//Hommage à Stéphane Lupasco: « Dehors »

Hommage à Stéphane Lupasco: « Dehors »

By | 2019-01-12T23:21:06+01:00 6 octobre 2018|Littérature|0 Comments

Encensé par de nombreux artistes tels Salvador Dali, icône des surréalistes, Georges Matthieu père de l’abstraction lyrique, Karel Appel cofondateur du mouvement Cobra; par des écrivains  ou philosophes tels André Breton, Gaston Bachelard, Gilbert Durand, ou Edgar Morin; mais aussi  ami de Jacques Lacan, de Emil Cioran, Benjamin Fondane, Mircea Eliade, Eugène IonescoStéphane Lupasco ne connut pas, de son vivant, la notoriété auprès des scientifiques.

Ceux-ci restaient silencieux car réfutaient le mot « contradiction », la construction de la science étant fondée sur le principe de non-contradiction. Chargé de recherches au CNRS en épistémologie, le caractère inclassable de ses travaux le pénalisa au profit de Merleau Ponty,  lors de l’élection au collège de France.

Naturalisé français en 1947,  il publia en 1960 l’un de ses essais les plus connus, «Les Trois Matières», qui sera considéré par Claude Mauriac comme un «nouveau Discours de la Méthode». Léon Brunschvig saluait en lui le « Hegel du XX ème siècle »

Les artistes, praticiens de la contradiction, ont accueilli avec enthousiasme les travaux de Lupasco. Il en était ravi, multipliant les écrits sur l’art.  De nombreux philosophes, artistes, penseurs se sont inspirés de son œuvre. Son influence sur la pensée du vingtième siècle reste encore peu étudiée. Bachelard, dans la philosophie du non, fut accusé d’avoir pillé les idées de Lupasco, sans jamais l’avoir cité.

Lupasco fut membre de la Société Française de Philosophie et de l’Académie Roumaine des Sciences et des Arts, mourut le 7 octobre 1988 avant d’obtenir tous les éloges qu’il méritait. Dans les médias, le silence fut presque total à son décès.

 

Un colloque international  » Lupasco Aujourd’hui  » fut organisé à l’UNESCO en 2010.

Aujourd’hui, de nombreux colloques autour de son œuvre sont organisés à  travers le monde

 

Nous exprimons notre infinie gratitude à Madame Alde LUPASCO, fille de Monsieur Stéphane LUPASCO, pour nous avoir aimablement communiqué et autorisés à publier sur ce site le recueil de poèmes  »DEHORS » œuvre de jeunesse écrite par Stéphane LUPASCO lorsqu’il était âgé de 25 ans. « DEHORS » fut publié chez Stock en 1925. Aujourd’hui épuisé, ce recueil ne fut jamais réédité.

S. Lupasco  n’a ensuite jamais récidivé dans la création poétique, s’étant ensuite entièrement consacré à la philosophie et la science.

 

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Lorsque Stéphane Lupasco écrivit ce recueil de poèmes intitulé  »Dehors » en 1925,  certains passages laissaient subtilement et subrepticement transparaitre en filigrane les prémices de ce qui sera l’oeuvre de sa vie, la logique dynamique du tiers inclus contradictoire, l’usage du terme « dehors » reste cependant énigmatique.

Deleuze et Guattari, dans l’extrait  de « mille plateaux »  reproduit ci-dessous utilisent ce terme de façon beaucoup plus implicite, en rapport avec des idées parfaitement en phase avec la logique dynamique du contradictoire.

Extrait de Mille plateaux, Deleuze et Guattari

 » On n’a plus une tripartition entre un champ de réalité, le monde, un champ de représentation; le livre, un champ de subjectivité, l’auteur. Mais un agencement met en connexion certaines multiplicités prises dans chacun de ces ordres, si bien qu’un livre n’a pas sa suite dans le livre suivant, ni son objet dans le monde, ni son sujet dans un ou plusieurs auteurs. Bref, il nous semble que l’écriture ne se fera jamais au nom d’un dehors. Le dehors n’a pas d’image, ni de signification, ni de subjectivité. Le livre, agencement avec le dehors, contre le livre-image du monde. Un livre-rhizome, et non plus dichotome, pivotant ou fasciculé. Ne jamais faire racine, ni en planter, bien que ce soit difficile de ne pas retomber dans ces vieux procédés « Les choses qui me viennent à l’esprit se représentent à moi non par leur racine, mais par un point quelconque situé vers le milieu. Essayez donc de les retenir, essayez donc de retenir un brin d’herbe qui ne commence à croître qu’au milieu de la tige, et de vous tenir à lui » (Kafka, Journal, Grasset, p.4.) .

