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Figuier sycomore d’Aksoum, approche mésologique d’un arbre sacré

By | 2020-10-30T16:17:14+01:00 29 septembre 2020|Ethnologie, Mésologie, Religion, Sciences humaines, Société|2 Comments

Depuis le VI ème siècle,

la ville d’Aksoum, au nord de l’Éthiopie, est un centre spirituel de l’église chrétienne orthodoxe.

En son cœur, le figuier sycomore en est le témoin incontournable.

 Symbole d’immortalité, de puissance et de sacré, il résiste à  la civilisation.

 

***

Approche mésologique

 

Entre l’arbre en sa forme substantielle et le domaine de l’esprit, émane ici à Aksoum,

une TENSION , un « en-tant-que » mésologique au sens Berquien,

par lequel « L’Umgebung » environnemental devient  « Umwelt » , milieu,

en sa puissante dimension symbolique et culturelle.

 

Selon Augustin Berque, la réalité r, c’est S (le Sujet, la substance, l’en-soi de l’objet) en tant que P (Prédicat ou manière de saisir S propre à un certain être). Dans cette perspective mésologique, les données brutes (S) de l’environnement (Umgebung) n’existent jamais en elles-mêmes. Elles sont toujours ( Augustin Berque*) soumises à certaines prises écouménales classées selon quatre grandes catégories

  1. Les ressources (S/P)
  2. Les contraintes (S/P’)
  3. Les risques (S/P’’)
  4. Les agréments (S/P’’’)

Ces prises dites écouménales n’existent comme telles qu’en fonction d’un certain interprète, c’est à dire une certaine société. 

Pour les habitants d’ Aksoum, le figuier sycomore, (S de Sujetn’existe pas seulement en temps qu’arbre, il existe en tant que ressource symbolique et culturelle: (P de Prédicat) . Le sujet « arbre », S (de Sujet) existe en tant que P (de Prédicat) car il a abrité une infinité de rituels à travers les époques, outrepassant ainsi le principe rigide (et dualiste) d’identité de l’être qui le considérerait simplement en tant qu’arbre.

Pour les habitants d’Aksoum, le Figuier sycomore  existe hors de son pur statut d’arbre (S) et ce faisant, bouleverse leur milieu et donc leur réalité r  (S/P).

Le Figuier sycomore sort, il existe hors de son en-soi (S) pour devenir, en fonction de l’histoire de cette ville et de ses habitants, une certaine chose concrète  (S/P, S/P’, S/P’’…) ; laquelle, par effet en retour, les fait devenir autres que ce qu’ils sont. Le Figuier sycomore  est ainsi investi de leur existence et réciproquement.

 

La réalité r  (S/P) des habitants d’Aksoum  intègre une co-suscitation entre le Figuier sycomore et eux-mêmes.

 

Pour que S existe en tant que P, et donc pour que cet arbre existe en tant que réalité symbolique et culturelle,  il faut outrepasser le principe d’identité de l’être, revenant à dire que A est A. Dans le processus éco-techno-symbolique de la trajection, ( toujours selon A. Berque*),  A devient non-A, autrement dit sort, – ek-siste – hors de l’en-soi de S pour devenir, en fonction de notre propre existence, une certaine chose concrète (S/P, S/P’, S/P’’…) ; laquelle, par effet en retour, nous fait toujours devenir autres que nous n’étions. Non seulement « Je est un autre », mais surtout, le «nous» d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier.

Effectivement, entre les choses de notre milieu et nous-mêmes, il y a indéfiniment co-suscitation, dans ce qui est tout simplement la réalité r = S/P . Et c’est bien ainsi que nous habitons la Terre : dans un rapport écouménal dont le moment structurel nous habite.

Pour d’autres, la réalité du Figuier sycomore, ne serait que celle d’un arbre d’une exceptionnelle résistance, de taille imposante et d’une surprenante longévité. Et seulement cela.

