///Fragonard. « Le baiser à la dérobée » – « Le Verrou »

Fragonard. « Le baiser à la dérobée » – « Le Verrou »

By | 2019-03-15T13:59:44+01:00 20 décembre 2017|Peinture|0 Comments

Thème du tiers inclus: L’érotisation du plaisir dérobé, tiers inclus de l’opposition entre deux univers, deux attitudes que disent la posture, le visage de cette jeune fille, divisée entre l’attrait du fruit défendu et le respect de la morale. Cette opposition « interdit » / « autorisé » permet l’émanation d’un tiers d’une nature différente, celle de « l’excitation érotique ». La juxtaposition de ces deux éléments, dés-absolutise et l’un et l’autre, et crée une troisième valeur : l’excitation. L’interdit génère l’excitation par le risque de se voir confondu, c’est la présence de cette porte ouverte sur le salon de la société conventionnelle et dite convenable qui en est l’origine. cette porte ouverte permettant la survenue impromptue d’une personne de l’autre monde, celui d’à côté, le monde « convenable ». Le baiser n’est « Baiser à la dérobée » que par la présence de cette porte ouverte, faute de quoi il ne serait qu’un baiser. Le salon où la bonne société joue aux cartes, lui aussi, qu’un intérêt mineur si la scène du baiser n’existait pas. C’est la conjonction des deux scènes qui permet l’émanation du tiers inclus: l’excitation naît de l’interdit ainsi construit par la co-suscitation des deux contextes. L’écharpe qui relie ces deux mondes est là pour souligner cette juxtaposition ; peut être nous dire que la jeune femme vient précisément de ce salon, et qu’elle appartient probablement à ce monde dont elle s’extrait furtivement, provisoirement. Ce qui renforce l’interdit et accroit l’excitation engendrée.

Le peintre

Après une formation auprès des peintres Jean-Siméon Chardin et François Boucher, l’obtention du Prix de Rome en 1752, Fragonard poursuit son apprentissage en Italie. A son retour en France, l’État lui commande des œuvres et lui octroie un atelier au Louvre. Il abandonne néanmoins cette carrière académique, au profit de l’exécution de tableaux de cabinet pour une clientèle de riches amateurs. Une œuvre, au final, très riche, où se distinguent notamment les scènes galantes, telles que Le Verrou, contribuant ainsi à donner au dix-huitième l’image d’un siècle libertin.

I.  Le baiser à la dérobée (Fragonard)

1.1. Le motif du baiser

Le motif du baiser, parce qu’il est subversif en ce qu’il rend poreuses les classes sociales, a déterminé le choix de cette toile de Jean-Honoré Fragonard, illustrant la légèreté badine de cette pièce voire le libertinage du XVIIIème siècle, en même temps qu’une subversion de la morale.

 

 

 

 

 


1.2. Le trajet du regard :  
Le point de vue du spectateur se situe d’abord au niveau du visage des deux amants

  1. Le regard est tout d’abord attiré par le baiser
  2. Suivant le bras de la couturière puis la châle sur la diagonale descendante de gauche à droite
  3. Le spectateur découvre la porte entrouverte et la menace qui plane

1.3.  Le tableau

Un jeune homme, dans l’encadrement d’une porte, attire à lui une jeune fille pour lui dérober un baiser… que cette dernière semble bien être venue chercher !

1.4.  La composition

Le jeu des diagonales sépare assez nettement le tableau en deux. Toutefois, ce sont surtout les verticales des deux portes qui, non seulement re-cadrent le tableau sur l’action principale, le jeu amoureux entre les deux personnages principaux ; mais permettent de saisir la mise en place, à droite, d’un arrière-plan, constitué d’un salon, où deux femmes assises jouent aux cartes. Un homme, avec une perruque, se tient debout à leur côté. En revenant à la gauche du tableau, les deux médianes, horizontale et verticale, permettent de resserrer l’action principale, le baiser, dans le rectangle supérieur gauche et dont le pendant, si nous suivons la médiane horizontale, qui relie les mains des amoureux, serait, avec le même effet de rétrécissement dû à l’arête de la porte, le portrait de groupe esquissé dans le rectangle inférieur droit : deux portraits de groupe ou deux tableaux en un et, sans doute, une mise en abîme avec le tondo. Ce tondo pourrait être une bergerie (une pastorale quelque peu licencieuse), comme c’était l’usage à l’époque. Ce qui renforcerait la mise en abyme, surtout qu’elle pourrait alors être l’œuvre de Jean-Honoré Fragonard.

1.5.  L’interprétation

Deux portraits de groupe répartis en deux espaces de jeux, l’un amoureux, l’autre social : au premier plan, l’antichambre où se déroule la scène galante, en arrière-plan, le salon où se joue une partie de carte, opposant ainsi deux climats, l’un libertin, l’autre convenable.

Les relie, une vaporeuse écharpe verte – la couleur de l’amour naissant (Associé au sentiment amoureux, le vert apparaît ainsi comme la couleur de la jeunesse, de l’impatience des corps et des intermittences du cœur[1]), car elle déborde légèrement sur l’arête de la porte de droite, visible en transparence.

