///Alain Badiou, Eloge du théâtre

Alain Badiou, Eloge du théâtre

By | 2018-09-08T19:12:51+02:00 8 septembre 2018|Art, Théâtre|0 Comments

Thème du tiers inclus : Le Théâtre

Antagonismes en relation : Le lieu ~ L’évènement, Le corps ~ le texte ; l’image ~ le texte, le corps ~ l’image.

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THEÂTRE, mot magique, métonymie d’un lieu et d’un événement, dynamique d’interactions de multitudes de tiers inclus émanant de la rencontre d’éléments, d’évènements, de phénomènes existant non pas en leurs identités propres mais en leurs interrelations mutuelles, en leurs réciprocités, simultanément mais singulièrement reçus et réfléchis par les spectateurs d’une assemblée elle aussi en résonance;  composition de moments inédits et exclusifs, éphémères et irréversibles constituant une « re-présentation ». Moment répété mais unique par la variabilité des tensions entre éléments, évènements, phénomènes, antagonismes qui le composent et répondent aux grands principes de la logique dynamique du tiers inclus  contradictoire rappelés ci-après:

« A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l’exprime, au signe qui le symbolise : « e » par exemple, doit toujours être associé, structuralement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire : « non-e » ; de telle sorte que « e » ou « non-e » ne peut jamais qu’être potentialisé par l’actualisation de « non-e » ou « e », mais non pas disparaître afin que soit « non-e » soit « e » puisse se suffire à lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction rigoureuse (comme dans toute logique, classique ou autre, qui se fonde sur l’absoluité du principe de non-contradiction). »

 

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ELOGE DU THÉÂTRE, Alain BADIOU

 

Le [1] théâtre est plus un art des possibilités, des hypothèses, un tremblement de la pensée qu’un art des réalisations. Alliance paradoxale, féconde dialectique entre un horizon d’une grandeur infinie, celui des œuvres géniales du théâtre de tous les temps et de tous les lieux, et la force lumineuse et fragile du mouvement très bref d’un spectacle de quelques heures au plus, qui nous donne l’illusion de nous rapprocher de cette grandeur au point de participer à sa genèse.

Dans un contexte où les circonstances et les situations sont essentielles, le théâtre exprime les nécessités, les grandes pulsions, les contraintes mais aucune décision, aucun choix ne se réduit strictement à ces contraintes. Avec des corps et des voix, le théâtre est ainsi le grand jeu fondamental de la nécessité et de la liberté. Il est également une dialectique du texte et de l’image, sans que celle-ci n’écrase celui-là.

 

Corps ~ Texte ~ Image


Le théâtre « post-dramatique » est fondamentalement l’idée que c’en est fini du théâtre dans lequel les notions de texte et de personnages, qui sont liées, sont dominantes. C’est l’idée d’une théâtralité qui chercherait ses fondements en dehors des ressources entre texte, personnage et même acteur. Il n’est plus question du drame des personnages dans des situations mais de tout autre chose : des images du monde… sous forme de choeur, de déplorations, de chorégraphie…

 

Cela tend à déplacer le centre de gravité du théâtre du texte vers le corps. Une tendance importante aujourd’hui, où le corps de l’acteur est censé porter de façon centrale l’énergie théâtrale, dans un rapport de conflit scénique avec la puissance des images.

 

Badiou est totalement opposé à ce théâtre – dont on voit bien l’origine – qui s’identifie au spectacle, considérant que nous vivons actuellement une phase assez démunie du point de vue des grandes idées. Si la différence entre spectacle et théâtre disparaît, le théâtre devient une modalité du spectacle ; il devient alors davantage encore en rivalité avec d’autres formes du spectacle, notamment le cinéma et la danse, dans un mélange de tout cela et dans une figure qui ne mérite que le nom de spectacle. Badiou soutient qu’il faut perpétuer l’idée que le théâtre, (qui est un spectacle), n’est pas réductible au spectacle. La meilleure preuve, c’est qu’il en demeure des traces non spectaculaires sous la forme des grands textes. Le spectacle est ce qui a lieu et disparaît, ce qui est d’ailleurs revendiqué dans le post-dramatique. Mais dans ce cas, le théâtre devient cette figure particulière du spectacle qu’est la performance. Il faut également distinguer le domaine de l’art, inventeur de formes neuves distantes de ce qui domine, et le domaine du divertissement, pièce constitutive de la propagande dominante. Le théâtre exige tout particulièrement qu’on active sévèrement cette distinction. Car il est, comme le proclame Mallarmé , un « art supérieur [2] ». Le règne de la performance est, selon Badiou, la fin du théâtre. Considérée sous l’angle de la logique du tiers inclus, la radicalisation ou l’absolutisation de la performance, conduit à l’effacement de la relation au texte permettant l’émanation du « Théâtre ».

