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Augustin Berque Le sens des fleuves de la vie, ou la trajection Ikebana 生け花,

By | 2024-11-11T10:56:02+01:00 27 octobre 2024|Mésologie, Philosophie|0 Comments

 

Ikebana

生け花,

 

 

Le sens des fleuves de la vie

ou

La trajection

 

 

Augustin Berque*

Membre de l’Académie Européenne

Prix Cosmos international 2018

 Grand Prix de Fukuoka 2009

 

Nous remercions Monsieur Augustin Berque de nous avoir adressé ce texte et lui exprimons notre extrême gratitude pour cette publication* sur le site tiersinclus.fr

 

* Illustrations réalisées par le site tiersinclus.fr

 

 

Résumé – Le rapport sujet/ prédicat (S/P, lu « S en tant que P ») en logique correspond au rapport substance/accident en métaphysique, ainsi qu’en sémiologie au rapport signifiant/signifié, ou signe.
Ce rapport, dit trajection en mésologie, se répète indéfiniment, au fil de l’évolution et de l’histoire, en
chaînes trajectives : (((S/P)/P’)/P »)/P »’… , où, indéfiniment, par les sens et par l’action (ce qui concerne tout le vivant), par la pensée (ce qui concerne les animaux supérieurs) et par la parole (ce qui concerne les seuls humains, en vertu de la double articulation de leur langage), les prédicats – les manières de saisir S –  insubstantiels P, placés en position de S par un prédicat ultérieur P’, P », P »’…,  sont substantialisés. Ces chaînes trajectives sont analogues aux chaînes sémiologiques barthésiennes, où les signifiés sont indéfiniment placés en position de signifiant par de nouveaux signifiés.
Trajectives  ou sémiologiques, lesdites chaînes étaient anticipées par l’adage scolastique nota notae est nota rei1, « signe de signe est signe de chose ». On esquisse un lien possible entre le vivant ainsi conçu et le propos d’Anne Beyaert-Geslin dans Insaisissable vivant (2024).

Abstract – The flow of life’s rivers, or trajection. The link between subject and predicate in logic
(S/P, read « S as P ») corresponds to the link between substance and accident in metaphysics, as well
as, in semiology, to the link between signifier and signified, i. e. a sign. Over the course of evolution
and history, this linkage, called in mesology trajection, is indefinitely repeated in trajective chains :
(((S/P)/P’)/P’’)P’’’…, by dint of which, indefinitely, through the senses and action (this concerns all
living beings), through thought (this concerns superior animals) and through word (this concerns only
humans, by virtue of the double articulation of human language), the unsubstantial predicates P (the
ways of grasping S), placed in S position by new predicates P’, P’’, P’’’…, are substantified. These
trajective chains are analogous to Barthesian semiological chains, in which signifieds are indefinitely
placed in position of signifiers by new signifieds. Whether trajective or semiological, these chains
were anticipated by the scholastic saying nota notae est nota rei (sign of sign is sign of thing).. One
sketches a possible link between the living in that sense and the sense it has in Anne Beyaert-Geslin’s
Insaisissable vivant (2024).

1Je détourne quelque peu la formule originale : nota notae est etiam nota rei ipsius (l’attribut d’un attribut est
aussi attribut de la chose même) , que Jules LACHELIER (1832-1918) commenta en détail dans son Étude sur la
théorie du syllogisme (1907); Cela ne coïncidant pas assez clairement avec mon propos, je préfère écrire
simplement nota notae est nota rei.

 

I. Intention

J’ai eu beaucoup à m’occuper de sens, comme géographe et comme orientaliste.

– Comme géographe, parce que le sens de la relation entre la Terre et l’humanité, relation qui est pour moi l’écoumène2, a toujours été au centre de mes préoccupations.

– Comme orientaliste, pour d’évidentes raisons de traduction, mais pas seulement.

Une anecdote : c’est au Japon, à Sendai, que j’ai acheté le 25 juin 1975, comme je l’ai noté en page de garde, mon petit Concise Oxford English Dictionary of current English. J’en ai de plus gros, mais celui-là m’est le plus cher, parce que je lui dois l’argument essentiel de ce que j’ai pu vouloir dire dans ma vie de chercheur, et dont je voudrais aussi dire un mot aujourd’hui. À l’entrée substance, on trouve l’exemple suivant : “(…) ~ [substance] & accidents in metaphysics correspond to subject and predicate in logic”.

Voilà quelque chose qu’on n’apprend pas en géographie, mais qui éclaire singulièrement l’écoumène! Là, en effet, on constate souvent que l’artifice, au fil du temps, prend figure de nature. Par exemple, à la Maison franco-japonaise de Tokyo (qui se trouvait à l’époque près d’Ochanomizu), j’ai eu quatre ans sous les yeux la rivière Kanda (Kanda gawa 神田川)3, qui est là en fait une tranchée creusée au XVII e siècle dans la terrasse fluviatile de Surugadai pour défendre Edo (l’ancien nom de Tokyo) vers le nord. Ainsi, appositum (en position de prédicat) à la substance terrestre (la terrasse naturelle, suppositum)4, l’artifice (la tranchée) est là substantialisé (naturalisé)5

 

Ne fréquentant pas professionnellement la sémiotique, je ne connaissais pas encore le livre d’Anne Beyaert Geslin Insaisissable vivant. Une sémio-anthropologie de l’art6, et c’est en préparant la présente conférence que je l’ai lu. J’ai alors compris que “vivant”, là, n’avait pas le sens que je lui donne. Là, on part de l’art, et l’on peut donc évidemment parler d’un certain effet de l’oeuvre d’art; à savoir que celle-ci, en faisant sentir la vie, ait l’air d’être vivante ; tandis que je pars au contraire du vivant au sens de ce qui est en vie. Je vais donc essayer de raccorder ces deux points de départ apparemment opposés.

2  V. Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, poche
2009 ; et du même, Longitudes. De lieu en lieu, suivi de De Hokkaidô en souffle écouménal, Bastia, Éoliennes,
sous presse. Dans ce sens de relation de l’humanité avec la planète Terre, j’emploie écoumène au féminin
(comme l’est du reste οἰκουμένη), alors que la géographie emploie ce mot au masculin dans le sens de partie
habitée de la Terre.
3  Davantage sur ce point dans Longitudes, op. cit. en note 1, chap. « K comme Kanda-gawa ».
4 Les scolastiques employaient en logique les termes suppositum et appositum dans le sens où nous parlons de
sujet et de prédicat.
5 Cherchant à comprendre le milieu nippon, j’ai développé la question dans Le Sauvage et l’artifice. Les
Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
6 Limoges, Pulim, coll. Semiotica viva, 2024.

