//François Jullien L’écart ouvre de « l’entre »

François Jullien L’écart ouvre de « l’entre »

By | 2025-04-16T20:17:22+02:00 16 avril 2025|Philosophie|0 Comments

Thème du tiers inclus : L’écart

 

François Jullien

Philosophe, helléniste et sinologue

Prix Hannah Arendt pour la pensée politique

Grand prix de philosophie de l’Académie française

Président du collège international de philosophie (1995 -1998)

 Professeur à l’ Université Paris-Diderot

 

Nous remercions Monsieur François Jullien de nous avoir adressé ce texte et lui exprimons notre extrême gratitude pour cette publication* sur le site tiersinclus.fr

 

Cet article retrace l’un des concepts fondamentaux

de sa pensée et

annonce le colloque du

CENTRE CULTUREL INTERNATIONAL DE CERISY :

 

De la dé-coïncidence à la vraie vie

 

Rouvrir des possibles

avec

François Jullien

 

 28 juin- 4 juillet 2025

Renseignements et inscriptions :

https://cerisy-colloques.fr/francoisjullien2025/

 

Après un premier colloque de Cerisy dédié à la pensée inter-culturelle de François Jullien en 2013*, ce second colloque explorera comment le concept de « dé-coïncidence » ** développé par le philosophe, helléniste et sinologue dans le second temps de son travail permet de rouvrir des possibles à travers une grande diversité de champs d’expérience ; dans la pensée comme dans l’existence.

Au cours de cinq journées de réflexions et d’échanges, un groupe international (France, Taïwan, Corée, États-Unis, Brésil, Maroc, Mexique) de chercheurs, de penseurs et de praticiens de différentes disciplines (philosophie, littérature, arts plastiques, cinéma, géopolitique, psychanalyse) examineront comment le concept de dé-coïncidence nous permet de repenser notre rapport à « l’inouï » de la « vraie vie », à l’écart des fausses promesses du marché du bonheur et des impasses existentielles de la « vie qui ne vit plus ». Dans cette réflexion, une place centrale sera accordée aux arts, à la littérature, à la musique et au cinéma.

Le colloque abordera également la dé-coïncidence en tant que levier de transformation dans la gestion et la gouvernance institutionnelle, offrant des alternatives aux modèles établis dans le contexte managérial et éducatif. Seront aussi discutées les stratégies de résistance culturelle face à la standardisation médiatique et à l’affaiblissement des productions intellectuelles, afin de proposer un diagnostic du contemporain susceptible de « raviver de l’esprit » dans la société.

 

Danseurs, Kam, Zin Choon (1931-), artiste peintre singapourien
Peinture à l’encre réalisée à Paris, dans les années 1950
© Musée Cernuschi

 

 

François Jullien

 

L’écart ouvre de l’entre*

L’entre comme outil

 

***

 

 

 

L’écart ouvre de l’entre

 

J’ai dit précédemment que, à la différence de la différence, l’écart était productif. Productif par la mise en tension qu’il organise et qui, sur le plan culturel, intellectuel, se traduit en réflexivité. Or demandons-nous maintenant : de quoi est-il productif ? Je répondrai par ce qui paraîtra d’abord une non-réponse : l’écart produit de l’entre. Exprimons-le à nouveau par différence : la différence analyse, mais ne produit rien qu’elle-même. Il ne se passe plus rien, si j’ose dire, entre les deux termes que nous avons distingués. La différence les laisse chacun de son côté : il « n’arrive plus rien » au sein de la différence.

L’écart, en revanche, par la mise en tension qu’il organise, non seulement maintient en activité, l’un vis à vis de l’autre, ce qu’il a séparé, en fait des pôles d’intensité, mais encore il ouvre, libère, produit, de l’entre entre eux. C’est bien parce que ces murs sont écartés l’un de l’autre, non pas tant distincts que distants l’un de l’autre, que nous pouvons trouver place ici.

 

L’« entre ». Avons-nous jusqu’ici pensé l’entre ?

