Thème du tiers inclus : L’antagonisme mondial
Antagonismes en interaction : Entre Carnaval et cannibale, entre réel et iréel
Baudrillard
Carnaval et cannibale
ou
le jeu de l’antagonisme mondial
On peut repartir de la fameuse formule de Marx sur l’histoire qui se produit d’abord comme événement authentique pour se répéter comme une farce. On peut concevoir ainsi la modernité comme l’aventure initiale de l’Occident européen, puis comme une immense farce qui se répète à l’échelle de la planète, sous toutes les latitudes où s’exportent les valeurs occidentales, religieuses, techniques, économiques et politiques. Cette «carnavalisation » passe par les stades, eux-mêmes historiques, de l’évangélisation, de la colonisation, de la décolonisation et de la mondialisation. Ce qu’on voit moins, c’est que cette hégémonie, cette emprise d’un ordre mondial dont les modèles – non seulement techniques et militaires, mais culturels et idéologiques – semblent irrésistibles, s’accompagne d’une réversion extraordinaire par où cette puissance est lentement minée, dévorée, « cannibalisée » par ceux mêmes qu’elle « carnavalise » .
Le prototype de cette cannibalisation silencieuse, sa scène primitive en quelque sorte, serait cette messe solennelle au Brésil, au XVI ème siècle, où les évêques venus tout exprès du Portugal pour célébrer leur conversion passive, sont dévorés par les Indiens – par excès d’amour évangélique (le cannibalisme comme extrême de l’hospitalité).
Premières victimes de cette mascarade évangélique, les Indiens poussent spontanément à la limite et au-delà : ils absorbent physiquement ceux qui les ont absorbés spirituellement.
C’est cette double forme carnavalesque et cannibalique qu’on voit partout répercutée à l’échelle mondiale, avec l’exportation de nos valeurs morales ( droits de l’homme, démocratie), de nos principes de rationalité économique, de croissance, de performance et de spectacle. Partout repris avec plus ou moins d’enthousiasme, mais dans une totale ambiguÏté par tous ces peuples échappés à la bonne parole de l’universel, « sous-développés », donc terrain de mission et de conversion forcée à la modernité, mais bien plus encore qu’exploités et opprimés : tournés en dérision, transfigurés en caricature des Blancs – comme des singes qu’on montrait jadis dans les foires en costume d’amiral.
Cependant, ils singent les Blancs qui les prennent pour des singes. D’une façon ou d’une autre, ils renvoient cette dérision multipliée à ceux qui le leur infligent, ils se font la dérision vivante de leurs maîtres, comme dans un miroir déformant, piégeant les Blancs dans leur double grotesque – illustration magnifique de tout cela dans les Maîtres-Fous**, de Jean Rouch, où les noirs ouvriers à la ville se rassemblent le soir dans la forêt pour singer et exorciser, dans une sorte de transe, leurs maîtres occidentaux : le patron, le général, le conducteur de bus. Ce n’est pas un acte politique, c’est un acting-out sacrificiel – stigmatisation de la domination par ses signes mêmes.
Mais on peut se demander si ces Blancs-là, le patron, le flic, le général, ces Blancs « d’origine », ne sont pas déjà des figures de mascarade, s’ils ne sont pas déjà une caricature d’eux-mêmes se confondant avec leurs masques. Les Blancs se seraient ainsi carnavalisés, et donc cannibalisés eux-mêmes longtemps avant d’avoir exporté tout cela dans le monde entier. C’est la grande parade d’une culture saisie par une débauche de moyens et s’offrant à elle-même en pâture : dévoration d’elle-même, dont la consommation de masse et de tous les biens possibles est la figure la plus actuelle. En ajoutant à cette farce cette autre dimension dont parlait Walter Benjamin, selon laquelle l’humanité réussit aujourd’hui à faire de sa pire aliénation une jouissance esthétique et spectaculaire.
Grand show collectif par où l’occident s’affuble non seulement des dépouilles de toutes les autres cultures, dans ses musées, dans sa mode et dans son art, mais aussi des dépouilles de sa propre culture.