II. Tuer les fleurs pour les faire vivre : l’ikébana 7

J’extrais les trois lignes qui suivent d’un livre collectif dirigé par l’architecte Maki Fumihiko8 :

« On dit que les Japonais sont un peuple attentif à la nature, mais ce n’est pas la nature en elle-même, c’est une nature pour nous désirable. Et pour la découper, l’ouvrir, la garder dans cet état désirable, il y a les convenances
idoines ».
Ce que je traduis ici par « convenances idoines » est, dans le texte original, ittei no manâ 一定のマナー, ce qu’on pourrait aussi rendre par « certaines bonnes manières ». Dans ce manâ, l’on aura reconnu l’anglais manner(s), non traduit mais rendu phonétiquement en katakana (le syllabaire utilisé pour noter, en particulier, les mots empruntés à une langue étrangère).
Pourquoi donc les Japonais, ce peuple renommé, au moins depuis saint François-Xavier (1506-1552), pour sa politesse, son savoir-vivre, ses rituels méticuleux, et avec tout le vocabulaire correspondant, ont-ils éprouvé le besoin d’emprunter un mot anglais pour dire « les bonnes manières » ? Et en l’occurrence, non pas même pour parler des manières de table à l’anglaise, ou autre exotisme, mais de leur propre rapport à la nature ?

Les synonymes de ce manâ ne manquent pourtant pas dans la langue actuelle ; tels, au sens de bonnes manières, reigi 礼儀, sahô 作法, gyôgi 行儀, ou plus largement, au sens de manières de faire ou de se tenir, fûshû 風習, shûkan習慣, taido 態度, yôshiki様式, etc.. Or si ce vocabulaire abonde, et si les Japonais en redemandent même aux langues étrangères, c’est justement parce qu’ils sont particulièrement enclins à la ritualisation, à la codification des manières de faire ; inclination qui a donné naissance, entre autres, aux fameux dô 道 (« voies ») que sont les arts martiaux (budô 武道), tels le jûdô 柔道, le kendô剣道, l’aikidô 合気道etc., ou les « voies de l’art » (geidô 芸道) telles que l’art des fleurs (kadô 華道), l’art du thé (chadô ou sadô 茶道), l’art des
parfums (kôdô 香道), etc..

Dans ces divers domaines, qui ont en commun d’être des 道, ce terme s’entendra d’abord comme le domaine en question lui-même, en somme justement comme un certain art ; mais cela connote forcément les autres acceptions de道 (cn dào), que le dictionnaire de référence Kôjien (édition 1969) définit dans l’ordre qui suit :

– 1.  Route ; chemin [le Kôjien oublie ici des acceptions courantes, qui ont le même sens de voie de passage : canal, tube (digestif), conduite (d’eau),etc.].

– 2. Raison (jôri 条理) que l’on doit suivre en tant qu’être humain ;ou encore, principe (genri 原理) de l’univers [il s’agit évidemment là duTao 道]. Morale (dôgi 道義). Dogme (shûshi 宗旨). En particulier, enseignement du Bouddha.

– 3. Enseignement des taoïstes. Taoïsme (dôkyô 道教). Taoïste (dôshi 道士).

– 4. Art, technique ou étude d’un domaine particulier [c’est l’acception qui nous concerne ici].

– 5. Division territoriale [j’abrège l’historique de cette acception très fournie, qui remonte à la Chine ancienne, et qu’on retrouve par exemple aujourd’hui dans le nom de l’île de Hokkaidô (北海道, « dô des mers du Nord »] »9

 

On voit que ce mot de connote une cosmicité où la nature, la raison, la morale et la technique se répondent.

C’est effectivement ce que nous allons voir à propos du « dô des fleurs », le kadô 華道. Il est plus connu sous le nom d’ikebana 生け花, « (l’art des) fleurs vives », mais kadô désigne plus spécifiquement la technique et les bonnes manières de cet art, qui justement en font un 道. Assortir des fleurs en bouquet, c’est une pratique ancienne et répandue, mais en tant qu’art original, l’ikébana est réputé avoir un fondateur, le bonze Ikenobô Sennô 池坊専応 (dates inconnues, actif à l’ère Tenmon, 1532- 1554), dont il reste des Dits de Sennô (Sennô kuden 専応口伝)10 – à l’époque, du reste, on ne parlait pas encore d’ikebana, expression qui ne s’impose qu’au XVIII ème siècle, mais de « fleurs dressées », 立花, sinogrammes lus rikka ou tatebana –. Les enseignements de Sennô marquent en effet une rupture par rapport à l’art des fleurs jusque-là pratiqué à la chinoise, où la beauté du vase comptait autant sinon plus que celle des fleurs. Or Sennô, lui, parlait de dresser les fleurs comme on le ferait, dans un pot cassé, de branches mortes que l’on aurait simplement ramassées.

7    Dans cette section II, je copie sans grand changement (les renvois à d’autres § du même livre et le numérotage
des figures compris, les rares changements étant signalés entre crochets []) un passage de mon Recouvrance.
Retour à la terre et cosmicité en Asie orientale, Bastia, Ḗoliennes, 2022, p. 285-293
8    MAKI Fumihiko (dir.) Miegakure suru toshi (La ville entrevue), Tokyo, Kajima shuppankai, 1980. Trad. par
A. Berque, La Ville entrevue. L’espace d’Edo à Tokyo, Paris, éditions de La Villette, à paraître. La citation est
extraite du chapitre rédigé par Wakatsuki Yukitoshi, « Relief et effet de lieu », p. 133 du texte original, qui
donne ici : 日本人は自然を大切にする民族だといわれるが、それはあるがままの自然ではなく、我々
にとって望ましき自然である。そして自然を切り開き、望ましき状態を保つためには、一定のマナー
が存在するのである。NB : dans le texte de la présente conférence, les noms d’ Asie orientale sont donnés
dans leur ordre normal : patronyme (Maki, Wakatsuki…) avant le prénom (Fumihiko, Yukitoshi…).
9    Il s’agit là des acceptions du mot dô dans la langue japonaise actuelle, non pas de celles du sinogramme 道, qui sont grosso modo les mêmes qu’en chinois classique. Le Ricci [dictionnaire en 7 volumes de la langue
chinoise] pour sa part, comme on l’a vu (§ 32), recense une vingtaine d’acceptions principales de ce sinogramme, dont une bonne partie n’ont rien à voir avec le sens actuel de dô, mais avaient cours en kanbun 漢
文, textes en chinois. Cette langue, exclusivement écrite (on la lisait à la japonaise), est restée jusqu’à Meiji la
langue officielle dans l’administration, la diplomatie, les sciences et techniques, la philosophie et la religion.
10   Pour une introduction rapide à l’essentiel de l’ikébana, on pourra se référer à HAIJIMA Yôji, « Fleurs (art
des) », p. 210-216 dans A. BERQUE (dir.) Dictionnaire de la civilisation japonaise, Paris, Hazan, 1994 ; puis
lire le classique d’OSHIKAWA Josui et Hazel H. GORHAM, L’Ikébana après Hiroshima (Manual of Japanese
flower arrangement, 1936, 1947), Paris, éditions B2, 2015. Je reprends ci-après quelques éléments de ma
postface à cet ouvrage (« La nature en fleur »).

