duende »
de
Federico Garcia Lorca
» Un jour, la chanteuse andalouse Pastora Pavón, La niña de los Peines, sombre génie hispanique, d’une capacité de fantaisie équivalente à celles de Goya ou de Rafael el Gallo, chantait dans un petit cabaret de Cadix.
Elle jouait de sa voix d’ombre, de sa voix d’étain en fusion, de sa voix couverte de mousse des bois, elle l’emmêlait dans sa chevelure. Ou elle la trempait dans du vin de manzanilla, ou elle la perdait dans des labyrinthes obscurs et très lointains, mais rien ne se passait ; pas le moindre effet.
Le public ne réagissait pas.
Il y avait là Ignacio Espeleta, beau comme une tortue romaine, à qui l’on a demandé une fois :
« Comment se fait-il que tu ne travailles pas ? »
et lui, avec un sourire digne d’Arganthonios, avait répondu :
« Comment voulez-vous que je travaille, alors que je suis de Cadix ? »
Il y avait aussi Elvira la Caliente, putain aristocratique de Séville, descendante directe de Soledad Vargas, qui en 1930 n’avait pas voulu se marier avec un Rothschild parce qu’il n’était pas à la hauteur de son sang.
Il y avait les Florida, que les gens croient bouchers, mais qui en réalité sont des prêtres millénaires qui continuent de sacrifier des taureaux à Géryon, et dans un coin, il y avait l’imposant éleveur Don Pablo Murube, avec son air de masque crétois
Pastora Pavón avait fini de chanter au milieu du silence.
Alors un petit homme seul, et plein de sarcasme, un de ces petits bonhommes qui sortent tout à coup en dansant des bouteilles d’eau de vie, a dit tout bas « Vive Paris ! », comme pour dire :
Nous, on n’est pas là pour du savoir-faire,
de la technique,
ou de l’habileté.
On veut autre chose
Alors La Niña de los Peines s’est levée comme une folle, pliée en deux comme une pleureuse médiévale, et elle a avalé d’un trait un grand verre d’anis de Cazella, brûlant comme le feu, et là elle s’est rassise pour chanter sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge en flammes, mais … avec Duende.
Elle avait réussi à tuer tout l’échafaudage de la chanson pour laisser place à un Duende furieux et dévastateur, ami des vents chargés de sable, qui poussait les gens de l’auditoire à déchirer leurs habits, presque selon le rythme des noirs antillais de rite lucumi, quand ils se les arrachent pelotonnés devant une statue de Sainte Barbe.
La Niña de los Peines a dû se déchirer la voix parce qu’elle savait que les plus fins connaisseurs l’écoutaient, qu’ils ne voulaient pas de forme, mais la moelle des formes, de la musique pure qui réduit le corps à ce qu’il faut pour rester en suspens. Elle a dû appauvrir son savoir-faire et son assurance ; donc, elle a dû éloigner sa muse et demeurer sans défense, pour que son Duende vienne et qu’il daigne se battre à mains nues.
Et il faut voir comment elle a chanté !
Ré-écoutons la :
Sa voix ne jouait plus, sa voix était un flot de sang, digne, par sa douleur et sa sincérité de s’écarter comme une main à dix doigts sur les pieds cloués mais pleins de tourmente, d’un Christ de Juan de Juni. »
Federico Garcia Lorca,
Extrait de » Jeu et théorie du Duende »
…
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