Thème du Tiers inclus : La critique
Antagonismes en interaction : Vérité de l’opinion, droit de l’autorité, devoir de l’intérêt, vertu de la gloire. Entre Modestie et Audace, entre liberté d’observer par delà tout préjugé, conjonction ou presciption, liberté d’imaginer, d’articuler le partage du sensible et le partage de la raison et liberté de penser; entre les sciences et les arts, entre episthémé et techné ( Cassirer)
Entre les mœurs, le naturel des peuples, leurs intérêts respectifs, leurs richesses et leurs forces domestiques, leurs ressources étrangères, leur éducation, leurs lois, leurs préjugés et leurs principes ; leur politique au-dedans, leur discipline au-dehors, leur manière de s’exercer, de se nourrir, de s’armer et de combattre, les talents, les passions, les vices, les vertus de ceux qui ont présidé aux affaires publiques ; les sources des projets, des troubles, des révolutions, des succès et des revers ; la connaissance des hommes, des lieux et des temps …
… Un point de vue de la critique est de la considérer comme un examen éclairé et un jugement équitable des productions humaines. Les productions humaines peuvent être comprises sous trois chefs principaux, les Sciences, les Arts libéraux et les Arts mécaniques, sujet immense que nous n’avons pas la témérité de vouloir approfondir. Nous nous contenterons d’établir quelques principes généraux que tout homme capable de sentiment et de réflexion est en état de concevoir, et s’il en est qui manquent de justesse ou de clarté, à quelque sévère examen que nous ayons pu le soumettre, le lecteur trouvera dans les articles relatifs auxquels nous aurons soin de les renvoyer, de quoi rectifier ou développer nos idées
Sommaire
1. Critique dans les sciences
2. Critique dans les arts libéraux ou les beaux-arts
3. Critique littéraire
***
« CRITIQUE »
Article de Jean-François Marmontel
dans
L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert
1. Critique dans les sciences
Les sciences se réduisent à trois points :
- à la démonstration des vérités anciennes
- à l’ordre de leur exposition
- à la découverte des nouvelles vérités
Les vérités anciennes sont ou de fait ou de spéculation.
Les faits sont moraux ou physiques.
- Les faits moraux composent l’histoire des hommes, dans laquelle souvent il se mêle du physique, mais toujours relativement au moral. Comme l’histoire sainte est révélée, il serait impie de la soumettre à l’examen de la raison ; mais il est une manière de la discuter pour le triomphe même de la foi. Comparer les textes, et les concilier entre eux, rapprocher les évènements des prophéties qui les annoncent ; faire prévaloir l’évidence morale à l’impossibilité physique ; vaincre la répugnance de la raison par l’ascendant des témoignages, prendre la tradition dans sa source, pour la présenter dans toute sa force ; exclure enfin du nombre des preuves de la vérité tout argument vague, faible ou non concluant, espèce d’armes communes à toutes les religions, que le faux zèle emploie et dont l’impiété se joue : tel serait l’emploi du critique dans cette partie. Plusieurs l’ont entrepris avec autant de succès que de zèle, parmi lesquels Pascal doit occuper la première place, pour la céder à celui qui exécutera ce qu’il n’a fait que méditer.
Dans l’histoire profane, donner plus ou moins d’autorité aux faits, suivant leur degré de possibilité, de vraisemblance, de célébrité et suivant les poids des témoignages qui les confirment : examiner le caractère et la situation des historiens ; s’ils ont été libres de dire la vérité, à portée de la connaître, en état de l’approfondir, sans intérêt de la déguiser ; pénétrer après eux dans la source des évènements, apprécier leurs conjectures, les comparer entre eux et les juger l’un par l’autre : quelles fonctions pour un critique ; et s’il veut s’en acquitter, combien de connaissances à acquérir !
Les mœurs, le naturel des peuples, leurs intérêts respectifs, leurs richesses et leurs forces domestiques, leurs ressources étrangères, leur éducation, leurs lois, leurs préjugés et leurs principes ; leur politique au-dedans, leur discipline au-dehors, leur manière de s’exercer, de se nourrir, de s’armer et de combattre, les talents, les passions, les vices, les vertus de ceux qui ont présidé aux affaires publiques ; les sources des projets, des troubles, des révolutions, des succès et des revers ; la connaissance des hommes, des lieux et des temps ; enfin tout ce qui en morale et en physique peut concourir à former, à entretenir, à changer, à détruire et à rétablir l’ordre des choses humaines, doit entrer dans le plan d’après lequel un savant discute l’histoire. Combien un seul trait dans cette partie ne demande-t-il pas souvent, pour être éclairci, de réflexions et de lumières ? Qui osera décider si Annibal eut tort de s’arrêter à Capoue, si Pompée combattait à Pharsale pour l’empire ou pour la liberté ?
- Les faits purement physiques composent l’histoire naturelle et la vérité s’en démontre de deux manières : ou en répétant les observations et les expériences, ou en pesant les témoignages si l’on n’est pas à portée de les vérifier. C’est faute d’expérience qu’on a regardé comme des fables une infinité de faits que Pline rapporte, et qui le confirment de jour en jour par les observations de nos Naturalistes.
Les anciens avaient soupçonné la pesanteur de l’air, Toricelli et Pascal l’ont démontrée. Newton avait annoncé l’aplatissement de la terre, des philosophes ont passé d’un hémisphère à l’autre pour la mesurer. Le miroir d’Archimède confondait notre raison, et un physicien au lieu de nier ce phénomène, a tenté de le reproduire, et le prouve en le répétant.
Voilà comme on doit critiquer les faits. Mais suivant cette méthode les sciences auront peu de critiques. Il est plus court et plus facile de nier ce qu’on ne comprend pas ; mais est-ce à nous de marquer les bornes des possibles, à nous qui voyons chaque jour imiter la foudre, et qui touchons peut-être au secret de la diriger ?
Ces exemples doivent rendre un critique bien circonspect dans ses décisions. La crédulité est le partage des ignorants ; l’incrédulité décidée, celui des demi-savants ; le doute méthodique, celui des sages. Dans les connaissances humaines, un philosophe démontre ce qu’il peut ; croit ce qui lui est démontré ; rejette ce qui y répugne, et suspend son jugement sur tout le reste.
Il est des vérités que la distance des lieux et des thèmes rend inaccessibles à l’expérience, et qui n’étant pour nous que dans l’ordre des possibles, ne peuvent être observées que des yeux de l’esprit. Ou ces vérités sont les principes des faits qui les prouvent, et le critique doit y remonter par l’enchainement de ces faits ; ou elles en sont des conséquences, et par les mêmes degrés il doit descendre jusqu’à elles.