Pourquoi est-ce si difficile ? C’est déjà une question de sémiotique perspective. Pas facile de percevoir les choses par le milieu, et non de haut en bas ou inversement, de gauche à droite ou inversement : essayez et vous verrez que tout change. Ce n’est pas facile de voir l’herbe dans les choses et les mots (Nietzsche disait de la même façon qu’un aphorisme devait être « ruminé », et jamais un plateau n’est séparable des vaches qui le peuplent, et qui sont aussi les nuages du ciel) « 

 

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 » D E H O R S « 

de

STEPHANE LUPASCO

 

L’autre nuit j’ai rencontré……………………………………………………………………………………… 1

Moi qui croyais si fort………………………………………………………………………………………….. 2

Ah, je voudrais quitter…………………………………………………………………………………………. 3

Si j’avais triomphé………………………………………………………………………………………………. 4

La chose a fait glisser…………………………………………………………………………………………. 5

Fou tu te rues, passé, sur moi……………………………………………………………………………… 6

Et il en est qui n’ont pas eu………………………………………………………………………………….. 7

Dans la salle, muet……………………………………………………………………………………………… 8

Et devant toutes les statues………………………………………………………………………………… 9

Dans l’éternel crépuscule tardif…………………………………………………………………………… 10

C’était déjà très beau…………………………………………………………………………………………. 11

Vers le soir……………………………………………………………………………………………………….. 12

Douce nuit très noire…………………………………………………………………………………………. 13

Rêve, tombe, atroce fini…………………………………………………………………………………….. 14

Voilà que je m’en vais………………………………………………………………………………………… 15

Puisque ce cri : moi-même…………………………………………………………………………………. 16

Mon âme est…………………………………………………………………………………………………….. 17

Plainte nocturne des sapins……………………………………………………………………………….. 18

Tout le cœur, rue………………………………………………………………………………………………. 19

Sur les mauves et fous lilas……………………………………………………………………………….. 20

J’ai ri, puis j’ai pleuré…………………………………………………………………………………………. 21

Vers les quatre heures du matin…………………………………………………………………………. 22

Dans les mornes montagnes……………………………………………………………………………… 23

Le clair de lune, froid………………………………………………………………………………………… 24

Personne, hormis toi, douce pluie………………………………………………………………………. 25

Le violon chantait…………………………………………………………………………………………….. 26

Il voyait l’univers………………………………………………………………………………………………. 27

Enfin, cœur……………………………………………………………………………………………………… 28

Je ne veux plus porter………………………………………………………………………………………. 29

J’ai ouvert un bistro………………………………………………………………………………………….. 30

 La vie tout près de moi…………………………………………………………………………………….. 31

 Je reconnais enfin…………………………………………………………………………………………… 32

 Quand vous irez mourir……………………………………………………………………………………. 33

1.    L’autre nuit j’ai rencontré

 

L’autre nuit j’ai rencontré

Vers la baie des Trépassés,

Un homme en rouge…

Et j’ai pleuré !…

Mais, le matin je fus guéri

Par les bleus et par les vents,

Et conduit au cœur des hommes,

Et conduit à l’océan…

Or, c’est la joie, donc la souris

Des pleurs, des nombres et des sommes…

Je suis en vous, je suis en moi, et rien ne suis !

Aussi, les routes m’ont toutes dit :

Sors de là, et sors d’ici…

Même des routes, sors aussi !…

Et ma chanson gémit : Dehors !

Car ici, c’est la vie ou la mort !

Dehors toujours, dehors…

Et les rythmes, en tous lieux,

M’ont clamé : Dehors, c’est Dieu !

Désespérance des embruns, le long des mers…

Donnez à mon idée dont l’âme entière est la vôtre,

La grandeur de souffrir cet absolu amer :

Dieu nait d’un infini pour mourir dans un autre…

 

—–

 

2.    Moi qui croyais si fort

 

Moi qui croyais si fort que s’en aller au large,

                  C’était pouvoir pleurer…

Que j’avais, comme geôle, un lourd navire, en charge,

                  Afin de me leurrer !…

Monde, jeté de moi, tel une pure prose,

                  De toute éternité,

                  Je te rends ton hypnose !

Et je danse aux glas sourds de ta fatalité !

Tu ne peux qu’exister, moi, je ne peux que vivre !

Nul carrefour, nul gueux,

Pour ces deux blancs chemins, si pareillement ivres !

                  Et je vous nie, les deux !

Mais je sais me pencher sur la table de fer,

                  En Dieu d’hémorragies,

Scalpel incantateur ; ni le roc, ni la mer…

                  Crâne de leurs orgies !

 

—–

 

3.   Ah, je voudrais quitter

 

Ah, je voudrais quitter, et la lune, et Paris !…

Considérez, Seigneur, si vous n’êtes si loin…

Et même si vous n’êtes,

Considérez, Seigneur,

Mon beau tourment de vivre

Et celui de mourir !…

Et comme, en mon travail et ma gloire, je disais,

A celui qui se tait

Et se taira toujours,

Qu’il abandonne aussi,

Un peu de son silence

A mon ombre qui pleure

De toute éternité et toute son âme…

Et que je m’avançais

Vers les bords de la mer,

Que les cloches clamèrent,

Sourdes, vertes, grises,

Et de sang, et de velours,

La grande maladie des moments et des siècles,

Et la haine terrible de la géométrie…

Des jouets de Noël ont passé sur les vitres,

En d’humbles rêts de neige…

Mon cœur est un enfant qui a perdu l’enfance !

Ma vie, une pensée qui a perdu le songe !