Le texte est la trace qui survit au théâtre parce que cet écrit est lié à une parole.

De la même façon, il ne s’agit pas non plus de distendre le lien entre les corps et le texte, il ne s’agit pas de découper la scène entre illusion et réel, voire, pour parler comme Pirandello entre la Forme et la Vie [3].

 

Si la danse est, selon Badiou, la « métaphore de la pensée », qu’est alors le théâtre ? Est ce un théâtre d’idées, au sens où l’entendait Vitez, qui voulait montrer comment, sur scène, les idées faisaient ployer les corps de comédiens ?

Le théâtre admet toutes les formes d’exercice, et Vitez ne s’en privait pas, mais Badiou ne pense pas que l’on puisse s’orienter vers une voie qui réduirait le théâtre à son aspect le plus primitif: la voix, le corps. Il a besoin de trois termes, de trois temps comme dans la dialectique. Tout comme la politique a besoin d’autre chose que de conflit entre deux termes. Le théâtre ne peut être ce strict déchirement entre corps et voix, car alors on finit par trouver que le comble du théâtre, c’est le cri du supplicié. Et on aurait alors un théâtre de la déréliction, ce que l’on a déjà vu.

L’écrit fonctionne ici comme une médiation stable entre les corps et les voix. Et le bon théâtre opère non seulement sur un vis-à-vis de deux termes, des corps et des voix, mais aussi sur un troisième, qui est le texte.

On tente souvent de constituer une opposition entre théâtre du corps et théâtre du texte. Badiou réfute cette opposition binaire grossière. Situer le théâtre contemporain dans un rapport à la danse et au cinéma, qui relèvent l’une de la musique – corps, l’autre du texte – image, lui semble plus fécond.

 

Les [4] liens du théâtre au registre du corps d’un côté, au registre de l’image de l’autre sont essentiels. La grandeur de Molière était de mêler l’énergie corporelle et verbale de la farce à l’expression textuelle raffinée des passions et des décisions.

Les compromis avec la danse jalonnent l’histoire du théâtre : Molière collaborait avec Lully et les chorégraphes, et la danse, comme relation visible entre la musique et les corps était interne au spectacle théâtral. Tout un versant du plus grand théâtre «  de texte » , et ce , depuis la tragédie grecque, est orienté vers une discipline du corps qui se donne à l’état pur dans la danse. Sophocle ou Euripide se jouent aujourd’hui sans musique ni danse, comme si on jouait le livret de Da Ponte de Don Giovanni sans la musique de Mozart.

 

L’histoire du théâtre est une sorte de purification permanente de sa propre essence, au détriment des liens trop visibles avec la musique, la danse ou l’image. Le rapport entre théâtre et danse est toujours très tendu, très paradoxal. Le corps muet, – le mime- est à la lisière des deux, mais il montre aussi que le théâtre doit à la fois savoir se rapprocher de la danse et savoir la fuir.

Comme musique et danse, l’image est omniprésente dans le théâtre depuis les origines : il y avait des masques, des costumes, des décors, des effets de machine dans le théâtre antique dans une imagerie spectaculaire.

 

Si la [5] danse est l’immanence du corps, un corps qui se présente de l’intérieur de son propre mouvement, l’image est quant à elle une transcendance, une extériorité qui exerce son pouvoir sur le corps. Aujourd’hui, les moyens techniques sont capables d’augmenter démesurément la puissance des images.

 

Badiou situe le « Théâtre »  entre corps et image.

 

Il précise que cet « entre », signifie que le théâtre est en relation avec les deux mais ne se confond avec aucun des deux.

Sous l’angle de la logique du tiers inclus, le théâtre est émanation de ces relations et interactions entre polarités jamais absolutisées, corps ~ texte ~ image.

S’il se confondait avec l’une ou l’autre, ( l’une ou l’autre des polarités serait alors absolutisée), le principe même de la relation , de l’interaction, (propre à la logique du tiers inclus) disparaitrait.