Souvent la vérité n’a qu’une voie par où l’inventeur y est arrivé, et dont il ne reste aucun vestige : alors il y a peut-être plus de mérite à retrouver la route, qu’il n’y en a eu à la découvrir. L’inventeur n’est quelquefois qu’un aventurier que la tempête a jeté dans le port ; le critique est un pilote habile que son art seul y conduit : si toutefois il est permis d’appeler art une suite de tentatives incertaines et de rencontres fortuites où l’on ne marche qu’à pas tremblants. Pour réduire en règle l’investigation des vérités physiques, le critique devrait tenir le milieu et les extrémités de la chaîne ; un chaînon qui lui échappe, est un échelon qui lui manque pour s’élever à la démonstration. Cette méthode sera longtemps impraticable. Le voile de la nature est pour nous comme le voile de la nuit, où dans une immense obscurité brillent quelques points de lumière, et il n’est que trop prouvé que ces points lumineux ne sauraient se multiplier assez pour éclairer leurs intervalles.
Que doit donc faire le critique ? Observer les faits connus ; en déterminer, s’il le peut, les rapports et les distances ; rectifier les faux calculs et les observations défectueuses ; en un mot, convaincre l’esprit humain de la faiblesse, pour lui faire employer utilement le peu de force qu’il épuise en vain ; et oser dire à celui qui veut plier l’expérience à ses idées : « Ton métier est d’interroger la nature, non de la faire parler. »
Le désir de connaître est souvent stérile par trop d’activité. La vérité veut qu’on la cherche, mais qu’on l’attende ; qu’on aille au-devant d’elle, mais jamais au-delà. C’est au critique, en guide sage, d’obliger le voyageur à s’arrêter où finit le jour, de peur qu’il ne s’égare dans les ténèbres. L’éclipse de la nature est continuelle, mais elle n’est pas totale ; et de siècle en siècle elle nous laisse apercevoir quelques nouveaux points de son disque immense, pour nourrir en nous, avec l’espoir de la connaître, la constance de l’étudier.
Lucrèce, Saint Augustin, Boniface, et le pape Zacharie, étaient debout sur notre hémisphère et ne concevaient pas que leurs semblables pussent être dans la même situation sur un hémisphère opposé : ut per aquas que nunc rerum simulacra videmus, (de
sorte qu’à travers les eaux nous voyons maintenant les images des choses) dit Lucrèce, pour exprimer qu’ils auraient la tête en bas. On a reconnu la tendance des graves vers un centre commun, et l’opinion des Antipodes n’a plus révolté personne. Les anciens voyaient tomber une pierre, et les flots de la mer s’élever ; ils étaient bien loin d’attribuer ces deux effets à la même cause. Le mystère de la gravitation nous a été révélé : ce chaînon a lié les deux autres ; et la pierre qui tombe et les flots qui s’élèvent, nous ont paru soumis aux mêmes lois. Le point essentiel dans l’étude de la nature, est donc de découvrir les milieux des vérités connues, et de les placer dans l’ordre de leur enchaînement : tels faits paraissent isolés, dont le nœud serait sensible s’ils étaient mis à leur place. On trouvait des carrières de marbre dans le sein des plus hautes montagnes ; on en voyait former sur les bords de l’Océan par le ciment du sel marin ; on connaissait le parallélisme des couches de la terre : mais répandus dans la Physique, ces faits n’y jetaient aucune lumière ; ils ont été rapprochés, et l’on reconnaît les monuments de l’immersion totale ou successive de ce globe. C’est à cet ordre lumineux que le critique devrait surtout contribuer.
Il est pour les découvertes un temps de maturité avant lequel les recherches semblent infructueuses. Une vérité attend pour éclore la réunion de ses éléments. Ces germes ne se rencontrent et s’arrangent que par une longue suite de combinaisons : ainsi ce qu’un siècle n’a fait que couver, s’il est permis de le dire, est produit par le siècle qui lui succède ; ainsi le problème des trois corps proposé par Newton, n’a été résolu que de nos jours et l’a été par trois hommes en même temps. C’est cette espèce de fermentation de l’esprit humain, cette digestion de nos connaissances, que le critique doit observer avec soin : suivre pas à pas la science dans ses progrès, marquer les obstacles qui l’ont retardée, comment ces obstacles ont été levés, et par quel enchaînement de difficultés et de solutions elle a passé du doute à la probabilité, de la probabilité à l’évidence. Par là il imposerait silence à ceux qui ne font que grossir le volume de la science sans en augmenter le trésor. Il marquerait le pas qu’elle aurait fait dans un ouvrage ; ou renverrait l’ouvrage au néant, si l’auteur la laissait où il l’aurait prise. Tels sont dans cette partie l’objet et le fruit de la critique.
Combien cette réforme nous restituerait d’espace dans nos bibliothèques ! Que deviendrait cette foule épouvantable de faiseurs d’éléments en tout genre, ces prolixes démonstrateurs des vérités dont personne ne doute ; ces physiciens romanciers qui prenant leur imagination pour le livre de la nature, érigent leurs visions en découvertes, et leurs songes en systèmes suivis ; ces amplificateurs ingénieux, qui délayent un fait en 20 pages de superfluités puériles, et qui tourmentent à force d’esprit une vérité claire et simple, jusqu’à ce qu’ils l’aient rendue obscure et compliquée ? Tous ces auteurs qui causent sur la science au lieu d’en raisonner, seraient retranchés du nombre des livres utiles : on aurait beaucoup moins à lire, et beaucoup plus à recueillir.
Cette réduction serait encore plus considérable dans les sciences abstraites, que dans la science des faits. Les premières sont comme l’air qui occupe un espace immense lorsqu’il est libre de s’étendre, et qui n’acquiert de la consistance qu’à mesure qu’il est pressé.
L’emploi du critique dans cette partie serait donc de ramener les idées aux choses, la Métaphysique et la Géométrie à la Morale et à la Physique ; de les empêcher de se répandre dans le vide des abstractions, et s’il est permis de le dire, de retrancher de leur surface pour ajouter à leur solidité. Un métaphysicien ou un géomètre qui applique la force de son génie à des vaines spéculations, ressemble à ce lutteur que nous peint Virgile.
Alternaque jactat
Brachia protendens, et verbertat ictibus auras
Et alternativement il lance
Étendant les bras, il frappe l’air de coups.
AEn. Lib.V.
Mr. de Fontenelle qui a porté si loin l’esprit d’ordre, de précision et de clarté ; eût été un critique supérieur, soit dans les sciences abstraites, soit dans celle de la nature, et Bayle (que nous considérons ici seulement comme littérateur) n’avait besoin pour exceller dans sa partie, que de plus d’indépendance, de tranquillité, et de loisir. Avec ces trois conditions essentielles à un critique, il eût dit ce qu’il pensait, et l’eût dit en moins de volumes.