Et ma mort, des paroles que l’on ne croira pas !…

Mais qui vous trainera jusqu’à la fin du monde,

Puisque tous les matins

Le soleil est si gras, et si lourd, et si sage ?…

Je voudrais que mes jambes

Faiblissent sur des dalles,

Et que je rampe, seul,

Jusqu’à la fin du monde…

De la sorte, vraiment, il ne finira plus…

Considérez, Seigneur… Et même si vous n’êtes…

Comment quitter, ô grâce, et la lune, et Paris ?…

 

—–

 

4.    Si j’avais triomphé

 

Si j’avais triomphé de mes forces amères,

En monstres de granit, j’aurais mué mes vies ;

Et j’aurais pu pleurer sur mes morts millénaires,

Comme sur d’ivres mers désertes et finies.

Ce grotesque rempart et ces âpres flots bleus,

Entre lesquels je crie et que je veux créer,

Ne sont que guerre creuse, et le drame de Dieu,

Cette lune nouvelle, et cet oiseau de Mai !

Faux moine, grimaçant l’éternel Angélus,

Je flânerai toujours sur les routes humides

Des immenses forêts de vieux eucalyptus,

Les yeux émerveillés, mais l’âme informe ou vide !

 

—–

 

5.   La chose a fait glisser

 

La chose a fait glisser en mon index biblique,

Une bague dont l’or a l’espace du songe,

Et qui porte un saphir, comme une balistique

Dont l’essence est le chant de la mer qui la ronge…

Si bien que mon amour, c’est à dire mes roches…

Ou l’ennui, par quoi, seul, nous nous figurons vivre,

N’est plus que, d’un soleil vespéral, mille cloches

Sous l’infini marin sangloté dans un livre…

Et je vous remercie, mon Dieu qui, pour sûr, êtes,

De pouvoir vous aimer en votre soif lunaire,

En mon être de vent, mes organes de fête,

Et votre solitude indomptable, dernière…

 

—–

 

6. Fou tu te rues, passé, sur moi

 

Fou tu te rues, passé, sur moi,

Comme une diluvienne averse !

Loin, va, de me mettre en émoi,

Je te crie : Verse, verse, verse !…

Larges gouttes vertigineuses,

Les souvenirs me percent tout,

Tels des mortes libidineuses

Baisant ma chair chaude partout !

Roulez, innombrables torrents,

Sur les rocs secs de mon présent !

Vent, tous mes arbres, tordez-les !

Je vais, mes muscles m’enivrant,

Lourd contempteur de tout talent…

Ah ! la douleur, la volupté !

—–

 

7.   Et il en est qui n’ont pas eu

 

Et il en est qui n’ont pas eu

Les rythmes démentiels des veuves,

Ni la solitude des grues…

Et tant d’autres ont trépassé

Dans le soleil et la villa « Assez !… »

O homme, ta foudre sur tout çà, et qu’il pleuve !…

 

—–

 

8. Dans la salle, muet

 

Dans la salle, muet… sur la scène, crieur…

Ailleurs n’existe pas, ailleurs…

Que mon tourment est long, long, long…

         Et ton taine et ton ton !

Ah ! pourquoi ai-je fait, dans le décor, ce trou ?

Le jaune ciel vide ! coma sans fin ! ô fou,

Quitte, quitte vite la scène…

         Et ton ton et ton taine !

Mais, fixeurs délirants, d’espace me murez…

Obèse de pitié , ah ! pouvoir éclater !

Et l’étrange est sans bords, et sans êtres, sans fond…

         Et ton taine et ton ton !

Dans la salle, muet… sur la scène, crieur…

Ailleurs n’existe pas, ailleurs…

Que mon tourment est long, long, long…

Et ton taine et ton ton !

 

—–

 

9.   Et devant toutes les statues

 

Et devant toutes les statues

De la grand’ville,

Un rire le prenait, fébrile,

Et la berlue !

C’étaient des rythmes de mépris,

Acre ironie, navrant comique,

Qu’abhorraient, si brutal, l’innombrable mur gris,

Ses fenêtres prostrées, ses affiches cyniques !

Mais quand, crispé, il regardait

Les rouges toits du soir,

Soudain, son âme s’accrochait,

O, divine de désespoir,

A leurs arrêtes magiques,

Au delà desquelles, le bleu,

Le pâle bleu mystique,

L’assoiffait, fascinant, tel Dieu !

L’atroce volupté, l’immense,

Venait, tout simplement, de ce qu’on ne pouvait

Ni avancer, ni reculer…

Et du silence !

Comme ses joues se rafraichir de pleurs,

Il put partir enfin, sans joie et sans douleur,

Si horriblement vide

De vide !…

Cependant qu’il allait, malade et délirant

Il s’aperçut, soudain, qu’il était la beauté !

Alors, la nuit, il se traina, tremblant,

Héroïque d’anxiété.

Devant un grand miroir mystérieux et si fort…

Glacé, lâche, il se vit une tête de mort…

On entendit, dans les ténèbres, retentir

Le rire comme un tir…

 

—–

 

10.    Dans l’éternel crépuscule tardif

 

Dans l’éternel crépuscule tardif

— Oh ! quand commences-tu et à quand donc ta fin !

