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Alex AYED Projet Farewell Approche mésologique

By | 2024-02-03T20:12:29+01:00 2 février 2024|Art, Mésologie|0 Comments

Thème du tiers inclus:  L’écoumène, la médiance, couplage dynamique de l’être et de son milieu ( selon Augustin Berque* )

Éléments en interaction:  Entre l’équipage et  la mer. Entre lenteur et technologie

 

*

 

« Tandis que dans les sociétés contemporaines, la contemplation, celle des nuages, d’un oiseau de passage et autres observations sensibles semblent être le propre du rêveur ; celles-ci sont en réalité tout ce qu’il y a de plus essentiel à l’homme qui vit en mer.  Ces éléments que l’on qualifierait sur terre de « poétiques » sont vitaux pour le marin. Ce sont des observations annonciatrices du beau ou du mauvais temps, de l’état de la mer qui permettent au marin de vivre dans un environnement aussi hostile que sublime. »

 

 

 

Alex AYED

Alex Ayed est né en 1989 en France.

Il vit et travaille en mer.

 

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Sommaire

 

1. L’exposition

2. Approche mésologique

 

 

1. L’exposition

Farewell est la première partie du Farewell Project, une expédition autour du monde à la voile de plusieurs années dont l’exposition présentée à la Fondation Louis Vuitton d’octobre 2023 à février 2024, marque le départ de la navigation. Durant cette première traversée de quatre mois, de la mer du Nord à la mer Méditerranée, l’espace de la galerie est le seul lien avec le voilier.

 

Alex Ayed et son équipage ont embarqué à bord d’un ketch de 14 mètres, qui devient un atelier d’écriture et d’enregistrement en perpétuel mouvement dont les données collectées* sont retransmises à même l’espace de l’exposition  via un système de communication conçu spécifiquement.

Au centre, est suspendue une sculpture de dix mètres aux apparences d’une antenne radiophonique.

 

 

 

Aux murs, une station météorologique affiche la position GPS, la vitesse et la direction du vent.

 

 

 

 

 

Au mur, deux boites métalliques jouent comme support pour des enveloppes et des dessins, des éléments organiques et des poèmes éphémères écrits et envoyés par l’artiste depuis le bateau.

Sans  titre (poèmes), 2023. Marbre, tiroir en acier, pierre, bois flotté, anode en zinc corrodé, nano ordinateur, écran

 

 

 

« Cette nuit, le ciel est dégagé. Alors, on suit les étoiles. les côtes sont trop éloignées pour suivre les différentes lumières. Parfois, celles-ci ne sont pas sur la carte et les cargos sont lumineux pour certains. À l’inverse, les chalutiers se font discrets. Puis  il faut surveiller les sorties du port… »

 

 

 

Hanstolon, October 24
Kattegatt. Your mightly wirds have died. Brilliant clouds have stolen the stars.  Befuddled tears of rain Flood, murk and  imuddle . We seek only hauen in the bed of your elemental avonty

 

 

Sans titre ( poèmes), 2023. Marbre, tiroir en acier, bois flotté, pierre, sauterelle, enveloppes, papier, nano ordinateur, écran

 

Au large des îles Faisiennes en novembre.
Nous sommes à l’approche des îles Faisiennes. les fonds sont peu profonds, il va  falloir trouver un port de repli avant l’arrivée de la tempête. Nous avons perdu du temps au niveau du DST. Il a fallu se dérouter plusieurs fois pour éviter les cargos qui arrivent à une vitesse hallucinante. Lauwersorg. Ca semble être une bonne option

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sans titree ( Antenne) 2023. Antennes satellites, aluminium, acier, câbles inox, ridoirs, haut-parleurs, moteur 12V, lampes led, boîte de dérivation, goélands  empaillés  ( Larus dominicanus), écrans, nano ordinateurs, plexiglas.

La bande sonore qui envahit l’espace donne à entendre le son hypnotique des vagues saccadées ainsi que des échanges radiophoniques. Les variations lumineuses proposent deux visions de cette installation inédite : une lumière blanche et naturelle le jour, un éclairage bleu et contemplatif la nuit.

Figurant l’état de la mer, cette composition d’objets, sons et lumières traduit l’environnement du bateau, les expériences quotidiennes et observations vécues en mer par Alex Ayed et son équipage.

 

Hanté et animé par une quête de temps, Alex Ayed est un voyageur qui provoque des situations et joue avec l’improvisation. Il crée des œuvres évolutives qui prennent la forme d’installations poétiques, d’assemblages de mots et d’objets collectés au cours de ses rencontres et pérégrinations.

Du désert aux océans, ses déplacements rappellent les récits d’aventures d’une certaine tradition romantique tout en éveillant nos sociétés contemporaines à une prise de conscience de l’emprise de l’accélération et de l’hyper-connectivité.