L’art joue d’ailleurs pleinement son rôle dans cette péripétie : Picasso s’annexe le meilleur d’un art « primitif », et l’artiste africain recopie aujourd’hui Picasso dans le cadre d’une esthétique internationale.
Que toutes les populations affublées des signes de la blancheur et de toutes les techniques venues d’ailleurs en soient en même temps la parodie vivante, si elles en sont la dérision, c’est que celle-ci est tout simplement dérisoire, mais que nous ne pouvons plus le voir. C’est dans leur extension à l’échelle mondiale que se révèle la supercherie des valeurs universelles. S’il y a bien eu un évènement premier, historique et occidental, de la modernité, nous en avons épuisé les conséquences, et elle a pris pour nous-mêmes une tournure fatale, une tournure de farce. Mais la logique de la modernité voulait que nous l’imposions au monde entier, que le fatum des Blancs soit celui de la race de Caïn, et que nul n’échappe à cette homogénéisation, à cette mystification de l’espèce.
Lorsque les noirs tentent de se blanchir, ils ne sont que le miroir déformé de la négrification des Blancs, auto-mystifiés dès le départ par leur propre maîtrise. Ainsi tout le décor de la civilisation moderne multiraciale n’est-il qu’un univers en trompe l’œil où toutes les singularités de race, de sexe, de culture, auront été falsifiées jusqu’à devenir une parodie d’elles-mêmes.
Si bien que c’est l’espèce entière qui, à travers la colonisation et la décolonisation, s’auto-parodie et s’auto-détruit dans un gigantesque dispositif de simulation, de violence mimétique où s’épuisent aussi bien les cultures indigènes que l’occidentale. Car l’occidentale ne triomphe en aucune sorte : elle a depuis longtemps perdu son âme (Hélé Béji). Elle s’est elle-même carnavalisée, y ajoutant encore le ridicule d’organiser à grands frais le musée mondial des oripeaux de toutes les cultures.
Si on reprend la profonde parabole de Borges sur le Peuple des Miroirs, les vaincus, relégués de l’autre côté des miroirs, sont réduits à la ressemblance, à n’être plus que l’image-reflet de leur vainqueur… Mais, dit Borges, voilà que peu à peu ils se mettent à leur ressembler de moins en moins et, un jour, ils re-franchiront le miroir dans l’autre sens et mettront fin à l’Hégémonie de l’Empire…
Si donc on envisage ce qui se passe réellement dans cette confrontation planétaire, on voit que les peuples asservis, loin, du fond de leur esclavage, de ressembler de moins en moins à leurs maîtres et de prendre leur revanche libératrice, se sont mis au contraire à leur ressembler de plus en plus, à mimer grotesquement leur modèle, en surenchérissant sur les signes de leur servitude – ce qui est l’autre façon de se venger- une stratégie fatale, dont on ne saurait dire si elle est victorieuse, puisqu’elle est meurtrière pour tous les deux.
C’est toute la blancheur qui enterre la négritude sous les traits du Carnaval. Et c’est toute la négritude qui absorbe la blancheur sous les traits du Cannibale. Cannibalisation contre carnavalisation – il semble que par un immense dérapage anthropologique, toute l’espèce se soit fourvoyée dans cette mascarade.
C’est le paradoxe des valeurs universelles : mouvements sociaux et caricatures de pouvoir et de contre-pouvoir dans la société noire, séquelles d’une bourgeoisie occidentale qui, dans sa cohérence « historique » prendrait presque valeur d’évènement original.
Finalement la culture moderne occidentale n’aurait jamais dû sortir de son ordre, où elle constituait une espèce de singularité. Mais cela, elle ne le pouvait pas, elle ne pouvait échapper à cette extrapolation violente, parce qu’elle portait déjà elle-même se propre dénégation, en même temps que son affirmation universelle. Le ressac de cet immense mouvement est en train d’avoir lieu, sous forme de décomposition accélérée de l’universel. Et la mondialisation n’est rien d’autre que le théâtre de cette décomposition – de cette farce consécutive à l’histoire.