Je ne puis que longer, esclave de ses quais,

Le fleuve,

Le fleuve glauque et fascinant,

Le fleuve torrentiel,

Le fleuve !…

Oh, la soudaine angoisse, cependant vieille comme le monde,

De ton gris-noir,

Immense cathédrale !

Pourquoi mes yeux se tournent et s’en vont,

Avides,

Vers les lourds gestes macabres

De tes tours ?…

Ils les jetteront,

Pauvres petits mignons,

Si ridicules,

Dans l’infini vert-noir, voluptueux, métallique :

Eclat de prunelles d’une inconsciente catin.

Puis, pourquoi la torture,

Alors,

De leur danse fatale

Avec les étoiles :

Les plus beaux clous d’argent du plus vaste cercueil !

Mais je dois m’en aller – pourquoi, pourquoi ?

Vers cette langue rouge-brun

De vieux sang malade,

Là-bas, à l’horizon,

Bourreau du soleil ( a-t-il existé ?)

Sur lequel court et chante,

Si étrangement,

La ligne, très douce, des collines noires…

Et de nouveau, soudain, cependant vieilles comme le monde,

– C’est incroyable !…

Des cloches enfantines,

Du haut des tours…

Vous me tordez les cloches !

– Bizarre, bizarre ! –

La dernière parole,

La suprême !

Mais que me voulez-vous, à la fin,

Tous les êtres, toutes choses ?…

Prends-moi, vent violet,

Les cloches enfantines,

Implacablement,

Me hantent et me déchirent

Comme les pierres macabres !…

Prends-moi, vent violet

Qui m’aimes tant, oh tant,

Que m’ayant pénétré jusqu’aux os,

Mes chairs, toutes, tu les as dévorées

De ton magique amour,

Seul infini, seul crime !

Et me voilà de çà, de là,

Squelette grelottant…

Et plus rien d’autre,

Rien,

Sinon, dans le crâne,

Encor, toujours,

Les résonances

Des cloches enfantines,

– Oh, ces cloches, ces cloches ! –

Et les coups sourds,

Si doux,

Des os contre les pierres,

Les pauvres pierres gris-noir,

Les pierres…,

Vagabond fatal du fleuve,

Fatal esclave de ces quais !

 

—–

 

11.    C’était déjà très beau

 

C’était déjà très beau de vivre dans ces lignes !…

Que me fallait-il donc le cœur fou de mes frères ?

En vivant, de par eux, il n’y eut plus de signes :

Seules réalités de tous ces monastères !…

Comme enfin, j’ai aimé, le secret de mon âme

A jailli, tel traqué, un morne sanglier

Abandonnant des chairs aveugles qui se pâment…

Et j’ai baissé la tête, et mes poings sont liés !

J’ai voulu m’en aller, comme çà, par les mers…

Mais l’eau, douce ou glacée, n’a plus voulu de moi !

Pour comprendre, du cœur, j’ai fait un tombeau clair…

Pourtant l’accordéon geint encor les « pourquoi » !

Aussi, après avoir tout enivré, en moi,

En silence et furtif, je me suis suicidé…

Mais j’erre, depuis lors, en véritable moi,

Essence du savoir : souterraine pitié !

Et donc – ô, Jésus-Christ ! – tous les jours, condamné,

A l’enfer de renaître en une simple loi !

 

—–

 

12.   Vers le soir

 

Vers le soir,

Une sorte de calme, … plus de vent,

Et la neige très fine, doucement,

Dans le noir…

Sur l’avenue, la pauvre mante,

Blanche et chétive amante,

Si vite, grise, déchiquetée !…

Mystérieuse bien aimée !

Les squelettes des arbres, comme des enfants

Orphelins, en délire et fiévreux,

Qui se seraient vêtus d’argent,

Gauches et touchants,

Pour fêter, immobiles, des cieux…

Cinq heures du matin…

Dans le ciel serein,

Les brillantes étoiles mortes et gelées,

O, voudraient tellement pouvoir pleurer !

Et vivre, on dirait…

Comme la fleur noire du vide immense

Voudrait mourir ! mais ne le pourra pas…

Tout son grand rêve de silence

Veut entendre le glas…

Et il ne peut pas ! il ne le pourra pas !

Toutes les maisons de l’avenue se retirent

Pour me laisser passer…

Elles ont peur de mes délires,

– Ces braves vérités !-

Et même un peu pitié…

Elles me contemplent, bêtes et respectueuses,

Comme un mort !

En même temps que, pieuses tombes blêmes, creuses,

Comme un vivant cynique et fort !…

                  Les gueuses !

L’aube !… mon manteau noir dans les rayons vieux-rose…

Souple manteau vogueur des plus vastes brouillards !

Suis-je autre chose ?

Rien que cet art ?…

—–

 

13.   Douce nuit très noire

 

Douce nuit très noire… Mystère aérien

D’une printanière et chaude petite pluie…

Des pas, des pas, dans la nuit…

Et rien d’autre, rine…

Ils passent… d’autres vont…

La profonde chanson !

Pourquoi,

Mon âme, toute,

Ecoute ?…

Des pas… silence… des pas…

Ils passent… d’autres, d’autres vont…

         La profonde chanson !

