//François Jullien : L’écart

François Jullien : L’écart

By | 2021-05-30T07:54:07+02:00 7 décembre 2017|Littérature|0 Comments

Thème du tiers inclus:  François Jullien convoque  la notion d’écart, (déjà rencontrée chez Pierre Legendre), retrouvée dans la diversité culturelle, non pas pour isoler les cultures, mais pour détacher la pensée de ce qu’elle considère comme évidence de part et d’autre. L’écart met sous tension ce qu’il a séparé et le découvre l’un par l’autre, le réfléchit l’un dans l’autre.

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« A l’opposé du Saint, le sage ouvre une voie » : à la plainte d’une existence se désolant du mal et aspirant à sa délivrance, le sage répond que l’un ne va pas sans l’autre et que, comme on le dit, « il faut de tout pour faire un monde » [1]

Si le manichéen radicalise le mal au point d’en faire un principe propre, moteur de l’histoire parce qu’adverse du bien, et aussi consistant que lui, le stoïcien, à l’inverse, travaillera à faire apparaître à l’orée de ce mal, une positivité cachée, le doublant et le compensant, et lui découvrant qu’il est légitime; par conséquent de traiter celui-ci non plus en mal, mais en simple négatif, puisque recelant son envers ou son inséparable contrepartie, ceux-ci l’intégrant dans une logique d’ensemble et donc appelant à le dépasser.[2]

Si le stoïcien traite le mal en négatif, c’est qu’il le considère comme accompagnant nécessairement le positif, tout contraire impliquant logiquement son contraire, le bien suffit à expliquer le mal et la vertu le vice; en fonction de cette affinité des contraires. François Jullien souligne que bien des traits stoïciens se retrouvent dans la pensée chinoise, notamment dans son versant confucéen…

La difficulté à penser la transformation vient de ce qu’elle ne relève pas de «  l’être ». La transition fait « trou » dans la pensée européenne, la réduisant au silence. A preuve, dit François Jullien, ce qu’en dit Platon à propos de l’Un du Parménide : comment puis-je passer du non être à l’être, de l’immobilité à la mobilité ? Soit je suis assis, soit je marche. Platon s’en tient à une séparation étanche des deux temps, de l’avant et de l’après. Aristote n’est pas mieux en mesure de penser le statut de  « l’entre. »

Dans « la Physique » d’Aristote, celui-ci précise que la note médiane est grave par rapport à la haute et aigue par rapport à la basse, que le gris est noir par rapport au blanc et blanc par rapport au noir. L’entre n’existe pas en lui-même mais est reconduit dans un statut d’extrême en servant à nouveau de contraire à l’un ou à l’autre opposé.

 

Comme chez Platon, ce qui retient Aristote de penser « l’entre » en tant qu’ « entre » est que défaille en l’entre ce qui fait « être »…

En chinois la traduction de « transition » se dirait « modification-continuation » : bian tong,- chacun de ces deux termes marquant la condition de l’autre, comme les saisons qui n’ont jamais cessé d’inspirer la pensée chinoise. De même le mot « vide », « er », dans « bian er tang » peut signifier à la fois « mais » ou « de sorte que ».

La conjonction « er » qui lie les deux mots comporte en elle-même la contradiction, l’énergie investie dans le procès des choses. Cette constatation très Lupascienne est caractéristique de la pensée chinoise, de l’approche de la notion de transition: la transition, en chinois rompt en même temps qu’elle promeut la continuation.[3]… Elle est également très Berquienne en rejoignant sa conception de la réalité s=S/P, ( sujet/prédicat) où c’est bien le va-et-vient (cosmisation/somatisation) de la trajection, où il n’y a pas seulement assomption de S en P, mais aussi hypostase (substantialisation) de P en S’, et ainsi de suite qui définit et contient la dynamique du devenir de ce que Augustin Berque définit comme réalité.

 

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 Ce mouvement réflexif est qualifié de co-suscitation ou de trajectivité dans la pensée d’A. Berque. Il correspond chez Lupasco aux infinis degrés d’actualisation ou de potentialisation des polarités que comporte l’état T, chaque état intermédiaire de cette transition contenant en lui-même une dynamique s’actualisant conjointe à sa dynamique antagoniste se potentialisant. Chaque degré étant défini par trois paramètres: l’actualisation, la potentialisation et le quantum d’antagonisme.

           

Le « er » de la transition chinoise reflète cette contenance et ce dynamisme réflexif nommés « Transfinition » chez Lupasco. (logique dynamique du contradictoire et sa polyvalence tripolaire transfinie)

 

François Jullien évoque la notion d’écart, (déjà rencontrée chez Legendre), retrouvée dans la diversité culturelle, non pas pour isoler les cultures, mais pour détacher la pensée de ce qu’elle considère comme évidence de part et d’autre. L’écart met sous tension ce qu’il a séparé et le découvre l’un par l’autre, le réfléchit l’un dans l’autre.