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La mascarade de type Schwarzenegger peut servir à n’importe quelle structure de pouvoir et au fonctionnement même du politique. On peut l’analyser comme caricature de la démocratie. Comme parodie grotesque qui laisserait l’espoir, en la démasquant, d’un exercice rationnel du pouvoir. Mais si on fait l’hypothèse que le pouvoir ne se soutient que de cette simulation grotesque, et qu’il est en quelque sorte un défi à la société, en non pas du tout sa représentation, alors Bush est l’équivalent de Schwarzenegger. Mieux : ils remplissent tous deux parfaitement leur rôle, et sont « the right men in the right place ». Non qu’un pays ou un peuple aurait, selon la formule, les dirigeants qu’il mérite, mais parce qu’ils sont l’émanation de la puissance mondiale telle qu’elle est. La structure politique actuelle des États-Unis correspond littéralement à leur domination à l’échelle mondiale : Bush dirige les États-Unis de la même façon que ceux-ci exercent leur hégémonie sur le reste de la planète – il n’y a donc aucune raison d’imaginer une alternative (on pourrait même soutenir que la domination d’une puissance mondiale est à l’image du privilège absolu de l’espèce humaine sur toutes les autres)
C’est tout le paradoxe du pouvoir. Et il faut se défaire une fois pour toutes de l’illusion, très « Mai 68 », mais au fond une idée des lumières, de l’imagination ou de l’intelligence au pouvoir (à revoir toutes les utopies naïves de 68 : « L’imagination au pouvoir ! », mais aussi « Prenez vos désirs pour des réalités ! » « Jouissez sans entraves ! » – tout ce qui s’est réalisé, hyper-réalisé « sans entraves », de par le développement pur et simple du système.
Tout dépend de l’idée que l’on se fait du pouvoir. Si le présupposé est l’intelligence au pouvoir, alors la persistance, voire la permanence de la stupidité au pouvoir est inexplicable (pourtant les rares exemples historiques de l’intelligence au pouvoir montrent qu’elle entre le plus souvent très vite dans les voies de la stupidité). Ce serait donc la preuve que, quelque part, la stupidité fait partie des attributs du pouvoir, c’est quasiment un privilège de fonction. Peut-être cette fonction remonte-t-elle à celle, ancestrale, d’avoir à assumer la part maudite du social – y compris la stupidité – ce qui nous ferait remonter aux « mannequins de pouvoir » des sociétés primitives, et qui expliquerait pourquoi les plus bornés, les moins imaginatifs s’y maintiennent le plus souvent.
Ce qui éclairerait peut-être aussi la disposition générale des populations à déléguer leur souveraineté aux plus inoffensifs, aux plus oligo-céphales de leurs concitoyens. C’est une sorte de malin génie qui pousse les gens à élire quelqu’un de plus bête que soi – par précaution envers une responsabilité dont on se méfie toujours dès lors qu’elle vous incombe d’en haut, et par jubilation secrète d’assister au spectacle de la bêtise et de la corruption des hommes au pouvoir. C’est par un effort surhumain, contrairement aux illusions démocratiques des Lumières, qu’on peut se résoudre à choisir le meilleur, et c’est pourquoi, surtout en période de turbulences, les citoyens se porteront en masse vers celui qui ne leur demande pas de réfléchir.
C’est une sorte de conjuration silencieuse, analogue, dans la sphère politique, au complot de l’art dans un autre domaine. C’est ainsi, sous un angle bien différent, que Bush remplit tous les rôles.
D’un côté Ben Laden déclare qu’il a besoin de la stupidité de Monsieur Bush, et que donc il souhaite sa réélection. De l’autre, une majorité d’américains souhaite la présence à la Maison Blanche de quelqu’un dont la stupidité et la banalité sont une caution pour leur propre conformisme. Plus il sera stupide, moins ils se sentiront personnellement idiots.