Derrière une corbillard,

Tout seul, muet et doux,

Un pâle enfant mignard…

Il va et va, va…où ?

Un grand soleil, si blond !

         L’effrayante vision !

Tendres collines, et nocturnes ! simplement…,

Route entre des vagues de blé chanteuses…

Route perdue, route… infiniment

         L’immense berceuse !

Douce nuit très noire… mystérieuse aérien

D’une printanière et chaude petite pluie…

Des pas… silence… des pas, dans la nuit…

         Et rien d’autre, rien…

Ils passent… d’autres, d’autes vont…

         La profonde chanson !

Pourquoi mon âme, toute,

Ecoute ?…

—–

 

14.   Rêve, tombe, atroce fini

 

Rêve, tombe, atroce fini,

Je vais, court, râle… (Où est le port ?)

Suspendu entre mille morts,

Et mille amours, mille infinis !…

Et tout s’écroule : où fuir, que croire ?

O, la suprême hébriété !

Il brûle, aux fronts ! L’étrange histoire !

Et si c’est pour l’éternité ?…

Pour rien, rien que mes larmes chaudes

Et mes grands yeux, là, toujours là…

Et je frissonne et tourne et rôde…

Autour de qui, autour de quoi ?

0, la petite route blanche

Qui tourne avec grâce et contourne

Entre beaucoup, ô, tant de branches…

Monte, descend, chante, encor tourne…

Partir, aller tout le long d’elle,

Aller, comme çà, n’importe où,

Les cils mouillés, les pieds, des ailes…

Il est si gris, le ciel, si doux !…

—–

 

15.   Voilà que je m’en vais

 

Voilà que je m’en vais, voilà que je m’en vais…

Où ?

Voilà que je m’en vais…

Petit cœur glauque et saoul,

Et vent glacé

Qui court et court et court…

Aveugle et sourd…

Affreux blessé

Qu’on ne croit pas

Et ni ne voit,

Crieur sans voix,

Trépassé,

Quoi,

Mon cœur, pourquoi, pourquoi, pourquoi…

Voilà que je m’en vais, voilà que je m’en vais,

Du vent glacé…

—–

 

16.   Puisque ce cri : moi-même

 

Puisque ce cri : moi-même ! est la blafarde toile

D’une métaphysique et virtuelle araignée :

Que, flâneur de ses fils, sont, eux seuls, mes étoiles,

Les secs, fiers yeux d’idée : cette mouche saignée !…

Barbare, avec mon crâne en guise de torpille,

J’enfoncerai ce coin euclidien et vide,

Et, dans les flots humains, soudain, comme une fille,

Je couperai la veine à mon rubis liquide !…

Lorsqu’elle n’aura plus un reflet de mon sang,

Solitaire et spectrale, elle hantera les hommes…

Et boira la sueur de leur travail gluant,

De leur amour, le sperme, et leurs larmes de gnomes !…

Et mon cœur recevra ces sécrétions, béant…

Et toutes, sans prophète, et hurlantes, torrides,

Viendront se fracasser dans ce blanc four géant,

Leur flamme esclave vivre, et leur enfer putride !…

Dès lors, en mon cerveau, que mes sens rempliront,

Prostitution durant, d‘un seul thème : la guerre !

Quelques belles formules cosmiques cuiront…

J’écouterai les chants sereins de la chaudière…

Puis les choses bruiront, tantôt, pleines d’histoire :

« L’Empereur ! L’Empereur !… » en une rumeur lente…

Et j’agoniserai, plus tard, de cette gloire

Sans verbe et sans sujet, et sublime et navrante !

—–

 

17.   Mon âme est

 

Mon âme est un jardin, un peu avant la nuit,

                  Où pleure la mluie,

                  La pluie qu’on entend

Sur les feuilles d’été, si doucement…

Du castel invisible et vrombissant du monde,

                  Vers les allées profondes,

                  Un page des fjords s’enfuit :

Grâce subtile et rêve endolori !

Où cours-tu donc tremblant dans tes muscles nerveux,

Fantomal peintre, mon cœur ?

Et que cherchent tes grands, brillants, funèbres yeux

D’où glissent, sur tes joues fines, des pleurs ?…

Et tu vas, murmurant

De ta bouche d’enfant,

De tes lèvres d’amour, vertes et somptueuses,

Une étrange berceuse…

Tu vas par le jardin, un peu avant la nuit,

                  Où pleure la pluie,

                  La pluie qu’on entend

Sur les feuilles d’été, si doucement…

—–

 

18.   Plainte nocturne des sapins

 

Plainte nocturne des sapins !

Les cercueils que je suis dans l’infini silence,

Du souverain mystère,

Somptueux escarpins,

Tournent dans l’affre de la danse

Des spectres revêtus d’une lave lunaire

Pulvérisée en espérances…

Puis la plaine s’étend, et les croix vont pleurer…

Dépouilleuse de morts, une lanterne hagarde

Hante ce champ de lutte où Dieu même se crée

Par la haine de soi et sa folle garde !

Mais la bougie de la lanterne enfin s’éteint…

Dès lors, se meurent les sanglots, alors, plus rien…

Les cercueils que je suis dans l’infini silence…

Plainte nocturne des sapins…

Et mon intelligence !