 

La révolution que symbolise cette sentence, c’est surtout que, plutôt que dans l’objet (un vase somptueux, des fleurs rares), l’essentiel était désormais dans l’arrangement, la manière de faire (shikata 仕方) ; et cette manière allait se codifier de plus en plus systématiquement, jusqu’à devenir kata 型, terme devenu indissociable de la notion de dô.

 

Qu’est-ce qu’un kata ?

 

Une forme matricielle codifiée dans l’espace-temps. Par exemple : une suite de gestes dans le karaté (karate 空手 : « les mains vides », i.e. sans armes), ou encore, dans l’ikébana, la manière de disposer les trois «puissances cosmiques » (san sai 三 才, cn sān cái) : « ciel-terre-homme » (ten-chi-jin 天地人)11.

 

 

Dans la composition florale, ces trois actances (hataraki 働き) sont incarnées par certaines des fleurs et des branches, que l’on va distinguer en trois « branches actantes » (yakueda 役枝) : « vrai, garde, corps » (shin, tome, tai 真留体)12, et arranger en trois degrés de liberté : « vrai, allant, herbe folle » (shin, gyô, sô 真行草)13.

Soit trois fois trois, au total neuf kata qui ont chacun leur appellation – par exemple le « bateau à l’ancre (tomarifune 泊舟), qui selon Oshikawa symbolise la paix.

11   Cette triade (cn tiān-dì-rén天地人) a son origine en Chine, où elles s’est exprimée dans divers domaines :
cosmologie, physiognomie (front, nez, menton ; tête, hanches, pieds), calendrier (les trois rameaux terrestres yĭ
乙, bĭng 丙, dīng丁), etc.
12   On parle aussi dans certaines écoles de soe 副 (ajout) au lieu de tome 留, mais cette version ne convenant
pas à mon propos, je n’en tiendrai pas compte ici.
13   Ces trois degrés ont leur origine dans la calligraphie chinoise. Ils sont appliqués au Japon dans de nombreux
arts : calligraphie, peinture, ikébana, jardins etc. V. l’article Shin-gyô-sô p. 426-428 dans Ph. BONNIN (dir.),
Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS éditions, 2014, où cette expression est rendue par « les
styles formel, semi-formel, fluide ».

 

Après la seconde guerre mondiale, la normativité des kata fut ressentie comme étouffante, et l’on est alors passé, selon le mot de Haijima Yôji, « d’un ikébana des kata (formes canoniques, formantes) à un ikébana des katachi (formes particulières, formées)14» ; mais même s’il existe aujourd’hui une certaine liberté à leur égard, les kata sont fort loin d’avoir été abolis. Inutile de préciser que parmi les plus de 3000 écoles d’ikébana aujourd’hui existantes au Japon (la plus ancienne et la plus connue remonte à Sennô, et s’appelle donc Ikenobô 池坊)15, chacune a sa façon d’interpréter ou non lesdits kata. Sans prétendre fonder une école supplémentaire, et par simple excursion mésologique, je vais ici tirer les neuf actants canoniques de l’ikébana du côté du
De planctu naturae d’Alain de Lille (§ 9)16.

Alain, en effet, a su écouter « la plainte de la nature », et nous allons voir qu’en ikébana, il est essentiel de savoir écouter les fleurs, porte-parole de la nature. Précisons qu’il s’agira là d’une simple image ( l’ikébana nous en fournit à profusion), mais qui nous servira à porter plus loin la question de la cosmicité.

14  Haijima, art. cit., p. 214. Le mot katachi 形 signifie « forme » au sens le plus général et le plus concret du
terme. Une classe de formes, un type, se dira kata 型. Pour dire par exemple « le modèle (de l’année) 57 » de
telle voiture, on dira gojûshichi nen gata 57 年型 ; mais pour faire un commentaire de sa forme, on parlera de
katachi 形. Une forme perçue dans une expérience singulière, elle, sera dite sugata 姿, par exemple si vous
dites « dans ce nuage, il y a comme une forme humaine (hito no sugata 人の姿) ». Il va sans dire que ces trois
termes sont apparentés. Plus de détails dans KATÔ Shinrô, « Kata, katachi, sugata : Besinnung auf die
Grundstruktur der Seinserfassung in der japanischen Sprache (Réflexion sur la structure fondamentale de la
saisie de l’être dans la langue japonaise) », Journal of the Faculty of Letters, the University of Tokyo, Aesthetics
(4), 1980, p. 95-99. Du point de vue de la trajection S/P, une hypothèse envisageable serait de considérer kata 型
comme la forme basique de l’être en puissance (la δύναμις, S), le suffixe chi de katachi 形 comme indiquant la
direction du processus d’actualisation (la mise en oeuvre, ἐνέργεια), et le préfixe su de sugata 姿 comme
indiquant l’actualité (la réalité) de la forme actualisée en une certaine chose (S/P).
15   Les sinogrammes 池坊 signifient littéralement « le bonze de l’étang », et pourraient faire allusion à un étang
(ike 池) où le prince régent Shôtoku taishi 聖徳太子(574-622) se serait baigné ; mais phonétiquement, ike
connote aussi ikebana 生け花, et Ikenobô pourrait s’entendre caricaturalement comme “le bonze vivifiant”.
16   Alain de Lille, théologien et poète (1120-1202 ou 1203), auteur de La Plainte de la nature (De planctu
naturae), traduit et commenté par Yves Delègue, Grenoble, Jérôme Millon, 2013.