 

La Danse est puissance immanente expressive ontologique du corps, dans laquelle le théâtre ne peut totalement se dissoudre, car le corps n’en est qu’un des termes. L’image, elle, vient du dehors et est imposée au spectateur.

 

Le théâtre est une donnée hybride, il ne se confond avec aucun des arts qui la composent, il se nourrit et vit de ces interactions : l’immanence des corps d’un côté et la transcendance de l’image de l’autre. L’existence du texte (même s’il existe de très beaux spectacles sans texte) est le support et la garantie ultime que le théâtre n’est absorbé ni par la danse, ni par l’image, polarités jamais absolutisées ( ni fixées, ni arrêtées).  Le texte (et son interprétation) situe le théâtre dans « l’entre », support de ce tiers inclus porteur de la dynamique, lui même également jamais figé ou exclusif, oscillant à des degrés divers tantôt du côté de l’image, tantôt du côté de l’énergie contagieuse des corps [6]. (En termes de logique du tiers inclus entre actualisation et potentialisation de l’un ou de l’autre).

 

Le texte est d’ordre symbolique. Le théâtre s’y raccroche pour traiter dans son élément propre, les inévitables négociations avec le corps dansant et avec l’imagerie spectaculaire. Etayé sur la symbolique textuelle, le théâtre peut rester en relation avec ses deux compagnes extérieures sans que cette négociation devienne une capitulation. (ce qui signifierait absolutisation des polarités en interaction).

 

« Le théâtre », ce tiers inclus, contient la dynamique émanant de ces interactions.

 

Badiou n’oppose donc pas de façon binaire corps et texte, image et texte, considérant que le corps est décisif au théâtre mais que le texte fonctionne comme une garantie symbolique que le théâtre ne sera pas absorbé par des zones où commandent des arts qui ont eux aussi à conserver leur indépendance. C’est ainsi que s’explique qu’au long cours, ce qui reste du théâtre, ce sont les textes. Les spectacles, résultats de négociations entre la symbolique du texte, le réel des corps et l’imagerie, sont éphémères, puisque ces négociations sont chaque soir remises en jeu. Le théâtre a lieu et il n’en reste que l’armature symbolique à partir de laquelle il a été possible de négocier en toute indépendance avec des zones étrangères, quoique requises.

 

Mais Badiou considère également que le théâtre peut et doit demeurer dans le retrait symbolique que constitue un texte, à partir duquel ce qui a disparu, la représentation, le spectacle, la négociation, peut être recommencé, ressuscité. Ceci ne signifie pas que le texte doit être fétichisé et qu’il constitue l’essence du théâtre, mais qu’il demeure comme trésor symbolique, comme garantie que le spectacle a eu lieu et aura lieu. « L’entre » théâtral est selon Badiou, suspendu au texte, il s’agit de l’éternité du théâtre.

 

Le théâtre est un « événement de pensée » dont l’agencement produit des « idées ». Badiou nomme « idée » la tension, ce tiers inclus entre immanence et transcendance. Au théâtre, le public partage en immanence la transcendance textuelle de l’idée dans l’immédiat, c’est un événement, il a lieu, il se passe. L’avoir-lieu improbable du théâtre, qui est en même temps irréductible à une fête des corps, est précisément sa grandeur, sa complétude. Ce n’est que dans « l’avoir-lieu » que l’on peut réellement saisir ce qu’est le rapport entre immanence et transcendance du point de vue de l’idée. En ce sens, le théâtre est le lieu de l’apparence vivante de l’idée. Il n’explique pas, il montre !  Il montre l’esquive, la dialectique des positions, le jeu des nécessités, l’issue incertaine, la possibilité, le choix. Il n’impose pas une norme, il laisse libre de penser, de méditer de comprendre. Il n’enseigne pas, il joue et se joue.

 

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[1] Alain Badiou, Eloge du théâtre, Ed. Café Voltaire, Fammarion, P8-9

[2] Alain Badiou, Eloge du théâtre, Ed. Café Voltaire, Fammarion, P 21.

[3] Alain Badiou, Eloge du théâtre, Ed. Café Voltaire, Fammarion, P8-9

[4] Alain Badiou, Eloge du théâtre, Ed. Café Voltaire, Fammarion, P 52

[5] Alain Badiou, Eloge du théâtre, Ed. Café Voltaire, Fammarion, P 55

[6] Alain Badiou, Eloge du théâtre, Ed. Café Voltaire, Fammarion, P 58

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