 

—–

 

19.   Tout le cœur, rue

 

Tout le cœur, rue, tu me l’as pris,

Avec ta pluie, avec ta nuit !…

Que me veux-tu, ô, nuit tombante,

Funèbre eau, toi, blême eau luisante ?

Et tu l’arraches, tu l’emportes,

                  Chanson morte,

                  Lugubre sœur,

Dans ton brouillard et tes lueurs…

Où donc trouver l’idée de celle

Qui me déchire et m’ensorcelle ?

Et pour tes yeux vitreux, mon cœur,

Où donc chercher les affreux pleurs ?

Quelle mystique mer… et porte,

Rue de pluie, rue de soir, rue morte !…

Passants, maisons : fantômes noirs

S’enfonçant, tremblants, dans le soir…

Dans son lourd crèpe qui m’a pris

Tout le cœur, et l’enfouit, l’enfouit…

On part !… ô joie de pierre ! Et où ?…

Tu sais l’eau des mondes tous, fou !

Non, rien que la mer… la porte…

Rien que toi, rue trempée, rue morte…

 

—–

 

20.    Sur les mauves et fous lilas

 

Sur les mauves et fous lilas,

Dans les jours gris, profondément,

Un souffle étrange et brun glissa…

         Printemps. Printemps !

Soudain, quelle noble souplesse

Dans mon corps muet, allant…

Mes yeux : la terrible caresse !…

         Printemps ! Printemps !

Ces arbres-ci, ces maisons-là :

Fleuves sans nombre, suffocants…

Les cruels ris sous tout cela !…

         Printemps ! Printemps !

Tout chante – tousse ? – et danse – dort ?

O, les âmes, simples auvents !

Quelle douleur et quelle mort !

         Printemps ! Printemps !

 

—–

 

21.   J’ai ri, puis j’ai pleuré

 

J’ai ri, puis j’ai pleuré… j’ai ri, puis j’ai pleuré…

Quand je partis. enfant, du village nocturne,

Très longtemps, dans la nuit, le chemin taciturne

Fût inlassablement poursuivi, effleuré

Par l’infini et simple et mystérieux effroi

De la bonne musique des chevaux de bois !

                  Dans la cité suprême,

                  Une nuit arrivée,

                  Sous une lune blême,

                  J’ai entendu chanter !

                  Mais les vents

                  Du printemps

Apportaient à mon corps, vagabond et noir mât,

Comme les flots des mers leur immense rumeur,

L’amertume infinie et la pauvre douceur

De la bonne musique des chevaux de bois !

                  Dans la cité suprême,

                  Une nuit arrivée,

                  J’ai ri, puis j’ai pleuré…

                  Sous une lune blême,

                  J’ai entendu chanter…

J’ai ri, puis j’ai pleuré… j’ai ri, puis j’ai pleuré…

Comme, très haut sur un mur nostalgique,

                  Une fenêtre lui,

                  Violette et mystique,

                  Dans la nuit,

Je m’accroche, je grimpe, ardent et héroïque,

                  Et j’arrive en sang !

                  Un lit tout blanc…

                  Un corps qui agonise…

                          Et une voix

Monotone et bizarre, une sorte de bise…

Méchante et torturée, douce et folle, à la fois…

                  L’incroyable surprise !

C’est la bonne musique des chevaux de bois !

Et je m’enfuis, hagard, croyant sortir du cœur

De l’un de ces chevaux qui tournent, tournent, tournent…

Mais où donc m’en irai-je, aveugle voyageur

Qui invinciblement contourne…

                  Mais quoi, mais quoi,

Bonne musique des chevaux de bois ?

                  Et pour l’éternité !

J’ai ri, puis j’ai pleuré… J’ai ri, puis j’ai pleuré…

                  Douce cathédrale,

                  Héroïque alcôve,

Et crépuscule de toujours, et toujours râle,

Vaste et chétive danse mauve,

                  Navrante barcarolle

Des toutes dernières comédies

Qui n’ont plus de paroles…

                  D’autres mélodies,

Tes pierres qui m’appellent,

Archanges de la mort,

                  Encor, à l’infini, encor…

                  Me diront-elles ?

Des orgues, tout à coup, les funèbres blancheurs,

                  Mon âme ont libéré !

                  La joyeuse douleur !…

J’ai ri, puis j’ai pleuré… j’ai ri, puis j’ai pleuré…

Mais, se cognant aux murs qu’elle crée, quand elle aime,

Elle tourna sa volupté contre elle-même,

                  Et la voilà, dans la nef vide,

                          Danseuse avide

                          D’une ronde :

Le plus grand cauchemar du monde !

Seule, avec ses ombres, dans le ventre comique

D’un immense cheval logique,

                                   En bois,

Qui tourne, tourne, triste et froid.

                  Et si muet, si bon, si bon…

Digdondaine, digdondon ! Digdondaine, digdondon…

Je suis entré, alors, pathétique et pleurant,

Dans un des beaux donjons de la science sûre…

Mais leurs fixes idées, leur ironie si dure,

                  Ont tué tous mes chants !