 

Dans les triades d’un kata, la « terre » (chi地) est considérée comme l’actant subordonné, soumis; je la rapprocherai donc du suppositum chez Alain de Lille, autrement dit le sujet (subjectum)17. L’actant qui, accident sous un certain angle, va dévoiler la terre selon une certaine vérité (a-lêtheia ἀ-λήθεια, shin真), c’est bien entendu le « ciel » (ten天), qui est l’appositum (autrement dit le prédicat). Et s’agissant d’un monde humain, l’actant qui, par la vie et l’activité de son propre corps (tai体), saisit la terre (S) de quelque manière (P), c’est évidemment l’être humain (jin人). La réalité (S/P, lu « S en tant que P ») issue de cette trajection, la terre va se charger de la « garder » (tomeru 留る) derechef en elle, hypostasiée en S’ dans la chaîne trajective de l’histoire (§ 9).
La terre (die Erde) n’est-elle pas « ce qui garde » (das Bergende), si l’on en croit Heidegger18 ?

 

Effectivement, la vulgate de l’ikébana19 nous enseigne que « l’on considère la branche (actante) qui est en charge du ciel comme le « vrai » (‘ten’ o tsukasadoru eda wo ‘shin’ to shi 「天」を司る枝を「真」とし), celle qui est en charge de la terre (chi地) comme la « garde » (tome留), et celle qui est en charge de l’homme (jin人) comme le « corps » (tai体) ; voilà (selon un schéma didactique de l’école d’ikébana ancien Nihon koryû ikebana 日本古流生け花) ce que représente la figure 12 :

17   Rappelons en passant que le sujet du logicien (ce dont il est question, S), c’est l’objet du physicien (ce que
l’on observe, S, et dont on recherche l’en-soi de la substance, S).
18 Comme on l’a vu aux § 10 et 16, l’interprétation mésologique du « litige » (Streit) terre/monde dans
L’Origine de l’œuvre d’art fait du monde (Welt) le prédicat P en tant que quoi est saisie la terre S. Heidegger
emploie, pour qualifier la terre (Erde), l’expression pour le moins obscure das Hervorkommend-Bergende, que
Brokmeier a rendue par « ce qui, ressortant, reprend en son sein », p. 49 dans l’édition Tel des Chemins qui ne
mènent nulle part. Dans la perspective mésologique, cela signifie que S « ad-vient » (kommt hervor), i.e. ek-sisteen tant que quelque chose (S/P), qui par la suite est « gardé » (geborgen), i.e. hypostasié en S’ dans la chaîne trajective de l’histoire.

 

Fig. 12 Schéma de kata. Source de l’image :
www.nihonkoryu.org/jp/school/seikanokihon/sansaigata3.html.
Légende revue selon le De planctu naturae : (shin 真) ciel = vérité = appositum = prédicat ; (tai 体) homme = corps = interprète = en tant que ; (tome 留) terre = garde = suppositum = sujet.

Selon les circonstances (les branches et les fleurs dont on dispose, le vase, le lieu, etc.), on combinera ces deux premières triades avec la troisième, celle du degré de liberté, « vrai-allant-herbe folle » (shin-gyô-sô 真行草). Du point de vue du De planctu naturae, cela ne joue pas dans le problème. Là où il y a problème, en revanche, c’est de savoir s’il y a plainte (planctus) de la part des fleurs, ou non. A priori oui, puisque tout de même, sous prétexte de les « faire vivre » (ikeru 生ける), on les tue (on les coupe). Encore faut-il qu’elles aient voix au chapitre, et qu’on sache les écouter… Or c’est là une éventualité qu’écarte le dualisme : les fleurs sont un objet que l’on regarde ou que l’on sent olfactivement, point barre. Pas question de les écouter ! Certes, mais aujourd’hui, le dualisme est largement frappé de péremption, et il arrive qu’on lise des articles intitulés non plus même « La voie des fleurs » (kadô 華道), mais « la voix des fleurs »20

20   SANO Yôko, « Ikébana. L’expression de la voix des fleurs », p. 65-80 dans A. BERQUE, A. de BIASE et Ph.BONNIN (dir.), L’Habiter dans sa poétique première. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, éditions Donner lieu, 2008. L’auteure était alors doctorante à l’EHESS. Sa sœur aînée, Sano Tamao 佐野玉緒, maître en ikébana, a exercé entre autres au Ginkakuji (le Pavillon d’argent 銀閣寺, Kyôto)

 

« Écouter les fleurs », cela se dit en japonais hana wo kiku 華を聞く. Notons que le verbe kiku, dont l’acception centrale est bien « entendre, écouter », en a plusieurs autres que n’ont pas ces deux verbes français ; parmi lesquelles « obéir ».

« Obéir » aux fleurs, c’est en somme tenir compte de ce qu’elles suggèrent – question de sensibilité générale21, pas spécialement d’ouïe. Traitant justement de ce thème, Sano Yôko rappelle d’abord qu’il est aussi ancien que l’ikébana lui-même, et qu’il en est indissociable22.

 

 

21    On se rapproche ici du propos de Ludovic DUHEM, « Thinking aesthetic reality », conférence donnée le 27
mai 2010 à l’American University of Paris au colloque Simondon Conference, où il est posé d’emblée que
« something called aesthetic reality exists and can be distinguished from reality in general ». Duhem a précisé
ses vues dans "Le réalisme des relations esthétiques. Prolonger Simondon" dans L'echo du réel, sous la direction
de Cyril Crignon, Wilfried Laforge et Pauline Nadrigny, éd. Mimesis, 2021.
22    Sano souligne qu’il est déjà présent dans le Sendensho 仙伝書 (« Tradition des Immortels »). L’auteur de
ce manuel d’art floral est inconnu. C’est le plus ancien de ceux qui existent de nos jours. D’après une annotation
faite à la dernière page du livre, il a été « donné à Fuami en [1445] ».

On possède la technique au prix de répétitions inlassables (keiko 稽古), visant à ce que « la pratique et la nature de l’artiste ne fassent plus qu’une»23; moyennant quoi, « il [l’artiste] arrive effectivement à ‘entendre’ la voix des fleurs. Il comprend que les fleurs disent leur beauté naturelle, et qu’elles demandent que celle-ci soit parachevée par une main qui sache relever leur nature propre »24. Cette compréhension exige que l’artiste ne considère pas la fleur comme
un objet isolé, mais comme un être vivant dans son environnement : « C’est la connaissance de la fleur dans son environnement qui permet à l’artiste de concrétiser symbiotiquement ce qu’il sent et ressent de la plante qu’il écoute et regarde. À ce stade, la nature de la plante n’est plus sauvage ; elle entre dans le processus créatif de l’artiste (…). Cela implique un échange empathique entre la fleur et l’artiste »25. Nous touchons ici au cœur même de l’ikébana en tant qu’art de « faire vivre » la fleur : « Le travail de l’artiste consistera donc à évoquer le milieu de vie de la plante par sa disposition, et en même temps à exprimer au mieux sa nature propre26. Par-delà, on peut imaginer que l’artiste est invité à réfléchir sur la Nature, sur la nature de la plante et sur sa façon d’exister en particulier. Il y verra peut-être que la plante tisse un rapport avec tous les éléments qui l’entourent, et qu’elle est aussi un élément de ce monde, à savoir la vie même »27.

