Thème du tiers inclus : Le lavage du sang de la souillure d’une action érotique
Antagonismes en interaction : Entre suicide et meurtre.
Suicide ~ Meurtre, Bien ~Mal, Viol ~ Prostitution, Honte d’avoir été violée ~ Honte de s’être prostituée.
Cranach
Lucrèce et Judith
Entre suicide et meurtre
Lucrèce la froide et Judith la manieuse d’épée
Lucrèce et Judith, Galerie de peinture de Dresde
Lucrèce, femme de Tarquin Collatin, parent de Tarquin le superbe, morte en 510 avant J-C, illustre par sa mort tragique réputée avoir entrainé la chute de la royauté romaine.
Durant le siège d’Ardée, les princes de la famille royale veulent savoir comment se comportent leurs femmes en leur absence. Ils montent à cheval, arrivent la nuit à Rome et trouvent leurs épouses passant joyeusement le temps.
Seule, Lucrèce était occupée à filer la laine avec ses femmes. Sa beauté fit impression sur Sextus Tarquin. Quelques jours plus tard, il revient à Rome, s’introduit chez Lucrèce, lui demande l’hospitalité, et la nuit, pénétrant dans son appartement, menace de la tuer si elle lui résiste et de répandre le bruit qu’il l’avait tuée parce qu’elle trahissait son mari.
Lucrèce céde, mais faisant le lendemain venir son père et son mari, elle leur raconte l’outrage qu’elle a subi, et se tue d’un coup de poignard sous leurs yeux.
Aussitôt, Junius Brutus, secouant ce poignard ensanglanté, appelle le peuple à la révolte. La déchéance des Tarquins est proclamée.
Judith, héroïne juive dont l’histoire est racontée dans le livre de l’Ancien Testament.
La ville de Béthulie, assiégée par l’armée d’Holopherne, général de Nabuchodonosor, roi de Ninive, allait succomber.
Une veuve, nommée Judith, se résout, par l’inspiration de Dieu, à sauver son peuple. Elle quitte la ville avec une seule de ses servantes, et se rend au camp des Assyriens.
Introduite auprès d’Holopherne, elle le captive par sa beauté, accepte de s’asseoir à sa table et, lorsqu’elle le voit accablé par l’ivresse, lui tranche la tête et rentre à Béthulie durant la nuit.
Le lendemain, les Juifs suspendent à leurs murs la tête sanglante d’Holopherne et les Assyriens, terrifiés, lèvent le siège après avoir éprouvé une sanglante défaite.
*
Michel Leiris
L’âge d’homme *
Il est loisible de se demander, à la vue du tableau double de Cranach, si ce ne sont pas des chainons analogues qui ont relié dans son esprit les deux héroïnes, Lucrèce la chaste et Judith la catin patriote, au point de les représenter en un même couple de figures.
On peut supposer également que les deux gestes, apparemment distincts, étaient au fond identiques et que, pour toutes deux, il s’agissait de laver dans du sang la souillure d’une action érotique, expiant, l’une par son suicide, la honte d’avoir été violée, l’autre par le meurtre du mâle, celle de s’être prostituée.
De sorte que ce serait en vertu d’analogies profondes que Cranach les aurait peintes en pendants, toutes deux pareillement nues et désirables, confondues dans cette absence complète de hiérarchie morale qu’entraîne la nudité des corps, et saisies au bord d’actes particulièrement exaltants :
Lucrèce, appuyant au centre de sa blanche poitrine, entre deux seins merveilleusement durs et ronds, la lame effilée d’un poignard au bout duquel perlent, comme le don le plus intime pointe à l’extrémité d’un sexe, quelques gouttes de sang, et s’apprêtant à annuler l’effet du viol qu’elle a subi, par un geste pareil ; celui qui enfoncera dans une chaude gaine de chair et pour un mort sanglante l’arme bandée au maximum, telle la virilité inexorable du violeur quand elle était entrée de force dans l’orifice béant entre ses cuisses.
Judith :
A la main droite, une épée nue comme elle, dont la pointe meurtrit le sol à très peu de distance de ses orteils menus et dont la lame très large et très solide vient de trancher la tête d’Holopherne, qui pend, débris sinistre, à la main gauche de l’héroïne, doigts et cheveux mêlés pour une atroce union – Judith, parée d’un collier aussi lourd qu’une chaîne de bagnard, dont le froid autour de son cou voluptueux rappelle celui du glaive près de ses pieds – , Judith placide et ne paraissant plus songer à la boule qu’elle tient à la main comme un bourgeon phallique
Ainsi se tiennent debout l’une devant l’autre les deux grandes nudités antiques, anges égaux du Bien et du Mal situés, par le sang dont elles sont maculées, sur un même plan de tuerie où s’efface toute médiocrité.
- La pâle et malheureuse Lucrèce, servante dévouée de la morale conjugale
- L’image insolente de Judith, telle qu’elle dut se présenter sortant de la tente d’Holopherne, ongles colorés par le meurtre laissant apercevoir sa chair encore poissée de déjections et de sang.
…
* Michel Leiris, L’âge d’homme, Ed Folio, P 141-143
Merci ! c’est un texte, très beau, très fort, très nécessaire.
nicole (Abravanel)
Cher Claude,
Michel Leiris n’est pas le premier venu, mais traiter Judith de catin (alors que les peintures lui confèrent un air de dignité très avenant) me choque.
Le texte dit ch. 12 v. 16 : Holpherne fut pris d’un violent désir de s’unir à elle. ch. 12 v. 19 : Elle mangea et but devant lui… ch. 12 v. 20 : Holopherne fut charmé par elle et il but du vin en grande quantité. Ch. 13 v. 16 : mon visage l’a séduit pour sa perte sans qu’il ait commis de péché avec moi pour ma souillure et mon déshonneur.
On (le mauvaises langues) peuvent imaginer que Judith et Holopherne, restés seul à seule, ont consommé une union que son statut de veuve lui aurait permis.
La reine Esther se marie avec Assuérus, mais les rabbins considèrent en tiraillant le texte que Mardochée avait épousé sa nièce et qu’un ange faisait croire à Assuérus en rêve qu’il embrassait Esther.
De mauvaises langues diront aussi qu’au temps de Deborah , Yaël a fait l’amour avec le général ennemi Sisra, alors que le texte dit qu’elle l’a saoulé de laitages.
Ton analyse est juste, je récuse celle de Michel Leiris.
Je t’envoie la 1ère de coup de son bouquinas l’Age d’homme pour montrer que Judith n’est pas perçue comme une tombeuse,
genre l’espionne Dalila qui avait séduit Samson.
Merci de m’avoir lu.
Amitiés,
B.
Comme cette relecture de la morale et de l’acte juste (pour ne pas dire « bien ») est nécessaire… Merci de cet article.
Au souvenir d’une rencontre à Cerisy,
Jeanne