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Ghosh Amitav : Terraformation, entre Vitalisme et Extractivisme, Vitalisme et Colonialisme

By | 2024-12-10T08:15:44+01:00 11 décembre 2024|Littérature, Mésologie|0 Comments

 

Thème du tiers inclus: La terraformation

Antagonismes en interaction:  Entre vitalisme et colonialisme, vitalisme et extractivisme

TERRAFORMATION *

 

La « Terraformation » fut un aspect très important de la colonisation du « Nouveau Monde »

 

Lorsque les Européens ont vu l’Amérique du Nord, surtout au tout début, les forêts, les marécages, ont été perçus comme hideux. Ils ont perçu cette terre comme laide et mal entretenue, et ils ont voulu la transformer complètement. Très tôt, la transformation écologique est devenue un aspect très important du colonialisme.

 

 

 

Dès le XVII ème siècle, les anglais, tout particulièrement, ont voulu transformer les paysages américains. En l’espace de deux générations, ils ont réussi à faire de cette terre une sorte de seconde Angleterre.

Ce que nous observons aujourd’hui, c’est la dégradation des paysages qui ont été terraformés.

 

Les régions d’Amérique du Nord les plus transformées pour ressembler aux modèles européens sont aujourd’hui les plus touchées par le changement climatique.

 

Violet, St. Bernard Parish, LA

La Californie, le sud du Texas autour de Houston et la majeure partie du delta du Mississippi, sont les endroits où le paysage est littéralement en train de disparaître.

Mississippi River at Empire, LA

Les incendies qui ravagent la Californie montrent clairement que ce qui a été fait à ces terres était en réalité une sorte de profonde provocation faite au paysage.

 

 

 

On pourrait en dire autant de l’État de Victoria, dans le sud-est de l’Australie. De nombreux endroits, qui ont fait l’objet de terraformation coloniale, sont aujourd’hui dévastés par de terribles vagues de chaleur et des méga-feux.

 

Selon Ghosh Amitav, l’idée centrale de l’anthropocentrisme, à savoir que la Terre est un réservoir inerte de ressources qui existe principalement pour être exploité par les humains, ne trouve pas son origine dans la notion de « nature », ni dans les philosophies mécanistes, ni dans certaines traditions scripturales, comme cela est parfois affirmé. Ses origines se trouvent, selon lui,  dans la violence apocalyptique qui a été perpétrée à l’encontre des autres humains notamment dans les Amériques et en Afrique.

 

La « soumission » violente des peuples des Amériques a permis à l’élite européenne de considérer que tout ce qui se trouvait sur la planète pouvait être conquis, réduit en esclavage et même exterminé, comme cela s’est produit dans les îles Banda (îles Moluques).

Cette violence qui a permis aux élites européennes de considérer les autres humains comme des êtres purement matériels, dépourvus de raison, de pensée et d’agentivité (« mi-démon et mi-enfant », selon les termes de Kipling), leur a également permis de percevoir la Terre et ses dons de la même manière.

 

Les non-humains et les Autres humains étaient représentés comme aptes à être « soumis »

Ce type de violence était également dirigé contre les paysans européens qui, comme tous les paysans de par le monde, avaient de nombreuses formes de croyances vitalistes. Ces idées répugnaient tout autant aux élites européennes que le soi-disant « paganisme » qu’elles rencontraient en dehors de l’Europe, et elles ont livré une guerre sanglante à ces croyances sous la forme de la croisade contre les sorcières (qui étaient, bien sûr, en grande majorité des femmes).

Le même type de répression a perduré pendant des siècles, visant les mouvements paysans qui affirmaient la sacralité de la terre et des communautés rurales qui y vivaient.

Ces courants vitalistes n’ont pas disparu d’Europe.

 

Comme l’ont montré des chercheurs tels qu’Ernesto di Martino et Jeanne Favret-Saada, ils sont toujours bien vivants dans les communautés rurales – c’est juste qu’ils sont maintenant soigneusement cachés.

 

Pour effacer ce qui faisait préalablement sens dans les territoires conquis, l’une des principaux instruments des colons fut de changer les noms.

En Nouvelle-Angleterre, peu après avoir exterminé les Pequots, les puritains s’appliquèrent à expurger « la mémoire que la terre conservait d’eux », selon les termes de John Mason, en supprimant le nom de la tribu.

A cette fin, l’assemblée générale du Connecticut décida que les survivants ne seraient pas autorisés à s’appeler Pequots, et que  la rivière Pequot deviendrait La Tamise et que le village connu sous le nom de Pequot serait rebaptisé New London (La Nouvelle Londres), en « souvenir », déclarèrent les législateurs, « de la principale ville de notre cher pays natal »

Dans ces actes de changement de nom, le préfixe «nouveau » est investi d’une violence sémantique et symbolique extraordinaire. Non seulement il efface le passé en faisant tabula rasa, mais il confère également à un lieu de significations issues de contrées lointaines, « notre cher pays natal »

 

Parfois, cet effacement des significations autochtones accompagnant la recomposition des Amériques, jaillit de manière inattendue du paysage. Tel le Four Corners ( Les quatre coins ), un monument qui marque le seul endroit des États-Unis où quatre États se rejoignent : L’Arizona, Le Colorado, le Nouveau Mexique et l’Utah.

 

 

 

Le monument se trouve à proximité de la route 160, qui sillonne certains des plus beaux endroits existant sur cette terre.  Les montagnes, les canyons et les déserts qu’elle traverse sont si lumineux qu’il est facile de comprendre pourquoi les autochtones, le peuple diné (navajo), ont investi ces lieux d’une signification métaphysique. Pour eux, cet endroit était Dinétah, le territoire sur lequel les Premiers Êtres grimpèrent depuis les enfers.