23    Sano, art. cit. p. 73. Le mot keiko 稽古est employé exclusivement pour les arts traditionnels, y compris les
arts martiaux et le sumô. Pour un entraînement en général, on parlera de renshû 練習, et dans un sport moderne,
de torêningu トレーニング (training). Keiko 稽古 (cn jīgŭ) signifie littéralement « se conformer à l’ancien »,
et même, dans le sens qu’il a gardé en chinois, « faire des recherches sur l’Antiquité ».
24    Id., p. 74.
25    Id., p. 75.
26    Le passage qui précède dans l’article de Sano, p. 78, laisse comprendre qu’il s’agit de la nature propre de la
plante. Sano y a notamment discuté de la différence entre mizukara (qui « implique la volonté de l’acte ») et
onozukara (qui « s’applique à un événement qui se réalise naturellement, sans intervention de la volonté »). V. àce sujet plus haut, § 21.
27    Id., p. 78.

La vie des plantes implique naturellement le temps, les saisons. Voilà pourquoi l’ikébana emploie volontiers des fleurs à peine écloses, plutôt qu’épanouies : cela fait mieux sentir toute leur puissance de vie. On est là très loin de l’« arrêt sur objet28 » qui caractérise le POMC: « Pour exprimer une saison, on emploie des plantes de cette saison, avec quelques plantes de la saison précédente. Par ailleurs, il faut noter que l’utilisation principale des plantes de la saison précédente est effectivement chargée de signification symbolique, car elles sont appelées ‘fleurs mortes’ (shika 死花). Cela signifie qu’au printemps, les plantes hivernales ne doivent pas exister, étant déjà mortes en cette saison. Par contre, l’emploi des plantes de la saison suivante est appelé ikehana (生花), ‘les fleurs vives’, même si elle ne sont pas encore arrivées. Le cycle de la vie en cours est ainsi exprimé par la conjonction d’une saison vive et d’une morte »29.

 

Nous pouvons maintenant comprendre comment tuer des fleurs (en les coupant) peut aussi les faire vivre – et comprendre du même coup pourquoi la citation initiale de la présente section parlait de « découper, ouvrir, garder la nature dans un état désirable » – ; car l’ikébana, en l’affaire, joue un rôle paradigmatique, un rôle d’emblème de la médiance30 nippone : « La symbolisation florale du cycle vital s’insère dans la construction de la demeure de notre être31. En effet, l’essence de celui qui regarde les fleurs rend à celles-ci un sens particulier qui les fait vivre d’une vie propre. Elles ne sont plus une existence dans la nature, mais, après avoir été coupées de leur racine (ce qui signifie leur mort organique), elles entament leur deuxième vie, une vie culturelle et sociale qui leur est également consubstantielle »32. On ne saurait mieux illustrer l’être vers la vie (sei e no sonzai 生への存在 ) 33, et singulièrement ce Hervorkommen (l’ad-venir), l’ek-sistence vers une certaine vie qu’est au fond la réalité.

28    Sur ce thème, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, § 15 [le sigle POMC désigne le
paradigme occidental moderne classique, galiléo-cartésien (dit baconien-newtonien dans l’Anglosphère)].
29    Sano, id., p. 79 sq.
30    Sur ce terme, v. plus loin la section III.
31    Sano reprend ici une définition mésologique de l’écoumène.
32   Sano, id., p. 80.
33    Rappelons que Watsuji opposa ce concept au concept heideggérien de sein zum Tode (être vers la mort). V.
supra, § 17 dont fig. 2, et infra, chap. IX. Plus de commentaires à ce sujet dans ma traduction de Watsuji, Fûdo,
p. 27 sq..[La traduction du classique de Watsuji Fûdo (1935) par Augustin Berque avec le concours de Pauline
Couteau et de Kuroda Akinobu, Fûdo, le milieu humain, initialement parue en 2011, a été rééditée en poche par
le CNRS en 2023]. V. également A. BERQUE, « Médiance et être vers la vie », Ebisu. Études japonaises, n°40-
41, automne-été 2009, p. 17-29.

 

III. Être vers la vie

Watsuji , dans Fûdo, oppose l’« être vers la vie » (sei e no sonzai 生への 存在) à « l’être vers la mort » (sein zum Tode) du Dasein heideggérien, parce qu’il juge que celui-ci n’est au fond qu’un individu, alors que, dans sa réalité concrète, l’existence humaine est un tissu relationnel, ce qu’il appelle aidagara 間柄, comprenant nos relations avec autrui et avec les choses de notre milieu fûdo 風土, terme qui correspond à l’Umwelt uexküllienne pour les milieux humains34.

Watsuji en tire le concept de fûdosei 風土性, que j’ai rendu par médiance en tirant parti de la racine med du mot milieu. De même, je parle de « corps médial » au sens de l’aidagara watsujien. Notre corps médial (éco-techno-symbolique et collectif) se combine avec notre corps animal (organique
et individuel), formant ainsi la réalité d’un être humain.

Il va sans dire que ma terminologie s’inspire ici de la distinction établie par Leroi-Gourhan entre corps animal et corps social dans Le Geste et la parole35, dont je résumerai ainsi le propos : par la technique, l’environnement a été anthropisé en milieu humain ; par le symbole, l’environnement a été humanisé en milieu humain ; et par effet en retour du milieu sur le corps animal, il y a eu hominisation de celui-ci en corps humain. Toutefois, tandis que Leroi-Gourhan considère tout uniment comme une extériorisation le déploiement des systèmes techniques et symboliques à partir des fonctions du corps animal (les fonctions des ongles et des dents étant déployées par les galets aménagés, etc.),je considère que s’il y a bien extériorisation de ces fonctions par les systèmes techniques, il y a au contraire intériorisation par le symbole : la technique cosmise le corps animal, alors que le symbole somatise le monde (celui-ci étant présent dans notre cerveau sous forme de connexions neuronales). Sinon, il n’y aurait pas eu d’hominisation par effet en retour.

