Philosophe français d’origine roumaine, Stéphane Lupasco (1900 – 1988) est le fondateur de la logique dynamique du contradictoire, de laquelle émane la notion de “tiers inclus”. Sa pensée exerça un impact majeur dans le monde de la trans-disciplinarité, dans les domaines de la peinture, de la littérature, du théâtre, de la psychanalyse, de l’éthique, de la logique, de la théologie, de l’épistémologie, de l’histoire, de la théorie du langage…
Il fut un des plus grands penseurs du 20ème siècle.
Après un rappel des grands principes de sa théorie, il sera ici reproduit l’article paru dans le Figaro du 20 octobre 1988, quelques jours après sa disparition.
Rappel des principes de la logique dynamique du contradictoire
Stéphane Lupasco énonce, au début de son livre » Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie » ( Hermann 1951, éd. Le Rocher 1987), le postulat fondamental d’une logique dynamique du tiers inclus contradictoire, le principe d’antagonisme :
» A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l’exprime, au signe qui le symbolise : « e » par exemple, doit toujours être associé, structuralement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire : « non-e » ; et de telle sorte que « e » ou « non-e » ne peut jamais qu’être potentialisé par l’actualisation de « non-e » ou « e », mais non pas disparaître afin que soit « non-e » soit « e » puisse se suffire à lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction rigoureuse (comme dans toute logique, classique ou autre, qui se fonde sur l’absoluité du principe de non-contradiction). »
Si l’on multiplie à l’infini les valeurs intermédiaires entre deux contraires, ou encore les degrés de vérité, on peut remplacer cette infinité par un vecteur qui signifie le passage d’un contraire à l’autre. La manifestation progressive d’un contraire sera dite actualisation. Mais on peut aussi bien envisager cet événement comme la dynamique de l’autre contraire, c’est-à-dire comme une désactualisation de celui-ci. Lupasco propose d’envisager que la désactualisation soit définie de façon positive : la potentialisation. Le postulat qui fonde la Logique du contradictoire (le principe d’antagonisme) énonce que toute actualisation est conjointe à une potentialisation antagoniste.
Chaque état intermédiaire sera donc constitué d’une dynamique s’actualisant conjointe à sa dynamique antagoniste se potentialisant. Les valeurs peuvent ainsi être ramenées à différents moments de cette actualisation-potentialisation et il paraît cette fois que chacune est constituée par un degré d’antagonisme entre deux non-contradictions opposées (actualisation et potentialisation). Chaque degré sera défini par trois paramètres : par l’actualisation et la potentialisation de chacun des contraires et par son quantum d’antagonisme, alors que dans la logique classique il ne peut être défini que par sa non-contradiction. Le quantum d’antagonisme, c’est le contradictoire exclu des logiques traditionnelles ainsi réintroduit au cœur de toute expression logique.
Est exclue dans cette logique du contradictoire l’actualisation absolue de la non-contradiction car l’actualisation absolue d’une dynamique interdirait toute conjonction antagoniste.
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» LA DOUBLE MORT DE LUPASCO «
Article du peintre Georges Mathieu, paru dans le Figaro du 20 octobre 1988
suite au décès de Stéphane Lupasco survenu le 07 octobre 1988
Dans ce pays qui se croit le plus intelligent du monde, où l’on divinise le Minitel et la Communication, où l’on sacralise les prodiges de l’informatique, les Informations les plus essentielles se trouvent occultées par les puissances médiatiques.
La presse est remplie de politique, d’économie, de faits divers, mais la disparition de ceux qui forgent l’avenir des Sciences et de la Pensée passe inaperçue.
Hier, c’était Louis de Broglie, aujourd’hui Stéphane Lupasco ! Le plus grand philosophe de ce siècle s’éteint dans le silence. Silence des médias, mais aussi silence des intellectuels qui, à l’image de notre prêtres, se révèlent plus préoccupés par les réalités matérielles immédiates que par l’affinement de l’intelligence ou les conquêtes de l’esprit.
Les Français, qui ont le culte de la raison avant celui de l’imaginaire, en sont restés paradoxalement dans les comportements quotidiens à la logique d’Aristote, ou dans les meilleurs cas à celle de Descartes. Les plus cultivés vont jusqu’à Hegel et sa fameuse logique à trois termes et puis s’arrêtent. Nos plus glorieux physiciens, nos plus grands mathématiciens se révèlent désemparés devant la crise de leur entendement lorsqu’ils abordent certains aspects du réel : la querelle de l’indétermination dont depuis soixante ans et les Bourbakis raisonnent comme au temps d’Euclide.