Ou plutôt, d’abord, nous sommes-nous jamais tant soit peu arrêtés à le penser ? Y avons-nous seulement songé ? Car, le propre de l’entre, c’est de ne pas se faire remarquer, de passer inaperçu et donc de se laisser enjamber par la pensée. Le propre de l’entre, c’est que, ne donnant pas lieu à focalisation, à fixation, il n’attire pas l’attention. L’entre renvoie toujours à de l’autre que soi. Ainsi le propre de l’«entre » est-il d’exister, non pas en plein, mais en creux, d’être sans détermination qui lui revienne, donc de ne pouvoir posséder d’essence. Je dis ainsi, porté par la langue : « le propre de l’entre », mais le propre de l’entre, c’est justement de n’avoir rien en propre. Par suite, il ne saurait posséder de consistance ; il se refuse à toute assignation de principe. De ce qui n’a ainsi de statut que de préposition, si modeste, pourrons-nous faire un concept ?

 

 

Car on voit pourquoi, de l’« entre », la philosophie européenne n’a pu s’occuper. Parce que l’entre est ce qui, par nécessité – ou disons aussi bien : fatalité – échappe à la question de l’Être, celle à partir de laquelle s’est articulée, depuis les Grecs, la philosophie. Parce que l’« entre » échappe à la détermination, elle qui fait « être », à la question du propre et de la propriété, l’« entre » est par conséquent ce qui se dérobe à la prise du « discours sur l’être », autrement dit l’ontologie. Je dis : « l’entre est ce qui », mais justement, l’« entre » n’est pas un « ce qui », substantiel, qui déjà est ontologique. L’« entre » n’a pas d’ « en-soi », ne peut exister par soi ; à proprement parler, l’« entre » n’ « est » pas. Du moins est-il sans qualité. Comment pourrait-on en parler ?

L’entre donc n’a rien en propre, ne possède pas de statut, par conséquent passe inaperçu. En même temps,       l’ «entre » est par où tout « passe », « se passe ». Parce qu’elle n’a pas isolé de verbe « être », n’a donc pas eu à s’enquérir de l’Être, n’a pas déployé les ressources, par ailleurs si fécondes, de l’ontologie, la langue-pensée chinoise ne pourrait-elle pas opportunément nous aider à le dire ? Et d’abord ce que nous appelons peut-être trop objectivement le « monde » ne serait-il pas l’ « entre ciel et terre », tian di zhi jian, comme le dit le Laozi, « comparable à un grand soufflet » : « vide, il n’est pas à plat et, plus on le meut, plus il en sort ».

La respiration elle-même se fait « entre », tel un soufflet intérieur, et c’est elle qui nous maintient en vie. Ou bien, en laissant de l’entre au sein du tracé, le pinceau du lettré par là l’anime. Ce vide du tracé n’est pas un vide de non-être ou de néant, à la différence du sunya bouddhique, qui vient d’Inde, encore ontologique ; mais il est l’ « il n’y a pas » fonctionnel (wu), commente Wang Bi, dont l’ « il y a » (you) tire son « profit ». Ou bien encore : vivre se déploie dans l’entre de la naissance et de la mort, se renouvelant par transition continue, comme l’évoque le Zhuangzi : « Verser sans jamais remplir, puiser sans jamais épuiser ». A croire ainsi que le plus « réel », ou disons le plus effectif, ce n’est pas tant res, la « chose », que par où, ne se laissant pas focaliser en « choses » – par où non ontologique, non locatif – « il y a » des choses qui peuvent s’individuer, communiquer entre elles, se déployer et s’animer.

L’entre échappe par principe à la prise ontologique, puisque le propre de l’ontologie, le discours sur l’être, c’est de s’occuper de ce qui s’est constitué en choses ou, comme on dit, en « étants », et d’assigner des propriétés. On pourra suivre de là, en sondant le destin, ou plutôt non destin, de la pensée de l’entre en Occident, pourquoi la pensée de l’Être, que développe l’ontologie, a dû, ne pouvant prendre pied dans l’ « entre », se produire en savoir de l’ « au-delà », méta, autrement dit en méta-physique. Elle n’avait d’autre issue. Disons-le aussi simplement : ne pouvant donner consistance à l’entre, ne pouvant donc penser l’entre, on a pu – dû – penser l’au-delà et son aspiration vertigineuse : non plus métaxu, dit le grec, mais méta.

Autant dire que je ne crois plus guère que ce soit par ascétisme et renoncement, son désir s’étant laissé corrompre, comme le voulait le nietzschéisme, que Platon, lui le bel et fier aristocrate, ait reporté la pensée vers le « Là-bas », ekei, dédoublant le monde et fuyant l’ici. Mais plutôt par défaut d’outil : la pensée de l’entre ne trouvant, à ses yeux, à quoi s’accrocher, elle ne pouvait plus relever que du mélange et du « mixte », brouillant les identités, confus, à démêler.