 

Mais cet  arbre illustre ici concomitamment une traversée symbolique et diachronique.

 

En termes mésologiques, ce qui se passe dans cet « en tant que », c’est l’assomption qui, à partir que l’Umgebung (la nature), fait exister quelque chose en tant que quelque chose,  concrètement une certaine chose S/P hors de la gangue déterminée de l’en-soi de l’objet S ; à savoir la trajection de en tant que P (ou P’, P’’ etc.), où le prédicat P revient à une certaine assomption à partir de S, mais une assomption qui procure aux habitants la réalité de leur écoumène, demeure de notre qualité d’êtres humains. 

 

 » En tant que » écouménal,

 Réalité trajective,

Notre humanité selon Augustin Berque*.

 

***

À la découverte de l’histoire du sycomore d’ Aksoum

 

D’après un film de Christophe d’Yvoire

 

Thème du Tiers inclus : Nature, Sacré, Énergie, Spiritualité, Rituel, Source, Vénération.

Antagonismes en interaction : Monde terrestre ~ Monde céleste, Sacré ~ Profane, Homme ~ Nature, Terre ~ Ciel, Vie ~ Mort, Origine ~ Cycle de vie

 

 

La trace des premiers hommes sur terre fut découverte dans la région du Tigray, au nord de l’Éthiopie. L’arche d’alliance y serait conservée depuis des siècles : elle contient les tables de la loi qui selon l’ancien testament, scellent un pacte éternel entre les hommes et Dieu.

Ce trésor serait préservé dans la ville d’Aksoum.  Ce nom fait résonner celui d’un puissant royaume d’autrefois.

 

La reine de Saba y aurait vécu

 

Témoin de cette histoire séculaire, un imposant Figuier sycomore

(du grec « σῦκον, sûkon », figue et « μόρον, moron », mûre)

s’élève au centre de la ville.

Cet arbre agit comme une présence vivante ayant abrité une infinité de rituels à travers les époques.

Jusqu’à aujourd’hui.

 

 

Depuis le commerce avec l’empire romain jusqu’à l’apparition du christianisme en Afrique au VI ème siècle, le figuier sycomore d’Aksoum continue d’entretenir les liens sacrés que les hommes tissent avec Dieu.

Après l’école, les enfants viennent jouer sous le Daéro. Cet arbre Daéro sert à tout le monde. Lors des fêtes religieuses, des popes viennent ici pour bénir les gens, de futurs diacres viennent de la campagne pour confirmer leur vocation.

La vocation première du Figuier sycomore est de fructifier sans cesse et de se reproduire, sans que l’homme n’intervienne. Les oiseaux et le bétail apprécient sa petite figue dure et peu digeste, révélatrice du climat aride. Cependant, le figuier vert rassure car il est le signe de présence de l’eau. Le nom de la place qui l’accueille est « Daéro Ella »  signifiant littéralement « la source du sycomore ».

 

Juste à côté de la place, l’église Sainte Marie de Sion est la source de la religion chrétienne orthodoxe en Éthiopie. L’arche de l’alliance contenant les tables de la loi serait jalousement gardée dans ce lieu sacré. Depuis l’avènement du christianisme dans la région, on y entend les mêmes chants liturgiques, répétés inlassablement depuis qu’ils auraient été révélés à Saint Yared*, alors qu’il observait des oiseaux dans un arbre, tout près de là où se trouve le figuier aujourd’hui. Chaque dimanche, dans l’enceinte de l’église Sainte Marie, les fidèles viennent écouter encore et encore les textes bibliques qui traversent ainsi les siècles dans leur stricte orthodoxie.

 

Nebureed Belay Meressa, Professeur de théologie :

« Alors trois oiseaux sont apparus à Yared* et lui ont parlé. Tandis qu’il regardait en direction des oiseaux, il a vu le ciel s’ouvrir et a découvert les anges qui chantaient pour Dieu. C’est ainsi que ces chants ont été révélés à Saint Yared* à l’endroit que l’on appelle « Moura Décal ».