Ce processus de va-et-vient créateur entre le monde et le corps, autrement dit cette cosmosomatisation, c’est ce que j’appelle trajection36. C’est ce qui se passe entre la Terre de Galilée (qui se meut, che si muove) et la Terre de Husserl (qui ne se meut pas, die bewegt sich nicht). Autrement dit, c’est ce qui se passe
entre le physique et le phénoménal, le donné environnemental (l’Umgebung d’Uexküll, le shizen kankyô 自然環境 de Watsuji) et le milieu (l’Umwelt d’Uexküll, le fûdo 風土 de Watsuji). On pourrait donc aussi définir la trajection comme l’apparaître du phénomène.

34    Pour les milieux vivants en général, le japonais traduit Umwelt par kansekai 環世界.
35    Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
36    C’est dans Le Sauvage et l’artifice (1986, op. cit.), à propos du milieu nippon, que j’ai pour la première fois
employé ce terme, ainsi que son dérivé trajectif ; mais contrairement à ce que je croyais à l’époque, ce n’était pas
un néologisme. Ce terme existait déjà en rhétorique, mais dans une acception sans rapport avec le présent
propos. Je l’ai peu après traduit en japonais par tsûtai 通態 en tirant parti de la lecture kayou通うde tsû 通,
laquelle signifie « aller et venir » (ici entre l’objectif et le subjectif), tai 態 (état) pour sa part étant emprunté à
seitaigaku 生態学, l’écologie (littéralement « étude 学 de l’état 態de la vie 生»),  mot qui a été créé pour
traduire l’allemand Ökologie en 1895).

 

IV. Quant aux monts et aux eaux…

Dans Insaisissable vivant, Anne Beyaert-Geslin s’intéresse notamment à la peinture, et analyse en particulier une œuvre de Chaïm Soutine37, Paysage avec personnage (reproduit p. 42). J’ajouterais à cette savante analyse que l’œil est invité à entrer dans cette image par le côté gauche, qui est plus ouvert et plus clair que le côté droit, et à aller ainsi de gauche à droite, ce qui est le sens de notre écriture (du moins latine ou cyrillique) ainsi que, source de vie, celui du cours du soleil dans l’hémisphère nord.

 

Vu la question, on ne peut pas ne pas penser au peintre Zong Bing 宗炳 (Zong Shaowen 宗少文 de son nom de pinceau, 375-443), l’auteur d’Introduction à la peinture de paysage (Hua shanshui xu 畫山水序), qu’il écrivit vers 440 et qui est le premier traité du paysage dans l’histoire humaine. Il y est posé dès les premières lignes que « Quant aux monts et aux eaux, tout en ayant substance, ils tendent vers l’esprit » (Zhì yú shān shŭi, zhì yŏu ér qù líng 至於山水、質有而趣靈)38. Autrement dit, le paysage, ce n’est pas seulement ce que sont en soi, dans le simple topos de leur forme matérielle, les « monts et rivières » (shān shŭi 山水, en deux mots) ; cela va au delà, et « tend » (qù 趣) – ek-siste – vers l’esprit (líng靈), devenant ainsi paysage (shānshŭi 山水, en un seul mot).

 

 

Le sinogramme趣 combine走 (courir) et取 (prendre). Il signifie donc étymologiquement « courir prendre ». L’aphorisme de Zong Bing, anticipant le concept de trajection, signifie ainsi littéralement que le physique (les monts et les eaux, i.e. le donné environnemental) « court prendre » le sens que lui confère notre existence : le phénoménal ; à savoir, en l’occurrence, le sens de paysage. Ce n’est pas tout. Le même Zong Bing est aussi connu pour avoir, devenu vieux, peint sur les murs de sa chambre les paysages qu’il avait aimés dans sa jeunesse, mais qu’il ne pouvait plus aller voir. Traversant les mers et les frontières des arts, cette histoire est devenue au Japon un adage qui a régenté la poésie pendant des siècles : « sans y aller, le poète connaît les beaux sites » (kajin wa inagara ni shite meisho o shiru 歌人は居ながらにして名所を知る ) ; car il lui suffit pour cela d’en énoncer les toponymes paradigmatiques (Yoshino pour les fleurs de cerisier, Tatta pour les feuillages d’automne, etc.).

C’est justement cette tradition que révolutionna Bashô (1644-1694) en y allant, lui, de ses propres pieds ; d’où sa vie d’itinérance.

37     Хаим Соломонович Сутин, en yiddish חײם סוטין, né en 1893 ou 1894 dans le village de Smilovitchi (Empire
russe) et mort à Paris le 9 août 1943. Relèvera-t-on en passant que Chaïm, en yiddish חײם, signifiant « vie », a la
même étymologie que l’arabe hayat حياة) ), et que de cette racine commune vient aussi le nom d’Ève?
38    Texte reproduit dans PAN Yungao (dir.), Han Wei Liu-Chao shuhualun (Traités de peinture des Han, Wei et
des Six Dynasties), Changsha, Hunan Meishu Chubanshe, 1999, p. 288.

Si l’on en croit cette tradition, l’image picturale aurait suffi à Zong Bing pour revivre les paysages aimés, et le toponyme suffi à la poétique japonaise pour susciter les paysages des lieux renommés (meisho 名所) 39. Il va sans dire que, dans le cadre du POMC, de telles choses sont impensables. Objectivement, Zong Bing ou le poète nippon restent dans leur chambre. Pour concevoir ces choses – ces réalités (S/P, S en tant que P) –, il faut donc soit récuser, soit dépasser le POMC.

 

V. Dépasser le POMC  (Paradigme Occidental Moderne Classique)

Le « dépassement de la modernité » (kindai no chôkoku 近代の超克) fut un thème philosophique et politique majeur au Japon dans les années trente et quarante du siècle passé 40. Invoqué notamment par l’école de Kyôto (Kyôto gakuha 京都学派), il était centré sur la pensée de Nishida Kitarô 西田幾多郎 (1870-1945). Celui-ci, récusant la logique de l’identité du sujet qui a dominé la pensée occidentale depuis Aristote, mettait au contraire en avant, sous le nom de « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理), une logique de l’identité du prédicat, laquelle, dans la lignée du vide bouddhique (kû 空), absolutisait le néant (mu 無). Le régime impérial étant assimilé à ce « néant absolu » (zettai mu 絶対無), un « il n’y a rien » pouvant donc recevoir toutes les nations de la Terre41, cette doctrine, qui revenait en somme à un ethnocentrisme absolu, dotait à point nommé l’ultranationalisme ambiant d’un fondement philosophique. Les tenants de l’école de Kyôto furent donc destitués après la défaite de 1945, et la philosophie de Nishida connut une traversée du désert avant de revenir au premier plan dans les années quatre-vingt. Nishida lui-même était mort peu avant Hiroshima.