 

Happés, fascinés par les Extrémités, qui seules se détachent, possèdent des caractéristiques qu’on peut distinguer et dont on peut faire des différences, qui se constituent par conséquent en essences, les Grecs ont donc dû négliger l’entre-deux : le flux, le vague, l’indistinct de la transition, échappant aux assignations. On en mesure du même coup les conséquences : ne pouvant donner consistance à cet entre de la vie, Platon a dédoublé la vie et promu dans l’ « au-delà » ce que, dans le Théétète, il appelle la « vraie vie », l’alethes bios, fondé dans l’Être et s’affranchissant à la fois du devenir et de l’ambiguïté. Mais la pensée du vivre, du coup, s’en est trouvée délaissée. La philosophie, depuis les Grecs, a pensé la « vraie vie », mais n’a-t-elle pas renoncé au « vivre » échappant à l’ « essence » ? Ne l’a-t-elle pas, faute d’un concept de l’entre, « laissé tomber » ? Autant dire que la conséquence est lourde…

 

 

L’entre comme outil

 

1. Il ne fallait rien de moins que ce détour hâtif pour faire de l’ « entre » un concept, donc un outil qui, après celui d’écart et en découlant, puisse éclairer mon chantier et fonder la façon dont je compte aborder aujourd’hui la question de l’altérité. Voilà – disons : plus d’une trentaine d’années – que je pense entre la Chine et l’Europe. Je ne compare pas, ou ne le fais que temporairement et sur des segments limités. Mais, en détectant et faisant travailler des écarts entre pensées chinoise et européenne, j’ouvre-promeus-produis de l’entre entre ces pensées. Au lieu de les isoler en des mondes, comme, sans me lire, d’aucuns me l’ont reproché, je fais exactement l’inverse. Mais il fallait certainement passer par la désontologisation précédente – ou pour le dire plus crûment : pourchasser de ce pas toute ontologie naïve – pour faire enfin place à cet entre et le rendre abordable : pour éclairer comment – bien loin d’essentialiser ces cultures et ces pensées – circulant ainsi « entre » les pensées de la Chine et de l’Europe, c’est-à-dire activant de l’entre entre elles, je les porte à se découvrir, à se sonder réciproquement et à déployer en « dia-loguant » leurs ressources.

 

Non pas tant à se féconder l’une par l’autre, comme on l’a tant dit – les emprunts si souvent sont factices, ne servant qu’à remplir le grand bazar de l’exotisme –, que, par la tension ainsi générée, relancer par ce biais la philosophie. C’est là du moins ma stratégie.

Ni, donc, je ne poursuis du dedans de la philosophie européenne la déconstruction de la métaphysique, en quoi mon travail n’est souvent plus reconnaissable, effectivement, par les philosophes. Ni je ne me convertis à la pensée chinoise et ne me sinise, en quoi je déçois, je le vois, bien des orientalistes. Non, je ne m’installe ni d’un côté ni de l’autre, mais j’opère dans l’entre-deux.

 

On se souvient que Foucault avançait, en-tête des Mots et les choses, la notion forte d’ « hétérotopie », comme « lieu » proprement « autre » et se différenciant à cet égard de l’ « utopie ». Ne nous réfugions pas, en effet, dans le fantasme commode de l’utopie – il y a eu tant d’utopies chinoises, notamment en France. Mais ne nous immobilisons pas non plus dans quelque hétérotopie que ce soit, ce qui sera bien, en définitive, ma critique de Foucault en la matière. Car, souvenons-nous, dès la fin du même paragraphe d’ouverture : « l’impossibilité nue, dit-il, de penser cela » – « cela », c’est-à-dire précisément l’écart chinois.

 

J’ai posé, au contraire, un commun de l’intelligible ; mais bien sûr il faut infiniment de patience, de persévérance – tout le fastidieux métier de sinologue – pour commencer de l’appréhender. Je me situerai donc plutôt dans ce « nulle part » de l’entre, c’est-à-dire dans cet « entre », qui n’a pas sa place, de l’ « a-topie ». Dans cet « entre » qui n’est jamais isolable, ne possède rien en propre, est sans essence et sans qualité, mais par là même est « fonctionnel », communicationnel, et permet d’opérer.

 

A-topos, de nulle part, en aucun lieu. C’est ainsi que, dans Platon, Socrate est  familièrement qualifié. Les traducteurs le rendent d’ordinaire par « étrange », « bizarre ». Socrate, avec sa tête de silène, serait « bizarre ».