Ces chants transmis par la nature à Yared *sont devenus divins.

 

 

 

Un édifice de pierre, toujours vénéré, symbolise le lieu de leur transmission, au pied du sycomore. A Aksoum, depuis des siècles, les chants de Yared* se murmurent chaque matin des sept premiers jours du mois par des milliers de fidèles rassemblés, comme une litanie expiatoire.

 

 

Sissay Yemer dirige aujourd’hui ces chants :

 » La tradition des processions matinales existe à Aksoum depuis le VI ème siècle. Elles ont lieu les sept premiers jours de chaque mois. Les gens se rassemblent ici pour prier et chanter les chants de Saint Yared*. C’est un endroit où les fidèles remercient Dieu dans la joie.

L’Arbre participe à la sacralité du lieu. Les gens viennent s’y reposer, jouer ou prier à l’ombre de son feuillage. 

Ce vieux sycomore est fréquemment soumis à des températures étouffantes. Pour se défendre, le figuier produit de larges feuilles épaisses, capables de conserver la rare humidité. Selon les botanistes, il pourrait être âgé  de deux cents ans. Mais il est bien possible qu’un autre, voire plusieurs autres l’aient précédé et même qu’un de ses aïeux ait été témoin des premiers chants de Saint Yared*.

 

L’Éthiopie concentre de très nombreuses églises autour desquelles la nature est toujours préservée. Grâce aux croyances, comme des îlots de mémoire disséminés à travers le pays, une végétation rare a été épargnée.

 » Les églises ont commencé à apparaitre lorsque le christianisme s’est implanté en Éthiopie aux alentours du IV ème siècle. En Éthiopie, on manque de bois de chauffage au point d’être parfois réduit à brûler de la bouse séchée. La végétation environnant les édifices sacrés a depuis été préservée et gardée intacte.

Ici, les deux versants de la colline sont aussi raides l’un que l’autre. D‘un côté de la colline, le sol est totalement érodé, rocailleux et sans aucune végétation. Sur l’autre versant, du côté du monastère, les arbres et la végétation sont préservés. Les arbres y ont retenu la terre, préservé la biodiversité en permettant l’infiltration de l’eau. La présence du monastère a protégé l’environnement. Le contraste est très net »

 

… Les marchands s’installent comme toujours au pied du sycomore, sa protection symbolique est aussi très concrète lorsqu’il s’agit de s’abriter du soleil brûlant. Chacun vient ici prendre un bain d’ombre et échanger sous les branches qui semblent parfois s’affaisser sous les assauts du soleil.

 

 

Fitsum Tafere vient sous l’arbre depuis sa plus tendre enfance pour se confier à lui:

« Je suis né ici, en face de cette place. Pour moi, cet arbre très grand et gracieux est doté d’une vie spirituelle. Quand je suis angoissé, je viens ici pour me calmer, c’est un moyen de m’évader.

Lorsqu’il y a des enterrements à l’église Sainte Marie de Sion, la procession funéraire passe par cet endroit. Les gens se regroupent ici pour échanger avec la famille du défunt et présenter leurs condoléances. C’est ici aussi qu’on vient régler les désaccords entre villageois. Les anciens utilisent cet arbre comme lieu de méditation pour réconcilier les deux parties, bien des mariages ont pu y être sauvés. Beaucoup de conflits, financiers ou autres, ont été résolus, comme des litiges concernant des terres agricoles ou des têtes de bétail, même entre frères. C’est ici qu’on se donne rendez-vous. Pour nous, « Daéro Ella » est notre honneur, notre refuge et notre histoire. Ici les oiseaux chantent, les gens aussi »

 

Gebrehiwot Zesu, professeur d’ethnologie a beaucoup étudié dans la culture éthiopienne la frontière qui sépare le sacré du profane:

« Concernant la nature, l’église orthodoxe éthiopienne observe une dichotomie entre le sacré et le profane. Par sacré, je veux parler de la nature qui se situe dans l’enceinte des églises et monastères et par profane, la nature qui se trouve en dehors. Ce figuier est sacré, ce n’est pas dû à sa taille, ou à son essence mais parce qu’il est situé près de ce qu’on appelle ici « Moura Décal », sinon il n’aurait pas atteint cet âge vénérable car la communauté l’aurait exploité pour en faire du bois de chauffage ou autre. Cet endroit est aussi un lieu de conciliation, les parties en conflit, lorsqu’elles viennent ici, ont l’impression de venir dans la maison de Dieu. Ça facilite la résolution des conflits car les gens ne veulent pas mentir face à Dieu »

 

A quatre heures du matin dans la nuit noire, c’est le début de la septième et dernière procession matinale qui se déroule chaque mois. Si l’arche d’alliance ne sort jamais de la chapelle où elle est sensée reposer, des dignitaires orthodoxes en exhibent une réplique que les fidèles vont d’abord suivre jusqu’à la place Daiero Ella, puis dans les rues de la ville. Ces processions matinales, répétées depuis des siècles, n’ont lieu qu’ici, à Aksoum. Cinq mille fidèles y participent, reprenant en cœur les chants de Saint Yared*, entonnés par Sissay.  Selon la tradition, ces chants durent sept jours parce qu’il a fallu ce temps avant que l’on ne prenne au sérieux la révélation de Saint Yared **.

 

Comme dans d’autres religions, on retrouve le thème de la repentance mais aussi celui de la condition humaine si fugitive face aux grandeurs de la nature. Rassemblés au pied du figuier sycomore, les milliers de pèlerins sont en communion. Instant d’harmonie. Chanter ensemble autour de l’arbre, fait partie intégrante de la vie des habitants d’Aksoum.

 

 

Le jour se lève lentement et tout recommencera le mois prochain

 

 

Et on se met à penser que l’arbre sacré grandit aussi grâce à la ferveur des chants.

 

 

Sur la place d’Aksoum, la foi des hommes a sauvé le figuier

 preuve de ce lien entre l’homme et la nature, entre la terre et le ciel.

Ici où se sont élevés les chants sacrés de Saint Yared **

                                                                                                                                 …

 

 

 

* Parmi les nombreux ouvrages d’Augustin Berque, citons en particulier:

Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.

Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.

 

** Saint Yared était un légendaire musicien d’Aksum, en Éthiopie, réputé pour avoir inventé la tradition musicale sacrée de l’Église orthodoxe éthiopienne, de l’Église orthodoxe érythréenne, de l’Église catholique éthiopienne, de l’Église catholique érythréenne et du système éthiopien de notation musicale.

 

2 Comments

  1. Dinorah Sanz 28 octobre 2020 at 12 h 53 min

    This article has given me a broader perspective on fundamental subjects. The way it is written is in harmony with the concepts in it. Reading it was very inspiring to me. Excellent!

  2. Loiret 15 décembre 2020 at 13 h 49 min

    Sans rien enlever à tout l’intérêt de cet article, il eut été pertinent de citer l’origine du rite de cet arbre sacré, qui nous vient en ligne droite :

    1 – Du Sycomore d’Héliopolis, l’arbre « iched », sous lequel étaient consacrés les pharaons, et sur lequel ils inscrivaient leur nouveau nom.

    2 – Du sycomore de Matarieh (Le Caire, 700m au sud de l’ancienne porte du grand temple), très probablement situé au même endroit que le premier (si ce n’était le même arbre ou son remplacant !) sous lequel, selon la tradition orthodoxe, le Christ aurait fait jaillir une source, et à l’ombre duquel la « sainte famille » aimait à se reposer.

    Ce qui établit une relation évidente entre la tradition égyptienne du sacré et la tradition christique.

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