Dans cette fonction « stupide » et héréditaire, le pouvoir est une configuration virtuelle qui absorbe et métabolise à son profit n’importe quel élément. Il peut être fait d’innombrables particules intelligentes, cela ne changera rien à sa structure opaque – c’est comme un corps qui change de cellules sans cesser d’être lui-même. Ainsi bientôt chaque molécule de la nation américaine, comme par transfusion sanguine, sera venue d’ailleurs. L’Amérique sera devenue noire, indienne, hispanique, portoricaine, sans cesser d’être l’Amérique.
Elle sera même d’autant plus « mythiquement » américaine qu’elle ne le sera plus « authentiquement ». Et d’autant plus fondamentaliste qu’elle n’aura plus de fondement (si même elle n’en a jamais eu, puisque même les Pères Fondateurs étaient venus d’ailleurs). Et d’autant plus intégriste qu’elle sera devenue, dans les faits, multiraciale et multiculturelle. Et d’autant plus impérialiste qu’elle sera dirigée par les descendants des esclaves. C’est comme ça. C’est un paradoxe, mais qui dément la thèse de l’imagination au pouvoir.
C’est le pouvoir lui-même qui doit être aboli et cela non seulement dans le refus d’être dominé – ce qui constitue l’essence de toutes les luttes traditionnelles – mais tout autant, et tout aussi violemment, dans le refus de dominer. Car la domination implique les deux, et si le refus de dominer avait la même violence, la même énergie que celui d’être dominé, il y a bien longtemps qu’on ne rêverait même plus de révolution. On comprend par la même pourquoi l’intelligence ne peut, et ne pourra jamais être au pouvoir : c’est qu’elle est faite justement de ce double refus. « Si je pouvais penser qu’il y a au monde quelques hommes sans aucun pouvoir, alors je saurais que rien n’est perdu » . (Canetti)
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Avec l’élection d’Arnold Schwarzenegger au poste de gouverneur de Californie, nous sommes en pleine mascarade, là où la politique n’est plus qu’un jeu d’idoles et de fans. C’est un immense pas vers la fin du système représentatif. Et ceci est la fatalité du politique actuel- que partout celui qui mise sur le spectacle périra par le spectacle. Et ceci est valable pour les « citoyens » comme pour les politiciens. C’est la justice immanente des médias. Vous voulez le pouvoir par l’image ? Alors vous périrez par le retour- image. Le carnaval de l’image est aussi l’auto-cannibalisation par l’image.
Cela dit, il ne faut pas conclure trop vite de l’élection de Arnold Schwarzenegger à la dégradation des mœurs politiques américaines. Il y a derrière cette mascarade une stratégie politique de grande envergure, certainement non délibérée (ceci supposerait une trop grande intelligence), et qui dément paradoxalement nos analyses critiques et nos éternelles illusions démocratiques.
En élisant Schwarzenegger (ou encore dans l’élection truquée de Bush en 2000), dans cette parodie hallucinante de tous les systèmes de représentation, l’Amérique se venge à sa façon du mépris symbolique dont elle est l’objet. C’est par là qu’elle fait la preuve de sa puissance imaginaire, car dans cette fuite en avant dans la mascarade démocratique, dans cette entreprise nihiliste de liquidation des valeurs et de simulation totale plus encore que sur le terrain de la finance et des armes, nul ne peut l’égaler, et elle aura longtemps plusieurs longueurs d’avance.
Cette forme extrême, empirique et technique, de dérision et de profanation des valeurs, cette obscénité radicale et cette impiété totale d’un peuple par ailleurs « religieux ». C’est là le secret de son hégémonie mondiale. C’est cela qui fascine tout le monde, c’est cela dont nous jouissons à travers même le rejet et le sarcasme de cette vulgarité phénoménale, d’un univers (politique, télévisuel) enfin ramené au degré zéro de la culture.