L’écart est une ressource alors que la différence renvoie à l’identité comme à son contraire et les isole. L’écart dit François Jullien : « détache la pensée de ce qu’elle prend pour de l’évidence et lui procure des biais pour rompre l’enlisement et se redéployer. »

 

La peinture de Magritte nous a, dans un autre article,  montré comment rompre l’enlisement et nous détacher de l’évidence, de l’attendu pour mieux nous révéler l’écart. Elle manifeste ce mystère de l’écart, tiers inclus paradoxal, mystère revisité d’une logique entendue.

 

François Jullien nous renvoie à la notion de dynamique intrinsèque du tiers inclus, chère à Lupasco, et non celle résultante de deux identités : la pensée est détachée de l’évidence, elle ne résulte pas mais trouve en elle-même.

Il poursuit « Que la pensée grecque se soit articulée dans la langue de l’être lui a permis de déployer l’exigence de la détermination – logos-, permettant de s’abstraire et de produire du « vrai », et par suite de construire indéfiniment cette pensée, cette exigence que mettent à profit la science et la philosophie ».

 

« Mais du même coup, elle s’est privée de fécondité inverse, recouverte ou délaissée, lui permettant d’appréhender l’indéterminable du passage ou de la transition ».[4]

 

« C’est l’indifférenciation qui permet à la pensée chinoise, ne s’exprimant pas dans le langage de l’être, de prêter attention à ce que l’on regarde mais que l’on ne perçoit pas, à ce que l’on écoute mais que l’on entend pas, à ce stade où le sensible se résorbe, se dé-spécifie, sans pour autant verser dans la métaphysique, stade en amont des délimitations, des définitions, en amont du déterminisme que les taoïstes nomment précisément le Tao, la voie où tout trait délimité est extrait, celui dont la configuration est sans configuration, est-il dit dans le Laozi. Nous passons de l’ontologique au taoïque. La pensée chinoise ne songe pas à sous entendre de troisième terme, qui serait substrat-sujet du changement. N’abordant pas le réel en termes d’ « être », et par suite de « substance », qui comme telle ne saurait être constituée par des contraires. En témoigne à titre d’exemple parmi bien d’autres, le mot « Paysage », en chinois « shanshui », « shanchuan » traduit mot à mot par « montagne-eau ». Alors que les occidentaux ont besoin de la détermination pour concevoir la transition, côté chinois, le dispositif énonciatif est entièrement conçu pour déjouer ce mode prédicatif, en quoi il est inventif et résiste à la traduction en nos langues. Dès lors qu’on le rend en langue européenne, on re-prédicative aussitôt la phrase et ré-essentialise le tao (de là l’interprétation mystique que les occidentaux font fatalement de ce Tao du taoïsme). Les occidentaux sont réduits à supposer un support-substrat du changement dont n’arrive pas à se débarrasser la métaphysique, incapable de percevoir parce que morcelée, l’essentielle continuité de la vie. »

 

Il rejoint ainsi la pensée de Tolstoï utilisant une métaphore mathématique dans son analyse la continuité de l’histoire : « C’est seulement en prenant pour objet d’observation une unité infiniment petite – la différentielle de l’histoire- (au sens mathématique), c’est-à-dire les aspirations communes des hommes, et en apprenant l’art de l’intégrer (taire la somme de ces infinitésimaux) que nous pouvons espérer saisir les lois de l’histoire »

 

Les grecs ont pris une option considérable sur la pensée, poursuit Jullien, par l’idéal du Logos, comme le prône Aristote, qui permet d’éliminer l’indétermination et l’ambiguïté de façon à rendre la pensée plus claire. Sous la pression de ces contraintes, le phénomène de transition échappe.

 

Platon tente de desserrer la contrainte en articulant les déterminations selon la nature. Il emploie alors les termes : «Devenant, faisant et disparaissant et s’altérant »[5]. Dès lors qu’on fixerait tant soit peu quelque chose par le logos, on est si facile à confondre, dit Platon. » Platon n’en sous entend pas moins sous ces participes présents, un référent nominal auxquels ils renvoient[6].

 

Nuance donc entre pensée grecque, Aristotélicienne ou Platonicienne, distinguée comme nous l’avons vue dans d’autres domaines, et pensée chinoise, par l’inclusion de la dynamique engendrée par l’écart. Qu’il s’agisse d’écart temporel, de l’écoulement du temps, que F. Jullien décrit dans les transformations silencieuses. L’approche occidentale influencée par la pensée grecque se distingue de la pensée chinoise plus proche de celle du tiers inclus, Lupascienne, retrouvée dans nombre d’autres domaines.

 

[1] François Jullien, Du mal, du négatif, Collection essais, Collection Point, p 24

[2] François Jullien, Du mal, du négatif, Collection essais, Collection Point, p 29

[3] François Jullien, les transformations silencieuses, Bibio essais, le livre de poche, p 28

[4] François Jullien, les transformations silencieuses, Bibio essais, le livre de poche, p 33

[5] Théétète, 157 b.

[6] François Jullien, les transformations silencieuses, Bibio essais, le livre de poche, p 47

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