Or, Socrate n’est pas « bizarre », qualificatif qui renvoie platement au psychologique, mais, se situant « entre » – entre, par exemple, les sophistes et les moralistes –, il  n’est nulle part, en effet, d’aucun côté, d’aucun parti. C’est pourquoi on ne tarde pas à le trouver gênant, ne sachant où le ranger, lui l’atopos ; et qu’on lui fait boire la ciguë.

 

2. Considérons ce travail « a-topique » de plus près. Qu’est-ce, en effet, que traduire si ce n’est précisément ouvrir-produire de l’ « entre » entre les langues, de départ et d’arrivée. Le traducteur est celui qui ne reste ni d’un côté ni de l’autre, ne demeure plus dans une langue ou dans l’autre ; mais qui ne peut pas non plus compter sur une méta- ou troisième langue, où ces deux langues qui l’écartèlent dépasseraient leurs différences et se réconcilieraient. Car il n’y a pas plus d’au-delà des langues, de méta- ou d’arrière langue, qu’il n’y a d’au-delà du monde, de méta- ou d’arrière monde. Non, le propre du traducteur est de se maintenir, aussi longtemps qu’il peut « tenir », sur la brèche de l’entre-langues, héros modeste de cette dépropriation réciproque, périlleusement mais patiemment, ne se réinstallant jamais plus d’aucun côté : c’est à ce prix seulement qu’il peut laisser passer.

C’est pourquoi traduire, c’est, à mes yeux, à la fois assimiler et désassimiler pour laisser dans cet « entre » passer l’autre. Comme j’ai parlé précédemment de dé- et re-catégoriser. Assimiler, bien sûr : il faut bien chercher des équivalents. Mais aussi désassimiler : en laissant entendre ce qui, de l’autre langue, résiste à cette assimilation au sein de la langue d’arrivée. Un texte est bien traduit, à mon sens, s’il parvient encore à laisser mesurer de l’écart ou de la distance de cette langue-là à celle-ci : écart, distance, qui font travailler celle-ci, la portent à se refondre, à commencer de se déplier, du moins à se repenser. Certes, peut-être cette traduction ne paraîtra-t-elle plus coulante, élégante, « naturelle », comme on dit, la langue d’arrivée ne retrouvant plus tous ses habitus et ses formulations convenues. Mais c’est seulement à ce prix que les possibles de l’une pourront également faire sourdement leur chemin dans l’autre et, par-là, faire accéder progressivement au commun de l’intelligible. Considérons que la traduction doit laisser encore entendre quelque chose de ce procès secret allant de l’une à l’autre, entre-deux muet, plutôt que de se présenter d’emblée comme platement résultative et n’étant plus que d’un côté ; et arrêtons, de ce fait, la trop facile lamentation sur la traduction-trahison.

 

3. Je crois donc qu’il n’y a plus tant à penser l’être, désormais, qu’à penser l’entre, et cela dans des champs si divers. Ou plutôt sachons exploiter les ressources respectives que tend leur écart : le sublime de la construction ontologique, d’une part, et son absolutisation se déployant en idéal ; et, de l’autre, le vital d’un tel entre, tel qu’on ne cherche plus à rajouter chaque fois un étage de plus à ces édifications qu’on n’en finit pas d’escalader, mais qu’il serve d’outil à un déploiement – intra-déploiement – d’un nouveau type. Quel plus beau mot en français, mais si modeste, ou quelle plus belle ressource de notre langue, que ce verbe-ci : « entre-tenir ». Tenir de l’entre, tenir par l’entre, avoir de l’entre en mains. L’entretien du monde : enfin on s’y met. Ou l’entretien par la parole : chacun ouvre sa position et la déplie – la découvre – vis-à-vis de l’autre et l’active par lui. Après des siècles de sujet insulaire et solipsiste, cantonné dans son cogito, et dès lors devenu suspect, on se rend compte enfin que c’est de l’entre de l’entre-nous qu’il vient de la consistance aux sujets.