L’idéologie du « dépassement de la modernité » était avant tout une revanche – y compris par la guerre – de l’identité japonaise devant l’hégémonie du modèle occidental ; mais ce fut aussi la première remise en cause générale du POMC, à un moment où, en Occident même, celui-ci se voyait contesté dans son dogme le plus fondamental : le dualisme, cela dans tous les domaines et jusque dans la science reine : la physique. De ce qui se passa dans ces années-là, Werner Heisenberg devait un peu plus tard tirer la conclusion suivante 42:

« S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »43 .

39    Sur ce thème, v. la thèse de Jacqueline PIGEOT, Michiyuki-bun : poétique de l'itinéraire dans la littérature du Japon ancien, Paris, Maisonneuve et Larose, 1982. 40 V. Augustin BERQUE (dir.), Le dépassement de la modernité, hier et aujourd’hui, Bruxelles, Ousia, 2000., 2
vol.
41    D’où le slogan militariste hakkô ichiu 八紘一宇 (cn bahong yiyu, le monde entier sous un même toit).
42    Je copie ci-après un passage de mon Recouvrance, op.cit., p. 86-88.
43    Werner HEISENBERG, La Nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik,
1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.

Autrement dit, ce n’est pas à l’en-soi de l’objet S que la science donne accès, mais à la chose S/P qui est cela en tant que quoi S va ek-sister hors du dispositif expérimental I, lequel permettra d’interpréter S en tant que quelque chose (S/P). Par exemple, selon I ou I’, une même particule S va exister soit en tant que corpuscule S/P, soit en tant qu’onde S/P’ (§ 10). Ce sera en principe (virtuellement) toujours le même objet (S), mais en pratique (actuellement) toujours autre chose (S/P ou S/P’, etc.).

Ainsi, comme l’a détaillé Bernard d’Espagnat (1921-2015)44, ce à quoi la physique peut nous donner accès, ce n’est pas au Réel, mais seulement au réel voilé d’une réalité toujours empirique. Autrement dit, non pas à l’en-soi de l’objet lui-même (S), mais toujours à des choses (S/P)45 .

De même, comme l’illustre l’exemple fameux du chat de Schrödinger, à la fois vivant et mort, si l’intrication quantique avant décohérence – autrement dit le virtuel avant l’actuel – dépasse radicalement le principe du tiers exclu, elle relève clairement de la totipotence du tiers et du quart lemmes46 : avant sa trajection en une certaine chose (S/P) par le dispositif de l’expérience (I), le « chat » (S) peut effectivement être à la fois vivant et mort, à la fois A et non-A.

Or, dans les sciences de la vie, Uexküll ne disait pas autre chose lorsqu’il prouva expérimentalement qu’un même objet, selon tel ou tel animal, n’existe jamais que selon un certain « ton » (Ton) propre à son espèce, c’est-à-dire en tant que quelque chose de spécifique à l’animal en question. Il va sans dire que cette « tonation » (Tönung) d’un même objet en tant que diverses choses n’est autre que la trajection de S en tant que P par I ;
trajection qui, à partir du donné environnemental (Umgebung : S), fait concrètement exister la réalité d’un milieu vivant (Umwelt : S/P). Encore une fois (v. plus haut, § 1 et 10), il serait dérisoirement dualiste de
ne voir là que différents points de vue sur une même chose ; car, dans une mouvance indéfinie, de cette trajection dépend toute l’histoire naturelle, chaque espèce évoluant en fonction de ce qu’est pour elle la réalité de son milieu, et réciproquement – vision qui remet radicalement en cause ce dogme du darwinisme qu’est la sélection naturelle.

 

Ce n’est jamais à des objets (S) que les êtres vivants ont affaire, c’est toujours à des choses (S/P), qui sont fonctions d’eux-mêmes ; et, en fonction de leur propre évolution, ces êtres évoluent en chaînes trajectives où, s’agissant de la subjectité du vivant – i.e. de son être-sujet dans son propre milieu, non pas d’un être-objet dans l’abstraction d’un environnement universel –, la réalité tient ternairement du motif (S-I-P) plutôt que binairement de la cause (S produisant S’).

44    Bernard d’ESPAGNAT, Traité de physique et de philosophie, Fayard, 2002.
45    Les philosophes ne manqueront pas de penser à la proposition 3.23 du Tractatus logico-philosophicus de
Wittgenstein : Ein Satz kann nur sagen, wie ein Ding ist, nicht was es ist (Une phrase peut seulement dire
comment est une chose, pas ce qu’elle est).
46    V. à ce sujet YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (1974), trad. par Augustin Berque avec le concours de
Romaric Jannel Logos et lemme. Pensée occidentale, pensée orientale, Paris, CNRS, 2020. Yamauchi innove en
mettant le tétralemme dans l’ordre suivant : 1. A ; 2. non-A ; 3. ni A ni non-A ; 4. et A et non-A, le 3 e lemme (la
bi-négation) devenant ainsi le moyeu du tétralemme et faisant de l’ensemble un véritable raisonnement menant à
tous les possibles, tandis que l’ordre traditionnel, plaçant la binégation en 4 e position, est une simple
énumération qui ne mène littéralement à rien.

 

Tout cela concourt à faire de l’évolution non pas un processus cadré par les deux bornes simplistes du hasard (la mutation : A) et de la nécessité (la sélection : non-A), mais une histoire complexe actualisant au fur et à mesure,
casuellement (épigénétiquement) mais en fonction de son propre cours, la totipotence (tiers et quart lemme : ni A ni non-A, d’où à la fois A et non-A) de sa contingence existentielle (ek-sistentielle)47.

Cela vaut en particulier pour ce qui fut l’émergence de notre propre espèce. La thèse fameuse de Leroi-Gourhan (1911-1986) à cet égard48 peut en effet se résumer, comme on l’a vu, en une triple trajection : par la technique, il y eut anthropisation de l’environnement (S) en un milieu humain (S/P) ; par le symbole, il y eut humanisation de l’environnement (S) en un milieu humain (S/P) ; et, par l’effet en retour du milieu sur l’existence – l’effet en retour de la chôra sur la genesis (§ 12)49– il y eut hominisation de l’animal (I) en humain (I’).