2. Critique dans les Arts libéraux ou les beaux-arts.
Tout homme qui produit un ouvrage dans un genre auquel nous ne sommes point préparés, excite aisément notre admiration. Nous ne devenons admirateurs difficiles que lorsque les ouvrages dans le même genre venant à se multiplier, nous pouvons établir des points de comparaison et en tirer des règles plus ou moins sévères, suivant les nouvelles productions qui nous sont offertes. Celles de ces productions où l’on a constamment reconnu un mérite supérieur, servent de modèles. Il s’en faut beaucoup que ces modèles soient parfaits, ils ont seulement chacun en particulier une ou plusieurs qualités excellentes qui les distinguent. L’esprit faisant alors ce qu’on nous dit d’Apelle, se forme d’une multitude de beautés éparses un tout idéal qui les rassemble. C’est à ce modèle intellectuel au-dessus de toutes les productions existantes, qu’il rapportera les ouvrages dont il se constituera le juge.
Le critique supérieur doit donc avoir dans son imagination autant de modèles différents qu’il y a de genres.
Le critique subalterne est celui qui, n’ayant pas de quoi se former ces modèles transcendants, rapporte tout dans ses jugements aux productions existantes.
Le critique ignorant est celui qui ne connaît point ou qui connaît mal ces objets de comparaison.
C’est le plus ou le moins de justesse, de force, d’étendue dans l’esprit, de sensibilité dans l’âme, de chaleur dans l’imagination, qui marque les degrés de perfection entre les modèles et les rangs parmi les critiques.
Tous les Arts n’exigent pas ces qualités réunies dans une égale proportion ; dans les uns l’organe décide, l’imagination dans les autres, le sentiment dans la plupart, et l’esprit qui influe sur tous, ne préside sur aucun.
Dans l’Architecture et l’Harmonie, le type intellectuel que le critique est obligé de se former, exige une étude d’autant plus profonde des possibles, et pour en déterminer le choix, une connaissance d’autant plus précise du rapport des objets avec nos organes, que les beautés physiques de ces deux arts n’ont pour arbitre que le goût, cette faculté innée ou acquise de saisir et de préférer le beau, espèce d’instinct qui juge les règles et qui n’en a point.
Il n’en a point en Harmonie : la résonnance du corps sonore indique les proportions, mais c’est à l’oreille à nous guider dans le mélange des accords.
Il n’en a point en Architecture ; tant qu’elle s’est bornée à nos besoins, elle a pu le modeler sur les productions naturelles ; mais dès qu’on a voulu joindre la décoration à la solidité, l’imagination a créé les formes, et l’œil en a fixé le choix.
La première cabane, qui ne fut elle-même qu’un essai de l’industrie éclairée par le besoin, avait si l’on veut pour appui, quelques pieux enfoncés dans la terre, ces pieux soutenaient des traverses, et celle-ci portaient des chevrons chargés d’un toit. Mais de bonne foi, peut-on tirer de ce modèle brut les proportions des colonnes, de l’entablement et du fronton.
Le sentiment du beau physique, soit en Architecture, soit en Harmonie, dépend donc essentiellement du rapport des objets avec nos organes, et le point essentiel pour le critique, est de s’assurer du témoignage de ses sens.
Le critique ignorant n’en doute jamais.
Le critique subalterne consulte ceux qui l’environnent, et croit bien voir et bien entendre lorsqu’il boit et entend comme eux.
Le critique supérieur consulte le goût des différents peuples, il les trouve divisés sur des ornements de caprice ; il les voit réunis sur des beautés essentielles qui ne vieillissent jamais, et dont les débris ont le charme de la nouveauté, il se replie sur lui-même et par l’impression plus ou moins vive qu’ont faite sur lui des beautés, il s’assure ou se défie du rapport de ses organes.
Dès lors, il peut former son modèle intellectuel de ce qui l’affecte le plus dans les modèles existants, suppléer au défaut de l’un par les défauts de l’autre, et se disposer ainsi à juger non seulement des faits par les faits, mais encore par les possibles.
- Dans l’Architecture, il dépouillera le gothique de ses ornements puérils, mais il adoptera la coupe hardie, majestueuse, et légère de ses voûtes, qu’il revêtira des beautés simples et mâles du grec : dans celui-ci, il
joindra la frise ionique à la colonne dorique, la base dorique au chapiteau corinthien, à ce chapiteau si élégant, si noble, et si contraire à la vraisemblance. Il aura recours au compas et au calcul pour proportionner les hauteurs aux bases, et les supports aux fardeaux ; mais dans le détail des ornements, il jugera d’un coup d’œil les rapports de l’ensemble, sans exiger qu’on fasse du triglis (trois coins) un quarré long, du métope (Intervalle, souvent sculpté, entre deux triglyphes). un quarré parfait, bizarrerie d’usage, tyrannie de l’habitude, que la stérilité et la paresse ont érigée en inviolable loi.
- Il usera de la même liberté dans la composition de son modèle en Harmonie; il tirera du phénomène donné
par la nature, l’origine des accords ; il les suivra dans leur génération, il observera leurs progrès, il développera leur mélange, il appliquera la théorie à la pratique ; et soumettant l’une et l’autre au jugement de l’oreille, il sacrifiera les détails à l’ensemble et les règles au sentiment. L’Harmonie ainsi réduite à la beauté physique des accords, et bornée à la simple émotion de l’organe, n’exige donc, comme l’Architecture, qu’un sens exercé par l’étude, éprouvé par l’usage, docile à l’expérience, et rebelle à l’opinion.
Mais dès que la mélodie vient donner de l’âme et du caractère à l’Harmonie, au jugement de l’oreille se joint celui de l’imagination, du sentiment, de l’esprit lui-même. La Musique devient un langage expressif, une imitation vive et touchante : dès lors, c’est avec la Poésie que les principes lui sont communs, et l’art de les juger est le même. Des sons articulés dans l’une, dans l’autre des sons modulés, dans toutes les deux le nombre et le mouvement, concourent à peindre la nature. Et si l’on demande quelle est la Musique et la Poésie par excellence, c’est la Poésie ou le Musique qui peint le plus et exprime le mieux.