Je le dis sans ironie, et avec admiration : c’est ainsi par la simulation radicale, que l’Amérique domine le reste du monde, à qui elle sert de modèle, et en même temps se venge du reste du monde qui, en termes symboliques, lui est infiniment supérieur. Le challenge de l’Amérique est celui d’une simulation désespérée, d’une mascarade qu’elle impose au reste du monde, jusque dans le simulacre désespéré de la puissance militaire. Carnavalisation de la puissance. Et ce défi-là ne peut être relevé : nous n’avons ni finalité, ni contre-finalité à lui proposer.
Dans ce sens, il faut revoir les phases successives de cette mascarade mondiale de la puissance. C’est tout d’abord l’Occident plus généralement qui plaque sur le monde entier, au nom de l’universel, ses modèles politiques et économiques, son principe de rationalité technique. Mais là n’est pas la fine fleur de l’intoxication et de la domination. Au-delà de l’économique et du politique, c’est dans l’emprise de la simulation, d’une simulation opérationnelle de toutes les valeurs, de toutes les cultures, que s’affirme aujourd’hui la puissance mondiale.
Ce n’est plus par l’exportation des techniques, des valeurs, des idéologies que s’affirme cette puissance, mais par l’extrapolation universelle d’une parodie de ces valeurs ( la démocratie s’universalise sous forme caricaturale, dérisoire – c’est sur le simulacre du développement et de la croissance que se règlent les pays « sous-développés », c’est sur la restitution fantoche, disneyfiée, de leur culture que se règlent les peuples en voie de disparition tous fascinés par un modèle universel dont l’Amérique, tout en escomptant les bénéfices, est la première victime)
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C’est leur vie et leur mort que les terroristes mettent en jeu, au prix le plus élevé. Nous ( l’Occident), c’est tout ce par quoi un être humain garde quelque valeur à ses propres yeux dont nous faisons le sacrifice délibéré. Notre potlatch* à nous, c’est celui de l’indignité, de l’impudeur, de l’obscénité, de l’avilissement, de l’abjection. C’est tout le mouvement de notre culture – c’est là où nous faisons monter les enchères. Notre vérité est toujours du côté du dévoilement, de la dé-sublimation, de l’analyse réductrice – c’est la vérité du refoulé, de l’exhibition, de l’aveu, de la mise à nu – rien n’est vrai s’il n’est désacralisé, objectivé, dépouillé de son aura, traîné sur scène. Notre potlatch*, c’est celui de l’indifférence – indifférenciation des valeurs, mais aussi indifférence à nous-mêmes. Si nous ne pouvons pas mettre en jeu notre propre mort, c’est que nous sommes déjà morts. Et c’est cette indifférence et cette abjection que nous lançons aux autres comme un défi : le défi de s’avilir en retour, de nier leurs propres valeurs, de se mettre à nu, de se confesser, d’avouer – bref de répondre par un nihilisme égal au nôtre.
* Potlatch : Ensemble de comportements et de rites par lesquels un individu ou un groupe d’individus, appartenant à une classe supérieure fait des dons à un individu d’une autre classe sociale, afin de le défier et de l’obliger soit de les accepter sans contrepartie, soit de lui offrir l’équivalent et à lui répondre positivement.
… Nous essayons bien de leur arracher tout cela de force, la pudeur dans les prisons d’Abou Ghraib, le voile dans les écoles, mais ça ne suffit pas à nous consoler de notre abjection, il faut qu’ils y viennent d’eux-mêmes, qu’ils se sacrifient eux-mêmes sur l’autel de l’obscénité, de la transparence, de la pornographie et de la simulation mondiale. Qu’ils perdent leurs défenses symboliques et prennent d’eux-mêmes le chemin de l’ordre libéral, de la démocratie intégrale et du spectaculaire intégré.
Tout l’enjeu de la confrontation mondiale est là : dans cette provocation à l’échange effréné de toutes les différences, dans ce défi de s’égaler à nous dans la dé-culturation, dans le ravalement des valeurs, dans l’adhésion aux modèles les plus désenchantés.
Les stratégies pétrolières ne font que masquer une déstructuration beaucoup plus grave.