Éloge de la lenteur, Farewell est une exposition en constante mutation dont la forme mouvante est dictée par les vents et marées.

 

2. Approche mésologique :

Uexküll 1 et à sa suite Watsuji 2 ont établi une distinction capitale entre « milieu » (Umwelt, fûdo) et « environnement » (Umgebung, kankyô), distinction que la mésologie telle que la professe  Augustin Berque a reprise. L’environnement est universel, il est le même pour tous les êtres, un ensemble d’écosystèmes sous le regard abstrait de la science moderne, l’écologie en l’occurrence.

Au contraire, étant propre à chaque espèce vivante, à chaque culture humaine, le milieu ( Umwelt) est singulier ; c’est-à-dire que la réalité des choses diffère selon les espèces ou les cultures, même s’il s’agit physiquement des mêmes objets.

La mésologie s’attache à ces différences en essayant de comprendre ce qu’est la réalité pour telle ou telle espèce ou culture. Elle prend en compte le point de vue de chacun de ces sujets collectifs sur l’environnement, qui en fait son milieu spécifique. En ce sens, la mésologie s’apparente à la phénoménologie.

Les objets, quels qu’il soient, sont habités par notre être. Ce ne sont jamais de purs objets, mais toujours des « choses », investies par notre existence. Cette relation qui transforme le « pur objet » en « chose » investie est dite relation « écouménale ». Elle outrepasse la seule définition physique des objets.

En mésologie, (Augustin Berque*), la réalité r s’écrit sous la forme r = S / P.

Elle se lit comme suit : La réalité r, c’est S (le Sujet, la substance, l’en-soi de l’objet) en tant que P (Prédicat ou manière de saisir S propre à un certain être).

Dans cette perspective mésologique, les données brutes (S) de l’environnement (Umgebung) n’existent jamais en elles-mêmes. Elles sont toujours (Augustin Berque*) soumises à certaines prises écouménales (géogrammes ) classées selon quatre grandes catégories :

  1. Les ressources (S/P)
  2. Les contraintes (S/P’)
  3. Les risques (S/P’’)
  4. Les agréments (S/P’’’)
  5. Les ressources (S/P)

 

  1. Les ressources (S/P)

Ces prises dites écouménales n’existent comme telles qu’en fonction d’un certain interprète, c’est à dire d’un certain environnement (Umwelt). La navigation à vue, l’aspect de la mer, les astres, les nuages, les oiseaux ou animaux de passage, l’orientation du vent, les courants, le son hypnotique des vagues saccadées, et autres repères naturels ou semi-naturels, etc… apportent ici au marin les informations indispensables à la navigation, sorte de navigation basique à l’estime (avec également certains instruments rudimentaires, comme le log, la girouette ou la sonde.

Le projet Farewell, associe l’aspiration artistique et poétique au recueil de données entrant dans le cadre d’un projet de recherche scientifique et océanographique dont l’analyse fournira ainsi d’autres ressources…

 

  1. Les contraintes (S/P’)

Les conditions atmosphériques et environnementales, contraintes parfois extrêmes, légitiment aujourd’hui, en complément de ces informations basiques, l’usage de technologie. Ainsi dans le cas présent, risques et contraintes se rejoignent. Il faut toutefois se souvenir qu’en des temps peu éloignés, les marins ne disposaient pas des outils devenus et considérés aujourd’hui indispensables; ils devaient se contenter d’informations non technologiques.

Figurant l’état de la mer, l’exposition présente la composition d’objets, sons et lumières qui traduisent l’environnement du bateau, les expériences quotidiennes et observations vécues en mer par Alex Ayed et son équipage : Antennes satellites ou radiophoniques, aluminium, acier, câbles inox, ridoirs, haut-parleurs, moteur 12V, lampes LED, GPS, boîtes de dérivation, écrans, nano ordinateurs, plexiglas…

 

  1. Les risques (S/P’’)

Hauts fonds, objets flottants, icebergs, tempêtes nécessitant replis au port, cargos arrivant parfois à très grande vitesse, chalutiers, sorties de port.

« Cette nuit, le ciel est dégagé. Alors, on suit les étoiles. Les côtes sont trop éloignées pour suivre les différentes lumières. Parfois, celles-ci ne sont pas sur la carte et les cargos sont lumineux pour certains. À l’inverse, les chalutiers se font discrets. Puis il faut surveiller les sorties du port … »

 

  1. Les agréments (S/P’’’)

Animaux sauvages, goélands (Larus dominicanus), liberté, solitude, aventure, calme relativisé par le contexte parfois hostile de navigation, magnificence de l’environnement en dépit des risques qu’il comporte, composent une grande partie des agréments de cette aventure.