- Dans la sculpture et la peinture, c’est peu d’étudier la nature en elle-même, modèle toujours imparfait : c’est peu d’étudier les productions de l’art, modèles toujours plus froids que nature. Il faut prendre de l’un que qui manque à l’autre, et se former un ensemble des différentes parties où ils se surpassent mutuellement. Or, sans parler des sources où l’artiste et le connaisseur doivent puiser l’idée du beau, relative au choix des sujets, au caractère des passions, à la composition et à l’ordonnance ; combien la seule étude du physique dans ces deux arts ne suppose-t-elle pas d’épreuves et d’observations ? que d’études pour la partie du dessein ! Qu’on demande à nos prétendus connaisseurs où ils ont observé, par
exemple, le mécanisme du corps humain, la combinaison et le jeu des nerfs, le gonflement, la tension, la contraction des muscles, la direction des forces, les points d’appui. Ils seront aussi embarrassés dans leur réponse, qu’ils le sont peu dans leurs décisions. Qu’on leur demande où ils ont observé tous les reflets, toutes les gradations, tous les contrastes de couleurs, tous les tons, tous les coups de lumière possibles, étude dans laquelle on est hors d’état de parler du coloris. Un peintre aussi connu par les sacrifices qu’il a faits à la perfection de son art ; que par la force et la vérité qui caractérisent ses ouvrages, M. de la Tour voulait exprimer dans un de ses tableaux l’application d’un homme absorbé dans l’étude. Il a imaginé de le peindre éclairé par deux bougies, dont l’une fond et s’éteint sans qu’il s’en aperçoive. Combien, de l’aveu même de l’artiste, pour saisir cet accident il a fallu voir couler de bougies ?
Or si un homme accoutumé à épier et à surprendre la nature a tant de peine à l’imiter, quel est le connaisseur qui peut se flatter de l’avoir assez bien vue pour en critiquer l’imitation ? C’est une chose étrange que la hardiesse avec laquelle on se donne pour juge de la belle nature dans quelque situation que le peintre ou le sculpteur ait pu l’imaginer ou la saisir. Celui-ci après avoir employé la moitié de sa vie à l’étude de son art, n’ose se fier aux modèles que sa mémoire a recueillis et que son imagination lui retrace, il a cent fois recours à la nature pour se corriger d’après elle : il vient un critique plein de confiance, qui le juge d’un coup d’œil : ce critique a t-t-il étudié l’art ou la nature ? Aussi peu l’un que l’autre : mais il a des statues et des tableaux, et avec eux il prétend avoir acquis le talent de s’y connaitre. On voit de ces connaisseurs se pâmer devant un ancien tableau dont ils admirent le clair-obscur ; le hasard fait qu’on lève la bordure, le vrai coloris mieux conservé se découvre dans un coin ; et ce ton de couleur si admiré se trouve une couche de fumée.
Nous savons qu’il est des amateurs versés dans l’étude des grands maîtres, qui en ont saisi la manière, qui en connaissent la touche, qui en distinguent le coloris : c’est beaucoup pour qui ne veut que jouir, mais c’est bien peu pour qui ose juger : on ne juge pas un tableau d’après des tableaux. Quelque plein qu’on soit de Raphaël, on sera neuf
devant le Guide. Bien plus, les forces du Guide, malgré l’analogie du genre, ne seront point une règle sûre pour critiquer le Milon du Puget, ou le Gladiateur mourant. La nature varie sans cesse ; chaque position, chaque action différente la modifie diversement, c’est donc la nature qu’il faut avoir étudiée sous telle ou telle face pour en juger l’imitation. Mais la nature elle -même est imparfaite, il faut donc avoir aussi étudié les chefs d’œuvres de l’art pour être en état de critiquer en même temps et l’imitation et le modèle.
Cependant les difficultés que présente la critique dans les Arts dont nous venons de parler, n’approchent pas de celle que réunit la critique littéraire.
3. La critique littéraire
Dans l’histoire, aux lumières profondes que nous avons exigées du critique pour la partie de l’érudition, se joint, pour la partie purement littéraire, l’étude moins étendue mais non moins réfléchie, de la majestueuse simplicité du style, de la netteté, de la décence, de la rapidité de la narration, de l’à-propos et du choix des réflexions et des portraits, ornements puérils dès qu’on les affecte et qu’on les prodigue, enfin de cette élégance mâle précise et naturelle qui ne peint les grands hommes et les grandes choses que de leurs propres couleurs, qualités qui mettent si fort Tacite et Salluste au-dessus de Tite-Live et de Quinte-Curce. Ce n’est que de cet assemblage de connaissances et de goût que se forme un critique supérieur dans le genre historique : que serait-ce si le même homme prétendait embrasser en même temps la partie de l’Éloquence et celle de la Morale ?
Ces deux genres, soit que renfermés en eux-mêmes, ils se nourrissent de leur propre substance, soit qu’ils se pénètrent l’un l’autre et s’animent mutuellement, soit que répandus dans les autres genres de littérature comme un feu élémentaire, ils y portent la vie et la fécondité, ces deux genres dans tous les cas, ont pour objet de rendre la vérité sensible et la vertu aimable.
C’est un talent donné à peu de personnes et que peu de personnes sont en état de critiquer. L’esprit n’en est qu’un demi-juge, il connaît l’art de convaincre, non celui de persuader ; l’art de séduire, non celui d’émouvoir. L’esprit peut critiquer un rhéteur subtil, mais le cœur seul peut juger un philosophe éloquent. Le critique en éloquence et en morale doit donc avoir en lui ce principe de sensibilité et de droiture, qui fait concevoir et produire avec force les vérités dont on se pénètre : ce principe de noblesse et d’élévation qui excite en nous l’enthousiasme de la vertu et qui seul embrasse tous les possibles dans l’art d’intéresser pour elle. Si la vertu pouvait se rendre visible aux hommes, a dit un philosophe, elle paraîtrait si touchante et si belle que personne ne pourrait lui résister. C’est ainsi que doit la concevoir et celui qui la peint et celui qui en critique la peinture.
La fausse éloquence est également facile à professer et à pratiquer : des figures entassées, de grands mots qui ne disent rien de grand, des mouvements empruntés, qui ne partent jamais du cœur et qui n’y arrivent jamais, ne supposent ni dans l’auteur ni dans le connaisseur aucune élévation dans l’esprit, aucune sensibilité dans l’âme : mais la vraie éloquence étant l’émanation d’une âme à la fois simple, forte, grande et sensible, il faut réunir toutes ces qualités pour y exceller, et pour savoir comment on y excelle.
Il s’ensuit qu’un grand critique en éloquence, doit être éloquent lui-même. Osons le dire à l’avantage des âmes sensibles, celui qui se pénètre vivement du beau, du touchant, du sublime, n’est pas loin de l’exprimer, et l’âme qui en reçoit le sentiment avec une certaine chaleur, peut à son tour le produire. Cette disposition à la vraie éloquence ne comprend ni les avantages de l’élocution, ni cette harmonie entre le geste, le ton et le visage qui compose l’éloquence extérieure. Il s’agit ici d‘une éloquence interne, qui se fait jour à travers le langage le plus inculte et la plus grossière expression ; il s’agit de l’éloquence du paysan du Danube dont la rustique sublimité fait si peu d’honneur à l’art et en fait tant à la nature ; de cette éloquence sans laquelle l’orateur n’est qu’un déclamateur et le critique qu’un froid Aristarque.