Et quand je ne fus plus qu’une bête asservie

A leurs lâches bonheurs, blocs creux, mais éternels,

Je finis par tourner, géométrique et solennel,

Dans leur ronde naïve et leur foi assouvie !…

Mais ils n’ont pas voulu longtemps de moi…

Car, moi, je me voyais, car moi, je les voyais…

         Braves et bons chevaux de bois !

         Et leur musique m’angoissait !

J’ai ri, puis j’ai pleuré… j’ai ri, puis j’ai pleuré…

Et me voilà de çà de là, de çà de là, de çà de là…

         Et lon lon laire, et lon lon là !…

Ah ! ne pourriez-vous pas,

A prix des plus grandes tortures,

Bonne musique des chevaux de bois,

M’ouvrir une fissure,

Bonne musique des chevaux de bois,

Dans votre si tragique et infinie clôture ?

Ne le pourriez-vous pas ?

 

—–

 

22.   Vers les quatre heures du matin

 

Vers les quatre heures du matin,

Un vent d’avril et de bien loin…

A détaché un rideau blanc,

Qui s’en alla, très lent,

Par delà la Tamise…

Comme un adolescent joli,

Et comme Ophélie…

J’avais dix-huit années, si grises…

Je partis donc attendre,

A New York, dans une mansarde,

Tout pâle, et saoul, et tendre

  • Seul, là, c’était possible – un corbeau, le grand barde !

Les pensées, de la cendre…

La neige a été vaine…

Mes masques inutiles…

Il n’est jamais venu à mes pauvres persiennes,

Et c’était lui le Christ du véritable asile !

Quel est donc cet enfant

Qui regarde un gros livre illustré de voyage,

Dans cette cathédrale, aux lueurs du vitrage,

Comme un fou pétrifié dans l’angoisse du temps ?

 

—–

 

23.   Dans les mornes montagnes

 

Dans les mornes montagnes,

D’un île,

Un vieil âne très doux,

Devenu, soudain, génial,

S’en est allé,

L’autre nuit,

Enfin,

Pleurer sur les tombeaux !…

C’est pourquoi,

Derrière les fenêtres

De la maison, toute blanche,

On a vu des cuisses nerveuses,

S’entr’ouvrir,

Et bailler,

En une volupté cynique,

Et rire aussi,

Comme mille cloches d’argent,

Au chant du rossignol, dans les sapins,

Et aux pics neigeux !…

Ah ! que les chevaux barbares

Emportent mon traineau

Sur la steppe la plus métaphysique…

Et que ses loups dévorent

Mon visage d’ange sans Dieu,

– Le plus beau des Anges –

Et s’entr’arrachent

Mes nerfs,

A qui l’éternité, seule, manque,

Pour être divins !…

 

—–

 

24. Le clair de lune, froid

 

Le clair de lune, froid,

Pleure sur moi :

Le clair de lune, là,

Le long des rues, tout bas…

Pourquoi ?

Hier soir, le long mur sombre

Priait, si doux, parmi feuilles mortes et vent,

Priait, pour moi…

L’étrange chant !

Pourquoi ?

Ces fleurs que tu m’apportes

Sentent le cimetière…

Comme elles grincent, les portes !…

Que barbare et malade cette lumière

Des aubes… de tout çà !…

Pourquoi ?

 

—–

 

25.   Personne, hormis toi, douce pluie

 

Personne, hormis toi, douce pluie…

Allons, sous toi, et dans la nuit !…

Mes faibles jambes, ô tristesse,

Porteront toute ta tendresse…

La douleur fine du printemps

Prendra tes rêves doucement…

Si je pouvais m’annihiler

En ta douceur, et m’en aller…

Tiède, aérienne pluie !…

Allons, sous toi, et dans la nuit…

Par les rues désertes, peut-être,

Auras-tu, des noires fenêtres,

Peur ?… Et quand les coups chanteront,

Pleureras-tu, mon cœur ?… Allons !…

Personne, hormis toi, douce pluie…

Allons, sous toi, et dans la nuit…

 

—–

 

26.   Le violon chantait

 

Le violon chantait,

Comme du sang !

La nuit, la neige était,

Sous le doux vent,

L’âme d’une pendue

Jolie et blême…

Il n’est qu’un mort pendu,

Lui, lui qui aime !…

Et le matin, l’azur

Léger et beau,

C’est le morne cœur pur

D’un vierge sot…

Oh, cloches des églises,

Vrais juifs errants,

Racontez-nous la bise,

Nous, vos enfants !…

Les arbres rencontrés,

Même les pierres.

Tels des hommes, aimaient…

Drôle pierre !

Les flots, les mers ne sont

Qu’humanité !…

Apre marin, allons,

Pardon, pitié !

Allons, allons !…

 

—–

 

27.   Il voyait l’univers

 

Il voyait l’univers

Par la plante des pieds et l’amour de l’asphalte !

                  Il s’en allait, toujours,

                  Sans rêve, sans idée,

                  Donc, sans arrêt,

Comme un vent qui serait la lumière berceuse des vitrines !