 

Ou qu’est-ce que la cure analytique si ce n’est, du moins, à ce qu’on en comprend déjà en lisant Freud, non plus commander ou persuader, mais activer de l’entre, qui n’est pas seulement celui qui se déploie entre l’analysant et son analyste – cet « entre » ne se limitant pas d’ailleurs aux phénomènes, dans un sens ou dans l’autre, du transfert et de la suggestion – mais qui est aussi l’entre allusif, du dit au non-dit, de la parole de l’analysant ; ou, aussi bien, l’entre de l’entre-séances qui, loin d’être un temps mort, est par où la transformation d’un sujet fait silencieusement son chemin réclamant la durée. Nos représentations, nos pensées et toutes nos constructions psychiques en général, nous dit lui-même Freud, si féru pourtant de typo- et topologie, « ne doivent absolument pas être localisées dans des éléments organiques du système nerveux, mais pour ainsi dire entre-eux » (zwischen ihnen, c’est Freud lui-même qui souligne) ; c’est-à-dire précisément « là où résistances et frayages de chemin constituent le corrélat qui lui correspond ». « Pour ainsi dire », so zu sagen.

La formule ne paraît-elle pas à Freud lui-même un peu forcée, un peu aventurée, exigeant d’être accommodée ? Elle aussi veut son frayage – « frayage », Bahnung, d’un nouveau type, théorique – au sein de la pensée européenne, appelant à renoncer, une fois de plus, à l’habitus et à la commodité du méta, à la représentation trop facile de l’« au-delà », y compris du « méta-psychologique », pour pouvoir commencer à s’en approcher.

Ou encore, si j’écoute ce qui me revient de la bouche des architectes et des urbanistes, comment concevoir aujourd’hui, par exemple, ce Paris où nous sommes en « Grand Paris », si ce n’est également en activant un tel « entre » qui fait « tenir » et cohabiter ? Non plus seulement penser la ville à partir de ses places et de ses monuments ; non plus seulement la penser en termes de centre et de périphérie, donc toujours en termes de « lieux », ceux de la ville et de ce qui s’en trouve banni dans sa « banlieue ». Voire, ne plus seulement la penser en termes d’artères et de circulation, car il ne s’agit pas là bien sûr que de communication. Ou disons que, si c’est aussi aménager du « passage » qui fait la ville, il ne se limite pas à la circulation. Non, si l’on veut qu’un Grand Paris « tienne », il ne suffira pas de reporter sa frontière au-delà et d’en étendre plus loin la limite, mais il faudra nécessairement activer cet « entre » – entre les anciens villages et les vieux quartiers –, cet entre vague, comme on dit terrain « vague », ne possédant rien en propre, donc n’attirant pas l’attention et même passant inaperçu – mais qui seul peut mettre en tension cette agglomération nouvelle et la faire tenir : l’entre-tenir.

Il nous reviendra donc désormais, non  seulement pour penser l’entre, mais encore en faire un outil, de retrouver la piste, au sein même de la philosophie, de ce qui s’est  enfoui sous le triomphe de l’ontologie, sous le primat de l’Être, et ne s’y repère plus qu’à titre de traces esseulées ou quasi effacées. Qu’en est-il, par exemple, de ce discret « dia-stème » des Stoïciens, qui va de pair avec leur fameux « système » dont on a tant parlé et qui a connu, en philosophie, le succès qu’on sait ? « Dia-stème » comme on dit dia-logue. Le diastème est ce qui fait « tenir », non plus par accord et complémentarité, comme le fait ce trop triomphant et désormais défunt système, mais au contraire par écart ouvrant de l’entre entre les éléments et les parties. Exactement de la façon dont c’est par la tension de l’entre que, au sens technique et non encore figuré, la poutre médiane de la charpente fait « tenir » – « entretient », au sens propre – l’édifice entier.

De même pourra-t-on tirer parti de ce qui, dans la pensée de l’Extrême-Orient, passant à côté de l’Être, s’y trouve décelé de cet « entre » et de sa fonction. Non pas développé ou théorisé, mais détecté et pratiqué. Considérons déjà cet idéogramme qui dit l’ « entre » (jian) 閒 : s’y trouvent figurés en vis-à-vis les deux battants de la porte entre lesquels se glisse un rayon de lune venant éclairer. Or il ne suffira pas de dire que cet interstice est fonctionnel et maintient du jeu permettant aux différentes pièces assemblées de jouer ensemble sans coincer (le fameux ma des charpentiers japonais). Car souvenons-nous aussi que ce sinogramme fait signe vers une disposition de notre ethos et ce qui fait sa vitalité : signifiant alors que l’on évolue à l’aise, laissant circuler de l’entre, disponible, sachant respirer.

                                                                            François Jullien

 

 

* Extrait du livre De l’écart à l’entre. Ed. Galilée, 2012.

** https://association.decoincidences.fr

 

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