Par la même raison, un critique en Morale doit avoir en lui, sinon les vertus pratiques, du moins le germe de ces vertus. Il n’arrive que trop souvent que les mœurs d’un homme éclairé sont en contradiction avec ses principes, quelquefois avec ses sentiments. Il n’est donc pas essentiel au critique en Morale d’être vertueux, il suffit qu’il soit né pour l’être ; mais alors quel métier que celui du critique ? Avoir à se condamner sans cesse en approuvant les gens de bien ! Cependant, il ne serait pas à souhaiter que le critique en Morale soit exempt de passions et de faiblesses : il faut juger les hommes en homme vertueux, mais en homme, se connaître, connaître ses semblables et savoir ce qu’ils peuvent avant d’examiner ce qu’ils doivent ; se mettre à la place d’un père, d’un fils, d’un ami, d’un citoyen, d’un sujet, d’un roi lui-même et dans la balance de leurs devoirs peser les vices et les vertus de leur état ; concilier la nature avec la société ; mesurer leurs droits et en marquer les limites, rapprocher l’intérêt personnel du bien général, être enfin le juge non le tyran de l’humanité : tel serait l’emploi d’un critique supérieur dans cette partie ; emploi difficile et important, surtout dans l’examen de l’Histoire.
C’est là qu’il serait à souhaiter qu’un philosophe aussi ferme qu’éclairé osât appeler au tribunal de la vérité des jugements que la flatterie et l’intérêt ont prononcé dans tous les siècles. Rien n’est plus commun dans les annales du monde, que les vices et les vertus contraires mis au même rang. La modération d’un roi juste et l’ambition effrénée d’un usurpateur, la sévérité de Manlius envers son fils, et l’indulgence de Fabius pour le sien, la soumission de Socrate aux lois de l’aéropage et la hauteur de Scipion devant le tribunal des comices ont eu leurs apologistes et leurs censeurs. Par-là, l’Histoire dans sa partie morale est une espèce de labyrinthe où l’opinion du lecteur ne cesse de s’égarer, c’est un guide qui lui manque : or ce guide serait un critique capable de distinguer la vérité de l’opinion, le droit de l’autorité, le devoir de l’intérêt, la vertu de la gloire elle-même ; en un mot de réduire l’homme quel qu’il fût, à la condition de citoyen ; condition qui est la base des lois, la règle des mœurs et dont aucun homme en société n’eut jamais droit de s’affranchir.
Le critique doit aller plus loin contre le préjugé ; il doit considérer non seulement chaque homme en particulier, mais encore chaque république comme citoyenne de la terre, et attachée aux autres parties de ce grand corps politique, par les mêmes devoirs qui lui attachent à elle-même les membres dont elle est formée : il ne doit voir la société en général que comme un arbre immense dont chaque homme est un rameau, chaque république une branche, et dont l’humanité est le tronc. De là le droit particulier et le droit public, que l’ambition seule a distingués et qui ne sont l’un et l’autre que le droit naturel plus ou moins étendu, mais soumis aux mêmes principes. Ainsi le critique jugerait non seulement chaque homme en particulier suivant les mœurs de son siècle et les lois de son pays, mais encore les lois et les mœurs de tous les pays et de tous les siècles suivant les principes invariables de l’équité naturelle.
Quelle que soit la difficulté de ce genre de critique, elle serait bien compensée par son utilité : quand il serait vrai, comme Bayle l’a prétendu, que l’opinion n’influât point sur les mœurs privées, il est du moins incontestable qu’elle décide des actions publiques. Par exemple, il n’est point de préjugé plus généralement ni plus profondément enraciné dans l’opinion des hommes, que la gloire arrachée au titre de conquérant ; toutefois, nous ne craignons point d’avancer que si dans tous les temps, les Philosophes, les Historiens, les Orateurs, les Poètes, en un mot les dépositaires de la réputation et les dispensateurs de la gloire, s’étaient réunis pour attacher aux horreurs d’une guerre injuste le même opprobre qu’au larcin et qu’à l’assassinat, on eût peu vu de brigands illustres. Malheureusement, les Philosophes ne connaissent pas assez leur ascendant sur les esprits : divisés, ils ne peuvent rien ; réunis, ils peuvent tout à la longue : ils ont pour eux la vérité, la justice, la raison, et ce qui est plus fort encore, l’intérêt de l’humanité dont ils défendent la cause.
Montaigne moins irrésolu eut été un excellent critique dans la partie morale de l’Histoire : mais peu ferme dans ses principes, il chancelle dans les conséquences ; son imagination trop féconde, était pour la raison ce qu’est pour les yeux un cristal à plusieurs faces, qui rend douteux l’objet véritable à force de le multiplier.
L’auteur de l’esprit des lois est le critique dont l’histoire aurait besoin dans cette partie : nous le citons quoique vivant ; car il est trop pénible et trop injuste d’attendre la mort des grands hommes pour parler d’eux en liberté.
Quoique le modèle intellectuel d’après lequel un critique supérieur juge la Morale et l’Éloquence ente essentiellement dans le modèle auquel doit se rapporter la Poésie, il s’en faut bien qu’il suffise à la perfection de celui-ci ; combien le modèle de la Poésie en général n’embrasse-t-il pas de genres différents et de modèles particuliers ? Bornons-nous au poème dramatique et à l’épopée.
Dans la comédie, quel usage du monde, quelle connaissance de tous les états ! Combien de vices, de passions, de travers, de ridicules à observer, à analyser, à combiner, dans tous les rapports, dans toutes les situations, sous toutes les faces possibles ! Combien de caractères ! Combien de nuances dans le même caractère ! Combien de traits à recueillir, de contrastes à rapprocher ! Quelle étude pour former le seul tableau du Misanthrope ou du Tartuffe ! Quelle étude pour être en état de le juger ! Ici les règles de l’art sont la partie la moins importante : c’est à la vérité de l’expression, à la force des touches, au choix des situations et des oppositions, que le critique doit s’attacher ; il doit donc juger la comédie d’après les originaux ; et les originaux ne sont pas dans l’art, mais dans la nature. L’avare de Molière n’est point l’avare de Plaute ; ce n’est pas même tel avare en particulier, mais un assemblage de traits répandus dans cette espèce de caractère ; et le critique a dû les recueillir pour juger l’ensemble, comme l’auteur pour le composer.