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C’est en 1951 que je découvris la pensée de Stéphane Lupasco alors qu’il venait de publier chez Hermann, son livre fondamental : » Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie « . Mais c’est dès 1935 que s’amorcèrent ses thèses révolutionnaires sur l’affectivité et sa nouvelle théorie de la Connaissance. Par malheur, comme il arrive souvent dans la rivalité scientifique, Gaston Bachelard, ayant compris l’ampleur des découvertes de son génial élève, retarda fort malhonnêtement la publication de ces thèses jusqu’en 1941 [1], après s’être hâté de rédiger fébrilement sa Philosophie du Non ( 1939)
Curieusement, Norbert Wiener, l’inventeur de la cybernétique venait, lui aussi, en cette même année 1951, de faire publier son premier livre en France et – originalité suprême – en anglais ! chez le même éditeur Hermann, et nous fûmes, Lupasco et moi les deux premiers Français à être initiés aux mystères des « feed-backs » et de l’autorégulation ! Quelques mois plus tard, j’organisai une rencontre aussi explosive que mémorable entre Wiener et Lupasco, Wiener récitant pendant trois quart d’heure d’affilée des extraits des Nuées d’Aristophane – en grec bien sûr- et du Faust de Goethe – en allemand- sans que l’on pût l’arrêter. Toutes choses égales, c’était Archimède rencontrant Aristote ou Newton devant Leibniz.
Je fis connaître Lupasco à tous mes amis d’alors : Axelos, Raymond Abellio, Boutang, Le Docteur Rouméguère, le Père Bruno, Julien Alvard, Dali, André Parinaud, Henri Michaux, Revel et ce dernier introduisit Lupasco chez Julliard , où Christian Bourgeois publia son best-seller : Les trois matières ( 1960) , premier ouvrage accessible au grand public, lequel fut suivi, avec une généreuse fidélité de la part de l’éditeur, par L’Energie et la matière vivante (1962) Science et art abstrait (1963) Qu’est ce qu’une structure ? (1971) Du rêve, de la mathématique et de la mort (1971)…
Le rayonnement de Lupasco fut alors à son apogée : des pages entières dans Arts, le Figaro Littéraire, l’Express, Carrefour, Combat, France-Observateur, la presse allemande, italienne, espagnole… Il avait acquis une véritable notoriété – presque une vénération – auprès d’un public de médecins, d’anthropologues, de mathématiciens, de sociologues, de poètes, de peintres, d’écrivains… tout en étant boudé comme il arrive si souvent chez nous par l’intelligentsia universitaire qui se méfiait de théories aussi révolutionnaires. C’est que Lupasco laissait loin derrière lui les philosophes de l’époques, les Sartre, les Merleau-Ponty, les Gabriel Marcel qui n’entendaient rien aux sciences, comme c’est toujours le cas aujourd’hui de nos « nouveaux » pseudo-philosophes.
Avec Lupasco, c’est la mise en cause de tout notre appareil logique qui est en jeu et la révélation de cette crise de l’entendement qui dure depuis Planck. A partir des relations d’indétermination de Heisenberg, du deuxième principe de la thermodynamique de Clausius, du principe d’exclusion de Pauli et du théorème de Gödel (1931) il a élaboré la seule logique capable de rendre compte de la complexité du réel. Personne avant lui, n’avait osé se dresser contre les trois principes sacro-saints de la non-contradiction, d’identité, de tiers exclu. Ni Descartes, ni Kant, ni Hegel, ni Gonseth, ni Tarski. Il a forgé les seuls outils capables désormais de faire progresser la physique nucléaire et l’étude de certains phénomènes psychiques tels que la folie, mais aussi les mystères de la vie, des comportements collectifs [2], les phénomènes religieux [3], et tout ce qui touche à l’âme et à la transcendance.
J’écrivais il y a vingt-cinq ans : « Grâce à sa logique transcendantale, qui apparaît comme une sorte de métalogique au sein de laquelle le vieil appareil aristotélicien n’est plus qu’un cas particulier, Lupasco nous oblige à repenser tous les problèmes métaphysiques à la lumière de mécanismes logistiques qui font subir à la pensée une révolution plus catégorique que celles vécues par l’Art et par la Science ». C’est encore plus vrai aujourd’hui où il s’avère chaque jour que sa logique, qui est la logique de l’énergie, transforme la connaissance elle-même, puisque toute consistance dépend de la logique qui le commande.
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Dans l’enceinte de l’église réformée du boulevard Arago, devant une centaine d’amis éplorés, Monsieur Basarab Nicolescu a su en quelques mots nous rappeler l’évolution de la pensée de Lupasco, cernant avec une vision de plus en plus claire, une vérité de plus en plus profonde, l’enrichissant des derniers acquis du savoir dans toutes les sphères, qu’il s’agisse de microphysique, de biologie ou d’endocrinologie. Ajoutant que si Stéphane Lupasco n’avait pas atteint jusqu’alors l’immense gloire qui l’attend, son audience avait pénétré tous les milieux qui sont à la pointe de la pensée et de la sensibilité du monde, même si sa quinzaine d’ouvrages est plus connue hors de nos frontières qu’en France.
Georges Mathieu
Paru dans le Figaro du 20 octobre 1988.
[1] L’expérience microphysique de la pensée humaine, Editions Presses Universitaires de France, 1941, Logique et contradiction, 1947.
[2] Psychisme et Sociologie, Editions Castermann, 1970.
[3] L’Univers psychique, Editions Denoël, 1979.
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