Non seulement elle guide l’œil du spectateur vers le salon mais elle permet de retracer le parcours de la jeune fille, qui a pris le prétexte d’aller quérir cette écharpe, qu’elle tient à la main, afin de s’échapper, un bref instant, de ce salon pour aller rejoindre son amoureux.

Le corps, penché vers ce baiser, reposant uniquement sur la jambe droite fléchie indique la vivacité du mouvement de la demoiselle, ce que confirment le pli de la robe au niveau du genou, l’étrange position du bras droit replié et l’extension de la jambe gauche, avec cette chaussure qui ne touche le sol que du bout du pied. Elle est ainsi obligée de se reposer sur l’épaule du jeune homme pour ne pas perdre l’équilibre.

Ce net déséquilibre peut être lu comme une préfiguration d’une chute vers des débats amoureux plus osés. Le jeune homme, s’il la soutient, en profite d’ailleurs pour la retenir : son pied est posé sur le bas de la robe, et ses mains tiennent fermement le poignet de l’aimée. Il est donc sur le mode de l’attente empressée, tandis que le personnage féminin est sur celui du passage et de la tension.

Cette tension est perceptible, non seulement, dans ce déséquilibre, qui dit l’urgence de la situation, mais aussi dans la diagonale qui dit le dilemme de cette jeune fille. Elle souligne le regard, tourné vers le salon et quelque peu effrayé de l’audace dont elle fait preuve. Elle suit ensuite le bras tendu et la main tenant l’écharpe, la reliant ainsi à l’univers convenable du salon, alors que la médiane horizontale, qui lie les mains des amoureux, la rattache au deuxième espace galant… et fortement érotisé.

Le regard du spectateur est conduit du genou droit, le point le plus lumineux, au jeu des mains, puis vers le baiser avant de redescendre vers le décolleté pour suivre, enfin, la diagonale qui, au bout du châle, l’amène vers le salon. En outre, avec l’effet de clair-obscur, qui souligne l’intimité des personnages, tout un jeu de plis – ceux des vêtements, des tentures aux couleurs chaudes – et de courbes érotisent cette scène : les rondeurs féminines, le tondo, le fauteuil, le tapis, le guéridon… dont le tiroir entrouvert, à lier à la bouche entrouverte de la jeune fille, laisse supposer encore plus d’audace libertine.

Le spectateur complice surprend le désir amoureux d’un entre-deux portes, désir interdit majoré, volé dans un court intervalle d’espace et de temps.

L’érotisation du plaisir dérobé, tiers inclus de l’opposition entre deux univers, deux attitudes que disent la posture, le visage de cette jeune fille, divisée entre l’attrait du fruit défendu et le respect de la morale. Cette opposition « interdit » Û « autorisé » permet l’émanation d’un tiers d’une nature différente, celle de « l’excitation érotique ». La juxtaposition de ces deux éléments, dés-absolutise et l’un et l’autre, et crée une troisième valeur : l’excitation. L’interdit génère l’excitation par le risque de se voir confondu, c’est la présence de cette porte ouverte sur le salon de la société conventionnelle et dite convenable qui en est l’origine. cette porte ouverte permettant la survenue impromptue d’une personne de l’autre monde, celui d’à côté, le monde « convenable ».

Le baiser n’est « Baiser à la dérobée » que par la présence de cette porte ouverte, faute de quoi il ne serait qu’un baiser. Le salon où la bonne société joue aux cartes, lui aussi, qu’un intérêt mineur si la scène du baiser n’existait pas. C’est la conjonction des deux scènes qui permet l’émanation du tiers inclus: l’excitation naît de l’interdit ainsi construit par la co-suscitation des deux contextes. L’écharpe qui relie ces deux mondes est là pour souligner cette juxtaposition ; peut être nous dire que la jeune femme vient précisément de ce salon, et qu’elle appartient probablement à ce monde dont elle s’extrait furtivement, provisoirement. Ce qui renforce l’interdit et accroit l’excitation engendrée.

II. Le verrou – Fragonard

2.1.  Le tableau

On retrouve quelques similitudes entre Le baiser à la dérobée  et cet autre tableau de Fragonard, Le verrou où le monde extérieur est cette fois invisible. Il est suggéré par le verrou de la porte. L’interdit est ici en relation avec un contexte non représenté mais dont la présence est dictée et symbolisée par le verrou. (ce qui explique et justifie le titre du tableau) .

Le Verrou représente une scène galante peinte par Jean Honoré Fragonard en 1777. Il s’agit de l’un des tableaux les plus célèbres du peintre, véritable référence de la peinture du XVIII ème siècle. La scène représente deux amants enlacés dans une chambre à coucher, l’homme poussant le verrou de la porte.

La toile est conservée au musée du Louvre au département des Peintures, dans la section consacrée à la peinture française du XVIIIème siècle au deuxième étage de l’aile Sully.