47    C’est la thèse que j’ai développée dans Poétique de la Terre, op. cit..
48    André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, op. cit..
49    Recouvrance (op. cit.), poursuivant le propos d’Ḗcoumène (op. cit.), renvoie ici au Timée de Platon, qui pose
que la χώρα est à la fois l’empreinte (έκμαγεΐον) et la matrice (μήτηρ) du devenir (γένεσις), i. e. de l’existence.
Je vois donc dans la χώρα l’ancêtre de la notion de milieu, comme je l’ai précisé dans « La chôra chez Platon »,
p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La
Découverte, 2012, 316 p.

 

VI. Le sens des fleuves de la vie

Pour ce que nous en savons aujourd’hui, la vie sur Terre a ainsi tendu dans un certain sens, allant de planète (système physico-chimique) en biosphère (système écologique) et – pour ce qui nous concerne, nous autres genre humain – en écoumène (système éco-techno-symbolique), concurremment avec les millions de cours des millions de milieux (Umwelten) créés par les millions d’espèces contemporaines de la nôtre à partir de cette matière première : le donné environnemental (l’Umgebung universelle de la biosphère). Pour s’en tenir ne serait-ce qu’à l’écoumène (l’ensemble des milieux humains), un enseignement se dégage de cette évolution : l’être se crée en créant son milieu50

50    Cet apophtegme, avec sa traduction en grec classique (corrigée par un helléniste) comme patte blanche
philosophique, figure sur la 4 e de couverture de mon Dryades et ptérodactyles de la Haute Lande, dessins et
légendes, Paris, Non-Agir, 2021.

 

VII. La vie de l’image comme un effet de souffle écouménal

Cette cosmosomatisation du vivant dans son milieu implique, pour ce qui est de l’écoumène, ce que j’appelle le souffle écouménal : un souffle ambivalent, à la fois vital et cosmique, donc à la fois A et non-A. C’est ce souffle écouménal qui, nous rendant la Terre habitable du fait même que nous l’habitons, éco-techno-symboliquement – trajectivement – nous permet d’y vivre.

Une telle chose que ledit souffle est impensable dans le cadre du POMC, mais elle est analogue à ce que la tradition chinoise appelle le qi 氣 (sinogramme aujourd’hui simplifié en气51, et lu ki en japonais, gi en coréen).

Glissons ici l’hypothèse que la principale des raisons pour lesquelles ce n’est pas en Chine qu’est apparu le paradigme de la modernité (lequel aura donc été le POMC), alors que, on le sait, la civilisation chinoise a longtemps été en avance sur celle de l’Europe, ce serait parce qu’elle a misé sur le qi, autrement dit sur l’ambivalence de la relation écouménale, au lieu de la forclore par le dualisme. Cette notion de qi a gouverné la cosmologie et la médecine chinoises traditionnelles, notamment dans la géomancie (fengshui 風水) et dans
l’acupuncture (zhenjiu 鍼灸). Or si les effets de cette dernière sont généralement reconnus par la médecine moderne (née du POMC), particulièrement en Asie orientale, toute personne vivante étant manifestement psycho-somatique (« corps et âme », comme on dit)52 , en revanche, le fengshui a été proscrit comme superstition (mixin 迷信) par le maoïsme. Pourquoi cette différence53  ?

Essentiellement parce que le qi échappe à la mesure physique, cette pierre de touche du POMC. Ce n’est pas une « réalité objective », un objet
(S) saisissable dans la binarité du dualisme. Or l’écoumène, ensemble des milieux humains, étant éco-techno-symbolique, dans le souffle écouménal joue nécessairement le démesurable54 du symbole (où A est en même temps non-A, et n’obéit donc pas au principe du tiers exclu).
Poursuivons ledit souffle sur le terrain de l’art  : alors que, voici près d’un siècle, la thèse classique de Panofsky55 avait montré que l’invention de la perspective, en plaçant l’œil de l’observateur en dehors de la scène représentée, préfigurait le dualisme sujet-objet, l’art dit moderne, au XX e siècle, a défait ce dispositif, et corrélativement symbolisé la trajection de la vie subjective dans l’image elle-même.
Il va de soi qu’une telle hypothèse, dans le cadre du POMC, ne peut qu’être forclose ; mais justement ce cadre, qui après cinq siècles de mise en œuvre (ἐνέργεια), a fini par déclancher la VI e extinction de la vie sur Terre, n’a- t-il pas, de lui-même, rendu manifestes ses limites – ce sont bien celles de l’être vers la mort –, et l’obligation où nous sommes de les dépasser ? La nature quant à elle, dans sa trajection indéfinie, sera toujours à naître : natura natura semper !

51    La simplification japonaise est différente : 気.
52    Certes, l’entreprise scientiste se poursuit, réduisant le psychique au biologique et le biologique au physique ;
mais on touche ici au mystère des origines, car, en vertu d’un fameux théorème de de Kurt Gödel, une théorie
logiquement cohérente ne peut démontrer sa propre cohérence (ce qui est donc le cas du cadre propositionnel du
POMC).
53    Détails sur cette question dans mon article « Pourquoi cette vogue du fengshui au XXI e siècle ? » p. 149-168
dans Jean-Jacques WUNENBURGER et Valentina TIRLONI, dir., Esthétiques de l’espace. Occident et Orient,
Paris, Mimesis, 2010.
54    J’emprunte ce terme au paysagiste Bernard Lassus.
55    Erwin PANOFSKY, Die Perspektive als symbolische Form, 1927, trad. de l’anglais sous la dir. de Guy
Ballangé La Perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, Minuit, 1976.

 

            Augustin Berque

                            Palaiseau, 27 août 2024.

 

 

* Géographe et orientaliste, Augustin Berque (1942-) est directeur d’études à l’EHESS retraité. Membre de l’Academia europaea, il a été en 2009 le premier Occidental à recevoir le grand prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie (福岡ア ジア文化賞大賞) , et a reçu en 2018 le prix Cosmos international.

Parmi ses livres : Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000 (poche 2009) ; Histoire de l’habitat idéal, d’Orient en Occident, Paris, Le Félin, 2010, 2 e éd. 2022 ; Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014 ; Dryades et ptérodactyles de la Haute Lande, dessins et légendes, Paris, Non-Agir, 2021 ; Recouvrance. Retour à la terre et cosmicité en Asie orientale, Bastia, Ḗoliennes, 2022 .

 

* 2ème conférence inaugurale. Congrès de l’Association française de sémiotique (AFS)
Thème du congrès : Le vivant comme effet de sens. Université de Bordeaux Montaigne, 28-30 août 2024

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