Ce qui est géogramme (motif écouménal), ressource, contrainte ou risque peut devenir, dans un rapport évolutif, agrément ou poésie, et réciproquement. Chaque géogramme, ou prise écouménale  peut ici changer très rapidement de catégorie.

Enveloppes et des dessins, éléments organiques et poèmes éphémères écrits sont envoyés par l’artiste depuis le bateau et présentés lors de l’exposition.

 

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La mer, (S de Sujet) n’existe pas ici seulement en tant que milieu, elle existe en tant que ressource (P de Prédicat) permettant de comprendre et prévoir les conséquences de ses variations. Le sujet « mer », S (de Sujet) existe « en tant que »  prédicat, potentiel P (de Prédicat), outrepassant ainsi le principe rigide (et dualiste) d’identité de l’être qui le considérerait simplement ici en tant que lieu de navigation.

Alex Ayed et son équipage font exister la mer hors de son pur statut d’étendue d’eau (S) et ce faisant, révisent leur milieu et donc leur réalité r (S/P).

La mer existe hors de son en-soi (S) pour devenir, en fonction de la relation et de l’objectif, une certaine chose concrète (S/P, S/P’, S/P’’…) ; laquelle, par effet en retour, les fait adevenir autres que ce qu’ils étaient avant cette expérience. La mer est ainsi investie de leur existence, voire de leur survie.

La réalité r (S/P) de l’équipage intègre une co-suscitation entre les choses (ici les éléments) de leur milieu et eux-mêmes.

Ce qui se passe dans cet «en tant que », c’est l’assomption qui, à partir de l’Umgebung (la nature), fait exister quelque chose en tant que quelque chose, concrètement une certaine chose S/P hors de la gangue déterminée de l’en-soi de l’objet S ; à savoir la trajection de S en tant que P (ou P’, P’’ etc.), où le prédicat P revient à une certaine assomption à partir de S, mais une assomption qui donne naissance à la réalité de leur écoumène, demeure même temporaire de leur qualité d’êtres humains.  L’humanité selon Augustin Berque*.

C’est ainsi que nous habitons la Terre ( ici la mer) : dans un rapport écouménal dont le moment structurel nous habite.

Pour d’autres, la réalité de la mer, ne sera qu’une vaste étendue d’eau, source de nourriture abondante.

Pour d’autres encore, la réalité résidera en une possibilité offerte de déplacements permettant de réduire la distance de transports entre continents.

La mer est porteuse d’une valeur prédicative très variée : économique, (pêche, tourisme, transport, logistique), politique, géostratégique, environnementale, sociale, nourricière; etc…

 

Pour que S existe en tant que P, (ici la mer en tant que ressource, contrainte, risque ou agrément), il faut outrepasser le principe d’identité de l’être, revenant à dire que A est A.

Dans le processus éco-techno-symbolique de la trajection, (toujours selon A. Berque*), A devient non-A, autrement dit sort – ek-siste – hors de l’en-soi de S pour devenir, en fonction de notre propre existence, une certaine chose concrète (S/P, S/P’, S/P’’…) ; laquelle, par effet en retour, nous fait toujours devenir autres que nous n’étions. Non seulement « Je est un autre », mais surtout, le « nous » de l’équipage d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier.

Effectivement, entre les choses de notre milieu et nous-mêmes, il y a indéfiniment co-suscitation, dans ce qui est tout simplement la réalité r = S/P . Et c’est bien ainsi que nous habitons la terre ou la mer : dans un rapport écouménal dont le moment structurel nous habite nous-mêmes.

En termes mésologiques : ce qui se passe dans cet « en tant que », c’est l’assomption qui, à partir d’un fond obscur qui n’est autre que l’Umgebung (en somme, la nature), fait exister quelque chose en tant que quelque chose – ek-sister concrètement une certaine chose S/P hors de la gangue de l’en-soi de l’objet abstrait S – ; à savoir la trajection de S en tant que P (ou P’, P’’ etc.), où le prédicat P donne ainsi naissance à la réalité de l’écoumène, demeure de notre qualité d’êtres humains : notre humanité.

 

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***

 

* Compilées durant la navigation, ces informations qui  participent à notre connaissance sur l’évolution des océans, seront partagées  avec plusieurs instituts à des fins de  recherche scientifique.

 

* Parmi les nombreux ouvrages d’Augustin Berque, citons en particulier:

Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.

Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.

 

1 Uexküll est notamment connu pour son concept d’Umwelt, selon lequel chaque espèce vivante a son monde propre, à quoi elle donne sens, et qui lui impose ses déterminations.

2 Watsuji a tout particulièrement mis en avant la notion de « milieu » attaché à une région ou un pays, milieu qui explique les spécificités culturelles de chaque civilisation

 

 

 

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