La puissance mondiale est celle du simulacre, d’une carnavalisation universelle que l’Occident impose au prix de sa propre humiliation, de sa propre mutilation symbolique. Défi contre défi. Potlatch* contre potlatch* ?
Est-ce que l’enjeu de l’indifférence et du déshonneur est égal à l’enjeu de la mort ? Cette confrontation a-t-elle une fin, et quel peut être le résultat final d’une victoire de l’un ou de l’autre ?
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Sur ce point, je suis complètement d’accord avec l’hypothèse du double potlatch* de Boris Groys : Le potlatch* occidental de la nullité, de l’auto-avilissement, de la honte, de la mortification, opposé au potlatch de la mort. Mais s’agit-il d’une véritable réponse symbolique au défi des terroristes ? Ne parlons pas de la guerre, ni de la lutte « contre le Mal « , qui, elles, sont l’aveu d’une impuissance totale à répondre symboliquement au défi de la mort. Nous parlons du sacrifice délibéré par l’Occident de toutes ses valeurs, de tout ce par quoi un être, ou une culture, a quelque valeur à ses propres yeux.
Il sacrifizio dellà dignita fundamentale, dell’pudore, dell’honore … une néantisation de soi, un désenchantement, une prostitution de soi jetée à la face de l’Autre comme arme de dissuasion massive- séduction vertigineuse par le vide, défi à l’autre (l’Islam, mais aussi le reste du monde) de se prostituer en retour, de se dévoiler, de cracher tous ses secrets et de perdre toute souveraineté- donc celle par excellence de la mort.
S’agit-il là d’un immense autodafé – auquel cas on peut le prendre pour une réponse symbolique, par défi réciproque. Potlatch* contre potlatch* – l’un balance-t-il l’autre ? On peut penser que l’un est un potlatch* par excès ( celui de la mort), l’autre un potlatch* par défaut ( celui de l’autodérision et de la honte).
Dans ce cas, ils ne se font pas exactement face, et il faudrait parler d’un potlatch* asymétrique. Ou bien… ou bien faut-il penser (et donner par là, de quelque façon raison à Boris Groys) qu’en fin de compte, nulle forme, pas même celle du défi de la mort, du sacrifice extrême, ne peut être tenue pour supérieure, ni donc le défi terroriste pour supérieur au défi occidental inverse ?
Il semble pourtant que celui-ci ne soit pas en mesure, comme c’est la règle du potlatch*, ni de répondre d’égal à égal, à la mort par la mort, ni surtout de surenchérir, de répondre au-delà – car qu’y a -t-il au-delà de la mort ? Mais on peut penser qu’au plus haut niveau, au sommet de la confrontation, joue une forme de réversibilité plus globale, plus radicale encore, qui fait que nulle forme, même la plus haute, n’échappe à la réversion, à la substitution victorieuse d’une autre – comme dans le jeu de la pierre, des ciseaux et de la feuille.
Même ce qu’on peut concevoir de plus extrême, de plus sublime, sera repris et dépassé par quelque autre forme – peut-être même par son inverse, ou sa caricature. C’est ainsi. C’est le jeu. Les jeux ne sont jamais faits.
Cela dit, envisager qu’une puissance mondiale, qui est quand bien même bien une forme de dégradation de soi et de dégradation universelle, puisse constituer néanmoins une puissance de défi, de réponse au défi de l’autre monde – c’est-à-dire en définitive une puissance symbolique, signifie pour moi une révision déchirante, une mise en balance de ce que j’ai toujours pensé (dont l’horizon a toujours été la révolte et la victoire finale des « Peuples du miroir »).
Mais peut-être faut-il se résoudre à ce que même la réversibilité comme arme de séduction massive ne soit pas l’arme absolue, et qu’elle soit affrontée à quelque chose d’irréversible – dans ce qu’on peut dès aujourd’hui entrevoir de pire comme perspective finale.
Baudrillard (2004)
** Les maîtres fous de Jean Rouch
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