Dans la tragédie, à l’observation de la nature, se joignent dans un plus haut degré que dans la comédie, l’imagination et le sentiment ; et ce dernier y domine. Ce ne sont plus des caractères communs ni des évènements familiers que l’auteur s’est proposé de rendre ; c’est la nature dans ses plus grandes proportions et telle qu’elle a été quelquefois lorsqu’elle a fait des efforts pour produire des hommes et des choses extraordinaires. Ce n’est point la nature reposée, mais la nature en contraction et dans cet état de souffrance où la mettent les passions violentes, les grands dangers et l’excès du malheur. Où en est le modèle ?
Est-ce dans le cours tranquille de la société ? Un ruisseau ne donne point l’idée d’un torrent, ni le calme l’idée de la tempête. Est-ce dans les tragédies existantes ? Il n’en est aucune dont les beautés forment un modèle générique : on ne peut juger Cinna d’après Œdipe, ni Athalie d’après Cinna. Est-ce dans l’Histoire ? Outre qu’elle nous présenterait en vain ce modèle, si nous n’avions en nous de quoi le reconnaître et le saisir ; tout évènement, toute situation, tout personnage héroïque ne peut avoir qu’un caractère de beauté qui lui est propre, et qui ne saurait s’appliquer à ce qui n’est pas lui ; à moins cependant que rempli d’un grand nombre de modèles particuliers, l’imagination et le sentiment n’en généralisent en nous l’idée. C’est de cette étude consommée que s’exprime, pour ainsi dire, le chyle dont l’âme du critique se nourrit, et qui changé en sa propre substance, forme en lui ce modèle intellectuel, digne production du génie.
C’est surtout dans cette partie que se ressemblent l’Orateur, le Poète, le Musicien, et par conséquent les critiques supérieurs en Éloquence, en Poésie, et en Musique : car on ne saurait trop insister sur ce principe, que le sentiment seul peut juger le sentiment ; et que soumettre le pathétique au jugement de l’esprit, c’est vouloir rendre l’oreille arbitre des couleurs, et l’œil juge de l’harmonie.
Le même modèle intellectuel auquel un critique supérieur rapporte la tragédie, doit s’appliquer à la partie dramatique de l’épopée : dès que le poète épique fait parler ses personnages, l’épopée ne différant plus de la tragédie que par le tissu de l’action, les mœurs, les sentiments, les caractères, sont les mêmes que dans la tragédie et le modèle en est commun. Mais lorsque le poète paraît et prend la place de ses personnages, l’action devient purement épique : c’est un homme inspiré aux yeux duquel tout s’anime ; les êtres insensibles prennent une âme ; les abstrait, une forme et des couleurs ; le souffle du génie donne à la nature une vie et une face nouvelle ; tantôt il l’embellit par ses peintures, tantôt il la trouble par ses prestiges et en renverse toutes ses lois ; il franchit les limites du monde ; il s’élève dans les espaces immenses du merveilleux ; il crée de nouvelles sphères : les cieux ne peuvent le contenir ; et il faut avouer que le génie de la Poésie considéré sous ce point de vue, est le moins absurde des dieux qu’ait adoré l’antiquité payenne. Qui osera le suivre dans son enthousiasme, si ce n’est celui qui l’éprouve ? Est-ce à la froide raison à guider l’imagination dans son ivresse ? Le goût timide et tranquille viendra-t-il lui présenter le frein ? O vous qui voulez voir ce que peut la Poésie dans la chaleur et dans la force, laissez bondir en liberté ce coursier fougueux ; il n’est jamais si beau que dans ses écarts ; le manège ne ferait que ralentir son ardeur et contraindre l’aisance noble de ses mouvements, livré à lui-même, il se précipitera quelquefois ; mais il conservera, même dans sa chute, cette fierté et cette audace qu’il perdrait avec la liberté.
Prescrivez au sonnet et au madrigal des règles gênantes, mais laissez à l’épopée une carrière sans bornes ; le génie n’en connaît point : c’est en grand qu’on doit critiquer les grandes choses, il faut donc les concevoir en grand, c’est-à-dire avec la même force, la même élévation, la même chaleur qu’elles ont été produites. Pour cela, il faut en puiser le modèle, non dans les beautés de la nature, non dans les productions de l’art, mais dans l’un et l’autre savamment approfondies, et surtout dans une âme vivement pénétrée du beau, dans une imagination assez active et assez hardie pour parcourir la carrière immense des possibles dans l’art de plaire et de toucher.
Il suit des principes que nous venons d’établir, qu’il n’y a de critique universellement supérieur que le public, plus ou moins éclairé suivant les pays et les siècles, mais toujours respectable en ce qu’il comprend les meilleurs juges dans tous les genres, dont les opinions prépondérantes l’emportent et se réunissent à la longue pour former l’avis général.
Le public est comme un fleuve qui coule sans cesse et qui dépose son limon. Le temps vient où les eaux pures sont le miroir le plus fidèle que puissent consulter les Arts. À l’égard des particuliers qui n’ont que des prétentions pour titres, la liberté de se tromper avec confiance est ou privilège auquel ils doivent se borner, et nous n’avons garde d’y porter atteinte. On peut nous opposer que l’on naît avec le talent de la critique. Oui, comme on nait poète, historien, orateur, c’est-à-dire avec des dispositions à le devenir par l’exercice et l’étude. Enfin l’on peut nous demander si, dans toutes les qualités que nous exigeons, les Arts et la Littérature n’ont pas eu d’excellents juges. C’est une question de fait sur les arts, nous nous en rapportons aux artistes. Quant à la Littérature, nous osons répondre qu’elle a eu peu de critiques supérieurs, et moins encore qui aient excellé en différentes parties.
On n’entreprend point d’en marquer les classes. Nous avons indiqué les principes, c’est au lecteur à les appliquer : il sait à quel point il doit peser Cicéron, Longin, Petrone, Quintilien, en fait d’Éloquence ; Aristote, Horace et Pope, en fait de Poésie ; mais ce que nous aurons le courage d’avancer, quoique bien sûrs d’être contredits par le bas peuple des critiques, c’est que Boileau, à qui la versification et la langue sont en partie redevables de leur pureté, Boileau, l’un des hommes de son siècle qui avait le plus étudié les anciens, et qui possédait le mieux l’art de mettre leurs beautés en œuvre ; Boileau n’a jamais bien jugé que par comparaison. De là vient qu’il a rendu justice à Racine, l’heureux imitateur d’Euripide, et qu’il a méprisé Quinault, et loué froidement Corneille qui ne ressemblaient à rien, sans parler du Tasse qu’il ne connaissait point ou qu’il n’a jamais bien senti. Et comment Boileau qui a si peu imaginé, aurait-il été un bon juge dans la partie de l’imagination ? Comment aurait-il été un vrai connaisseur dans la partie du pathétique, lui à qui il n’est jamais échappé un trait de sentiment dans tout ce qu’il a pu produire
Qu’on ne dise pas que le genre de ses œuvres n’en était pas susceptible. Le sentiment et l’imagination savent bien s’épancher quand ils abondent dans l’âme. L’imagination qui dominait dans Malebranche, l’a entrainé malgré lui dans ce qu’il appelait la recherche de la vérité, et il n’a pu s’empêcher de s’y livrer dans le genre d’écrit où il était le plus dangereux de le suivre. C’est ainsi que les fables de la Fontaine (cet auteur dont Boileau n’a pas dit un mot dans son art Poétique) sont semées de traits aussi touchants que délicats, de ces traits qui échappent naturellement à l’auteur sans qu’il s’en aperçoive et qu’on s’y attende, et qui sont moins des émanations du sujet, que des saillies de caractère et des élancements de génie.