                  Ses cheveux, riches, sur son crâne,

                  Etaient les saules pleureurs

D’un vaste couvent blanc et fou

         Qui existe, peut-être…

Poussés sur des tombeaux

         Absolument vides…

Ses paroles, belles, étaient

Le masque des bonnes gens

Qui vont et viennent…

Ses larmes : chiens perdus, hagards,

         Encore que bien rares…

Ses cris : des réverbères et des malades !

La mort et la vie,

Etaient, pour lui,

Les deux roues

D’une bicyclette,

L’intelligence : un sergent de ville… un point, c’est tout.

                  Et sa chanson unique et âpre :

         Se faire divinement ignorer par le monde !…

         Et puis, enfin, en guise de mépris céleste,

                          La foi qu’il est !

                                   ENVOI

Princes et princesses, buvez toujours le lied,

         Réfléchissez beaucoup, dansez…

Vous ne serez jamais que des fauteuils ou des grands’routes…

Quant à moi, j’oublierai doucement de dormir.

 

—–

 

28.   Enfin, cœur

 

Enfin, te voilà, cœur, enfin,

Te voilà donc aux abattoirs !

J’ai suivi ta secrète faim,

Afin de te voir, là, te voir…

Que j’ai creusé dans ton grand rêve !

Et te voici devant le sang !…

Ces bourreaux, ces vives chairs : sève

De ton ciel bleu… vois, vois, et sens !…

Mais tu es là, tordu, hagard…

Ta pitié, pauvre corbillard

Doux, blanc… t’épouvante !… ô !… qu’es-tu ?

Ah ! dis cœur, dis, que cherches-tu ?

 

—–

 

29.   Je ne veux plus porter

 

Je ne veux plus porter que des chaussettes blanches :

Toute ma pureté sera donc dans mes pieds !…

Et j’aurai les chemins, j’aurai les avalanches,

                  Et les amis, et les relais !…

Je ne veux plus porter que des caleçons rouges :

Ma belle chair sera de la métaphysique…

Et j’aurai l’anarchie, et un ventre de gouge,

                  Comme toute musique !

Je ne veux plus porter que de grands chapeaux noirs :

Mes visages seront des grimaces de femmes…

J’aurai l’amour de Dieu, et les gloires infâmes,

                  Et tous vos désespoirs !

                          ENVOI

O prince, écoutez-moi : choisissez vos costumes !…

J’ai rencontré Hamlet, et j’ai connu la mort…

Il paraît que rien n’est, en dehors de la brume…

Et soyez le danseur de l’infini qui dort !…

 

—–

 

30.   J’ai ouvert un bistro

 

J’ai ouvert un bistro, et mille succursales,

Où l‘on peut boire, à l’œil, de la neurasthénie

Pour grands bourgeois en mal d’élégance infernale

Et pour Césars créant la légende bénie !

J’ai ouvert un bistro de paroles nouvelles…

Accourez, c’est à l’œil ! De la fraiche folie

Pour sots voleurs de songe, et bancaires manuelles,

Et pour chercheurs de faits : lourds enfants d’Ophélie !

J’ai ouvert un bistro, et mille succursales !…

A toute heure, cercueils : ces moules marinières,

Et sandwichs au cerveau d’hypocrites vestales,

Et les bons biscuits secs des réflexions dernières !

J’ai ouvert un bistro de paroles nouvelles !

Accourez, c’est à l’œil ! Et ne craignez donc rien !

Car je vous jetterai, saoul-morts, dans la ruelle…

Chiens !

 

—–

 

31.   La vie tout près de moi

 

La vie, tout près de moi,

M’ouvre un noir parapluie…

Et j’ai si peur de lui,

Je ne sais pas pourquoi !…

Il me poursuit toujours…

Le soir est sec, pourtant !

Que veux-tu, dans le vent,

Si morne, froid, et lourd ?

Arrière, ou je te prends

A la gorge, ombre qui le porte !…

Se peut-il ?… O, comprends !

Je suis ce pont, sur cette eau morte !

 

—–

 

32.   Je reconnais enfin

Je reconnais, enfin, que le monde commence

Avec moi !

Donc, alcool de la foi, banquise des substances,

Gloire à toi !

Hurle en mon hôpital : ce vieux bateau polaire…

Ma chemise de force est la révolte blême !…

Et c’est moi ce sang, seul, sur les glaces sorcières…

D’hypothèses jongleur et dompteur de systèmes !…

Destin, n’as tu pas peur de mes ongles morbides ?…

Quels sont tes cauchemars, entendant les grenouilles

De mon sanguin marais de cellules fétides,

Dont les religions te triturent, te fouillent ?

Donc serre, épouvantablement,

De ma révolte blême, ô, chemise de force !

Et vous, mépris incandescents,

Creusez toujours, en vain, la glaciaire écorce !

Seules ! immenses toiles grises,

Quel claquement triste et falot

Sous tous ces vents qui s’éternisent !…

Où est la coque ? Où sont les flots ?

 

—–

 

33.   Quand vous irez mourir

 

Quand vous irez mourir, je m’en irai parler…

Quand vous irez parler, je m’en irai mourir…

De sorte que, vous tous, vrai, vous m’embarrassez :

La parole ou la mort, et c’est tout ! ô, Désir !…

 

 

 

 

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