Cette peinture, véritable symbole de l’esprit libertin du XVIIIème siècle reflète l’état d’esprit adopté par les peintres de l’époque.

2.2.  Composition :

Comme pour le Baiser à la dérobée, ce tableau est divisé en deux parties, suivant une diagonale nette, opposant, du côté droit, en pleine lumière, le couple enlacé et, du côté gauche, dans la pénombre, le lit et de ses tentures. L’œuvre est structurée entre ces deux espaces. Le premier dans l’action, présente les faits, tandis que l’autre foisonne d’éléments symboliques. Cette construction amplifie le mouvement des personnages qui semblent entraînés vers le verrou, objet héros discret mais fondamental. Sans ce dernier, peint de façon excentrée, en haut à droite de la toile, il n’y aurait ni ce dynamisme qui participe à faire de ce tableau un chef d’œuvre, ni la suggestion de ce qui se trouve derrière la porte. Ici, la diagonale guide le regard du lit vers le verrou, qui met le couple à l’abri d’une entrée impromptue. Ici la porte est fermée, elle était ouverte dans le Baiser à la dérobée. Mais l’opposition entre deux mondes reste entière. Représentée par les joueurs de carte du salon dans le premier cas, la présence extérieure est ici devinée, masquée par l’impossibilité d’ouvrir cette porte ainsi verrouillée.

Avec Le Verrou, Fragonard  met ici en scène un sujet qui n’est pas visible mais, dans ce tableau comme dans le baiser à la dérobée, il invite le spectateur à endosser le rôle d’un voyeur indélicat.

Au-delà de l’étreinte de ses deux protagonistes, la dimension érotique de la scène s’exprime dans le décor qui les entoure. . Véritable symbole du désir sexuel, elle occupe une bonne moitié de l’espace du tableau :

La lourde tenture de velours cramoisi, choix de couleur très suggestif, s’enroule et se replie en une évidente forme phallique

Certains verront dans le pli de l’oreiller la représentation d’une poitrine de femme, détail s’opposant ainsi au symbole de la virilité comme un délicat clin d’œil aux attributs de la féminité.

Détail de l’oreiller

Ces éléments, s’ils peuvent paraître audacieux, sont davantage dévoilés que suggérés, camouflés dans le désordre et la pénombre d’un lit d’amour. Le choix des couleurs va d’ailleurs en ce sens. Les personnages, en pleine lumière entrent en relation avec le lit, tout en nuances de rouge et de marron lieu des probables ébats.

Le verrou avec sa tige coulissante, est lui même un objet suggestif  comme l’illustre  la définition du Littré: « Moyen de fermeture consistant en une barre de fer ronde ou carrée, de même dimension dans toute sa longueur, ayant une queue au milieu et un mouvement de va-et-vient entre deux crampons ».

Deux symboles majeurs se font face dans la composition du tableau. Le premier est la pomme, éminent symbole du péché originel relaté dans la Genèse. Elle se trouve en pleine lumière, bien en évidence, comme si elle prenait à témoin les deux amants.

Détail de la pomme

 

Le second est un bouquet de fleurs, à terre dans l’angle en bas à droite du cadre. Symbole de virginité traditionnellement jeté en l’air au moment du mariage, il est ici présenté comme dégradé. Sa situation au sol, sous la pomme qui, elle, est posée sur une petite table évoque la victoire du vice sur la vertu. Cette opposition pomme/ bouquet répond à celle du couple/ intrusion potentielle provenant de l’extérieur, qui elle est bloquée par le verrou.

Les mouvements des personnages sont orientés vers ce verrou. Le bras gauche de l’homme enserre son amante tandis que son bras droit est tendu vers le loquet. La femme, elle aussi, tend un bras vers le verrou, il est difficile de deviner si elle souhaite le fermer par elle-même ou s’il s’agit d’une tentative de fuite.

On peut ainsi se demander si nous contemplons réellement une scène d’amour ou un viol. Les partisans de la première hypothèse s’appuieront sur le désordre du lit et la tenue de l’homme. Ceux de la seconde verront dans l’apparent trouble, où se trouve la jeune femme, une preuve de sa contrainte. Savoir si l’acte d’amour a déjà été consommé ou non constitue, en effet, le principal débat concernant l’œuvre qui a parfois pris le nom Le Viol.

Deux éléments purement symboliques plaident également pour cette deuxième hypothèse : suprématie du vice sur la vertu (opposition pomme/ bouquet), et blocage de la porte par le verrou illustrant, contrairement à la situation du Baiser à la dérobée l’absence d’opposition visible. De cette interaction entre ces deux couples d’opposition : pomme / bouquet d’une part ; couple /absence, émane un tiers inclus d’une autre nature que les éléments en présence, un doute, une énigme ou tout simplement un message secret au spectateur-voyeur sur la nature de la scène, celui qu’il choisira de recevoir ou ressentir.

[1] Michel Pastoureau, Vert. Histoire d’une couleur, Éditions du Seuil, Paris, 2013. P 71.

Leave A Comment

%d blogueurs aiment cette page :