Les critiques n’en ont pas eu le germe en eux-mêmes, trop faibles pour se former des modèles intellectuels, ont tout rapporté aux modèles existants, c’est ainsi qu’on a jugé Virgile, Lucain, le Taffe et Milton, sur les règles tracées d’après Homère : Racine et Corneille sur les règles tracées d’après Euripide et Sophocle. Les premiers ont réuni les suffrages de tous les siècles. On en conclut qu’on ne peut plaire qu’en suivant la route qu’ils ont tenue : mais chacun d’eux a suivi une route différente ; qu’ont fait les critiques ? Ils ont fait, dit l’auteur de la Henriade, comme les astronomes qui inventaient tous les jours des cercles imaginaires, créaient ou anéantissaient un ciel ou deux de cristal à la moindre difficulté.
Combien l’esprit didactique, si l’on voulait l’en croire, ne rétrécirait-il pas la carrière de génie ?
Allez au grand, vous dira un critique supérieur, il n’importe par quelle voie, non qu’il permettre de négliger l’étude des modèles anciens dans la composition, ni qu’il la néglige lui-même dans la critique ; il vous dira avec Horace :
Vos exemplaria graeca, Nocturna versate manu, versate diurna
Vous, les copies grecques, tournez l’aiguille de la nuit, tournez l’aiguille du jour
Mais avec Horace, il vous dira aussi :
O imitatores, fervum pecus
Oh imitateurs, esclaves de la bête
Il ajoutera :
« Que votre narration soit claire et noble, que votre poème n’ait rien de forcé, que les extrémités et le milieu se répondent ; que les caractères annoncés se soutiennent jusqu’au bout. Écartez de votre action tout détail froid, tout ornement superflu ? Intéressez par la suspension des évènements ou par la surprise qu’ils causent : parlez à l’âme, peignez à l’imagination ; pénétrez-vous pour nous toucher ».
Il ne vous dira pas « Qu’elle soit importante ou non, pourvu que vos personnages soient illustres ; car Horace n’exclut que la bassesse des personnages et dans les deux poèmes d’Homère, l’action en elle-même n’a rien de grand. Que l’action de votre poème ne dure pas moins de 40 jours, ni plus d’un an ; car celle de l’Illiade dure 40 jours, et l’on peut borner à un an celle de l’Odyssée et de l’Énéide ; que celle de vos tragédies soit supposée se passer dans une même enceinte ; car c’est ainsi que Sophocle et Euripide l’ont pratiqué quelquefois. Gardez-vous de faire un poème sans merveilleux, car au défaut du merveilleux le poème de Lucain n’est pas un poème épique : mais il vous dira « puisez dans ces modèles et dans la nature l’idée et le sentiment du vrai, du grand, du pathétique, et employez les suivant l’impulsion de votre génie, et la disposition de vos sujets. Dans la tragédie, l’illusion et l’intérêt, voilà vos règles ; sacrifiez tout le reste à la noblesse du dessein et à la hardiesse du pinceau ; ne méprisez pas les règles tracées d’après les anciens ; car elles renferment des moyens de toucher et de plaire : mais n’en soyez pas esclave ; car elles ne renferment que quelques-uns de ces moyens ; elles sont bonnes mais elles ne sont pas exclusives. Le Cid n’est point suivant les règles d’Aristote et n’en n’est pas moins une très belle tragédie. Les unités ne sont observées ni dans Macbeth ni dans Otello. Les Anglais n’y pleurent et n’y frémissent pas moins, leur théâtre a des grossièretés barbares, mais il a des traits de force et de chaleur qu’une vaine délicatesse et une sévérité mal entendue ne nous permettent que d’envier.
Dans le poème épique, passez-vous du merveilleux comme Lucain, si comme lui vous avez de grands hommes à faire parler et agir. Imitez l’élévation de ce poète, évitez son enflure et laissez donner à votre poème le nom qu’il plaira à ceux qui disputent sur les mots. Faites durer votre action le temps qu’elle a dû naturellement durer ; pourvu qu’elle soit une, pleine et intéressante, elle finira trop tôt. Fondez la grandeur de vos personnages sur leur caractère et non sur leurs titres ; un grand nom n’anoblit point une action, comme une action héroïque anoblira le nom le plus obscur. En un mot, touchez comme Euripide, étonnez comme Sophocle, peignez comme Homère et composez d’après vous. Ces maîtres n’ont point eu de règles, ils n’en ont été que plus grands, et ils n’ont acquis le droit de commander, que parce qu’ils n’ont jamais obéi. Il en est tout autrement en Littérature qu’en Politique, le talent qui a besoin de subir des lois n’en donnera jamais.
C’est ainsi que le critique supérieur laisse au génie toute sa liberté ; il ne lui demande que de grandes choses, et il l’encourage à les produire. Le critique subalterne l’accoutume au joug des règles, il n’en exige que l’exactitude et il n’en tire qu’une obéissance et qu’une servile imitation. C’est de cette espèce de critique, qu’un auteur que nous ne saurions assez citer en fait de goût, a dit, ils ont laborieusement écrit des volumes sur quelques lignes que l’imagination des poètes a créées en se jouant.