 

C’est ici, écrit l’historienne diné Jennifer Nez Denetdale, qu’ont eu lieu nombre des évènements relatés dans les mythes de la création, à commencer par l’émergence des mondes inférieurs vers le monde actuel, le Monde scintillant.

Le Monde scintillant n’est pas loin du monument des Four Corners, mais il pourrait tout aussi bien y avoir un océan entre eux. A proximité du monument, aucun rocher, ravin ou canyon n’attire l’attention – il n’y a rien d’intéressant : le monument est là absolument indifférent à son environnement, posé sur un bout de désert sans relief, parsemé de broussailles, «  comme une punaise sur une carte ». Il est composé de deux lignes droites marquées sur un sol en béton.

 

Rien ne pourrait être moins significatif que cette structure – et pourtant, la puissance qui se dégage du croisement de ces lignes est d’une inquiétante étrangeté. Les visiteurs qui attendent chacun leur tour pour la voir font preuve d’une inventivité infinie afin d’entrer en contact avec le point précis où les lignes se croisent.

 

 

Certains s’y tiennent droits pour être photographiés, d’autres en équilibre sur la pointe des pieds, d’autres encore s’étendent  de tout leur long sur les lignes en tentant de placer leur nombril à l’endroit exact du point d’intersection, comme si cet endroit représentait symboliquement  un nombril de la Terre- un omphalos, tel le sanctuaire de Delphes pour les Grecs.

 

 

Une sorte d’enchantement flotte dans l’air, mais sans lien aucun avec le paysage ; elle émane plutôt de la géométrie euclidienne , de ces lignes tracées sur le globe par les Européens à mesure qu’ils conquéraient le monde. Parmi celles-ci, une ligne de longitude dont le méridien de référence se situe  dans la lointaine ville de Greenwich, en Angleterre, invoque de ce fait la patrie imaginaire des colons qui la tracèrent. Pour eux, le sens de ce paysage provenait en définitive de « notre (leur) cher pays natal », aussi loin fût-il.

 

Pour les Dinés, en revanche, tout élément du paysage était empreint de sens. Le chef diné Barboncito, au XIXème siècle, expliqua un jour l’attachement de son peuple à sa terre par ces mots :

«  Lors de la première création des Navajos, on nous indiqua quatre montagnes et rivières à l’intérieur desquelles nous devions vivre ; c’était notre pays, qui nous fut donné par la première femme de la tribu navajo. Ces histoires et les points de repère auxquels elles sont liées constituent une sorte d’écriture pour les Navajos ; les montagnes sont leurs cathédrales ; leurs affleurements et arroyos correspondent aux vitraux. »

 

 

 

L’attachement des Dinés à leur terre natale n’empêcha pas pourtant qu’ils en soient chassés en 1864, par le colonel Kit Carson et l’armée américaine. En mettant le feu aux réserves de nourriture, en abattant les arbres fruitiers et en exterminant le bétail, Carson et ses soldats vainquirent les Dinés – en éradiquant la toile de vie qui subvenait à leurs besoins. Des milliers de Dinés, indigents et impuissants, furent emmenés de force à Bosque Redondo au Nouveau Mexique, un lopin de terre où rien ne poussait. Des centaines de personnes trouvèrent la mort durant la marche, des milliers d’autres périrent en captivité.

 

 

 

Des années plus tard, lorsque les Dinés furent enfin autorisés à revenir sur certaines de leurs terres natales, l’un de leurs chefs désirait littéralement leur parler : « Nous avions juste envie de converser avec cette terre, dit-il, nous l’aimions tant »

L’affirmation que les paysages sont vivants fut à maintes reprises réitérée au long de l’histoire amérindienne. En 1855, par exemple, un chef cayuse refusa de signer un traité, là où se situe l’actuel Oregon, parce qu’il estimait que ce dernier excluait la voix de la terre : « Je me demande si la terre a quelque chose à dire », questionna-t-il. « Je me demande si la terre écoute ce qui se dit. »

 

Pour lui, comme pour les Bandanais des îles Moluques (expulsés et exterminés par les hollandais qui accaparèrent la noix de muscade)

 

 

Kit Carson, dont le nom orne de nombreux mémoriaux, parcs et rues dans cette région du monde, n’éprouvait à titre personnel aucune rancune envers les Navajos.

Après les avoir chassés du Monde scintillant, il dit : «J’en ai vu autant que n’importe quel homme blanc, et je ne peux m’empêcher de les plaindre. De toute façon, ils seront bientôt tous partis »

 

 

 

 

 

Le premier lieutenant de Kit Carson le général James H.Carleton, exprima la même pensée dans un langage plus noble :

«En temps voulu, sa volonté (celle de Dieu) exige qu’une race d’hommes disparaisse de la surface de la Terre et laisse la place à une autre race – comme cela se passe pour les races d’animaux inférieurs […] Les races des mammouths et des mastodontes, et des grands paresseux, ont vécu puis disparu : l’homme rouge d’Amérique est en train de disparaître.»

Ces deux passages expriment les sentiments alors très répandus parmi les occidentaux instruits : à l’époque, douter que les races inférieures disparaissent, comme ce fut le cas des mammouths et des mastodontes, était taxé de ridicule sensiblerie.

Pourtant, ce que scientifiques, administrateurs, universitaires et intellectuels occidentaux tinrent autrefois pour certain, ne s’est pas totalement produit : ni les Pequots, ni les Dinés, ni les Bandanais n’ont disparu. Après avoir fait l’expérience de la fin de leurs mondes, ils ont trouvé les moyens, non pas seulement de vivre, amis aussi, parfois de s’épanouir …

                                                                 …

 

* Extrait de Amitav Ghosh, La malédiction de la noix de muscade, Editions Wildproject. p.59-62.

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