Qu’on ne soit donc plus surpris, si à mesure que le goût devient plus difficile, l’imagination devient plus timide et plus froide, et si presque tous les grands génies depuis Homère jusqu’à Lucrèce et depuis Lucrèce jusqu’à Milton et à Corneille, semblent avoir choisi, pour s’élever les temps où l’ignorance leur laissait une libre carrière. Nous ne citerons qu’un exemple des avantages de cette liberté. Corneille eût sacrifié la plupart des beautés de ses pièces, et eût même abandonné quelques-uns de ses plus beaux sujets, tel que celui des Horaces, s’il eût été aussi sévère dans la composition qu’il l’a été dans ses examens ; mais heureusement, il composait d’après lui et se jugeait d’après Aristote. Le bon goût, nous dira-t-on, est donc un obstacle au génie ? Non, sans doute ; car le bon goût est un sentiment courageux et mâle qui aime surtout les grandes choses, et qui échauffe le génie en même temps qu’il l’éclaire. Le goût qui le gêne et qui l’amollit, est un goût craintif et puéril qui veut tout polir et qui affaiblit tout. L’un veut des ouvrages hardiment conçus, l’autre en veut de scrupuleusement finis, l’un est le goût du critique supérieur, l’autre est le goût du critique subalterne. Mais autant que le critique supérieur est au-dessus du critique subalterne, autant celui-ci l’emporte sur le critique ignorant. Ce que celui-ci fait d’un genre, est à son avis tout ce qu’on en peut savoir, renfermé dans sa sphère, sa vue est pour lui la mesure des possibles ; dépourvu de modèles et d’objets de comparaison, il rapporte tout à lui-même ; par là, tout ce qui est hardi lui paraît hasardé, tout ce qui est grand lui paraît gigantesque. C’est un nain contrefait qui juge d’après ses proportions une statue d’Antinoüs ou d’Hercule. Les derniers de cette dernière classe sont ceux qui attaquent tous les jours ce que nous avons de meilleur, qui louent ce que nous avons de plus mauvais, qui font, de la noble profession des Lettres, un métier aussi lâche et aussi méprisable qu’eux-mêmes.
Cependant comme ce qu’on méprise le plus n’est pas toujours ce qu’on aime le moins, on a vu le temps où ils ne manquaient ni de lecteurs ni de mécènes. Les magistrats eux-mêmes cédant au goût d’un certain public avaient la faiblesse de laisser à ces brigands de la Littérature une pleine et entière licence. Il est vrai qu’on accordait aux auteurs poursuivis, la liberté de se défendre, c’est-à-dire d’illustrer leurs critiques et de s’avilir, mais peu d’entre les hommes célèbres ont donné dans ce piège.
Le sage Racine disait de ces petits auteurs infortunés (car il y en avait aussi de son temps) : « ils attendent toujours l’occasion de quelque ouvrage qui réussisse, pour l’attaquer, non point par jalousie, car sur quel fondement seraient-ils jaloux ? mais dans l’espérance qu’on se donnera la peine de leur répondre, qu’on les tirera de l’obscurité où leurs propres ouvrages les auraient laissés toute leur vie ».
Sans doute ils seront obscurs dans tous les siècles éclairés, mais dans les temps où règnera l’ignorance orgueilleuse et jalouse, ils auront pour eux le grand nombre et le parti le plus bruyant, ils auront surtout pour eux cette espèce de personnages stupides et vains, qui regardent les gens de lettres comme des bêtes féroces destinées à l’amphithéâtre pour l’amusement des hommes ; image qui, pour être juste, n’a besoin que d’une inversion.
Cependant si les auteurs outragés sont trop au-dessus des insultes pour y être sensibles, s’ils conservent leur réputation dans l’opinion des vrais juges, au milieu des nuages dont la basse envie s’efforce de l’obscurcir, la multitude n’en recevra pas moins l’impression du mépris qu’on aura voulu répandre sur les talents, et l’on verra peu à peu s’affaiblir dans les esprits cette considération universelle, la plus digne récompense des travaux littéraires, le germe et l’aliment de l’émulation.
Nous parlons ici de ce qui est arrivé dans les différentes époques de la Littérature, et de ce qui arrivera surtout lorsque le beau, le grand, le sérieux en tout genre, n’ayant plus d’asile que dans les bibliothèques et auprès d’un petit nombre de vrais amateurs, laisseront le public en proie à la contagion des froids romans, des farces insipides et des sottises polémiques.
Quant à ce qui se passe de nos jours, nous y tenons de trop près pour en parler en liberté ; nos louanges et nos censures paraîtraient également suspectes. Le silence nous convient d’autant mieux à ce sujet, qu’il est fondé sur l’exemple des Fontenelle, des Montesquieu, des Buffon et de tous ceux qui leurs ressemblent. Mais si quelque trait de cette barbarie que nous venons de peindre, peut s’appliquer à quelques-uns de nos contemporains, loin de nous rétracter, nous applaudirons d’avoir présenté ce tableau à quiconque rougira ou ne rougira point de s’y reconnaître. Peut-être trouvera-t-on mauvais que dans un ouvrage de la forme de celui-ci, nous soyons entrés dans ce détail ; mais la vérité vient toujours à propos dès qu’elle peut être utile. Nous avouerons, si l’on veut, qu’elle eût pu mieux choisir sa place ; mais par malheur, elle n’a point à choisir.
Qu’il nous soit permis de terminer cet article par un souhait que l’amour des Lettres nous inspire, et que nous avons fait autrefois pour nous-mêmes. On voyait à Sparte les vieillards assister aux exercices de la jeunesse, l’animer par l’exemple de leur vie passée, la corriger par leurs reproches et l’instruire par leurs leçons. Quel avantage pour la république littéraire, si les auteurs blanchis dans de savantes veilles, après s’être mis par leurs travaux au-dessus de la rivalité et des faiblesses de la jalousie, daignaient présider aux essais des jeunes
gens, et les guider dans la carrière ; si ces maitres de l’Art en devinaient les critiques ; si, par exemple, les auteurs de Rhadamiste et d’Alzire voulaient bien examiner les ouvrages de leurs élèves qui annonceraient quelque talent : au lieu de ces extraits mutilés, de ces analyses sèches, de ces décisions ineptes où l’on ne voit pas même les premières notions de l’art, on aurait des jugements éclairés par l’expérience et prononcés par la justice. Le nom seul du critique inspirerait du respect, l’encouragement serait à côté de la correction ; l’homme consommé verrait d’où le jeune homme est parti, où il a voulu arriver, s’il s’est égaré dès le premier pas ou sur la route, dans le choix ou dans la disposition du sujet, dans le dessein ou dans l’exécution : il lui marquerait le point où a commencé son erreur, il le ramènerait sur ses pas ; il lui ferait apercevoir les écueils où il s’est brisé, et les détours qu’il avait à prendre; enfin il lui enseignerait non seulement en quoi il a mal fait mais comment il eût pu mieux faire, et le public profiterait des leçons données au poète. Cette espèce de critique, loin d’humilier les auteurs, serait une distinction flatteuse pour leurs ouvrages, on y verrait un père qui corrigerait son enfant avec une tendre sévérité et qui pourrait écrire à la tête de ses conseils :
Disce puer vertutem ex me, verumque laborem
Apprends de moi la vertu, mon garçon, et le vrai travail.
…
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